Je ne sais pas l'Algérie. Je sais - mal - la colonisation, du moins ce qu'en disent les livres, les images, celles des battus au sang, des peaux brûlées par autre chose que le soleil, la fumée crachée et l'os rompu. Je ne sais pas l'exil, le départ forcé, l'abandon. Je sais - juste - la rage de l'injustice, qui ne se partage pas. Je sais - de loin, de très loin - le passé, l'année 1962, le soulèvement final des invisibles, la panique des installés depuis tant et tant, et les bateaux lestés de meubles comme un cargo de colères...Je ne sais pas Alger, ses ruelles où se déhanchent des ânes, ses côtoiements et ses évitements, et sa mer quittée par de prétendus ancêtres pour un presque toujours. Je sais en revanche les propos âcres et comme noircis au charbon des pieds-noirs, leurs allusions rouillées, tout ce fastidieux rituel de la nostalgérie où clapotent l'amertume et quelque chose de moins suave. Je ne sais pas la famille, pas vraiment - moule brisé, vase fêlé, d'où coule , pire que le sang, le vin, le rouge qui ne sait que tacher, et qui draine jour après jour, nuit après nuit, son coupable cortège d'outrages. Je ne sais pas l'arabe, rien de ses signes, de ses sens, de sa gorge. Je sais la coupure, le rejet, le déni... Je sais - peut-être - pourquoi je ne sais pas, n'ai pas voulu - longtemps - savoir. Je ne sais pas l'héritage, la transmission, mais je sais le poids de leur ombre, la ténacité des choses tues. Je sais le racisme, les mots "bougnoul" et "bicot", parce qu'entendus, reçus, et ne sachant qu'en faire, les rapportant à la maison, les posant au pied des parents, et la gêne, avec en retour un autre mot, "pied-noir", qui me semblait alors l'équivalent de "mains sales.
Mais surtout, cette maison s'inscrivait dans un vaste projet : célébrer le centenaire de l'Algérie française. Oui, il importait alors de rappeler qu'un certain 13 juin 1830 les troupes du général Berthezène avaient débarqué sur la plage de Sidi-Ferruch, en même temps qu'accostaient cent bâtiments de la marine et quatre cents navires de commerce. Quelques jours et milliers d'exactions plus tard, on faisait signer au bey d'Alger un acte de reddition. Voilà pourquoi - afin de signifier au monde, et en particulier aux indigènes anonymes qui après avoir enduré Espagnols puis Ottomans avaient vu leur population diminuée d'un tiers à force de razzias, de massacres et d'enfumades, combien la France, dans sa grandeur, s'était montrée généreuse en annexant leur sol et en investissant hommes et richesses pour faire de leurs trois provinces trois départements français quoique sahariens - voilà pourquoi un comité de propagande fut monté de toute pièces tel un obscène gâteau de noces afin d'organiser comme il se doit une liesse coloniale sans précédent...
J'ai compris, mais un peu tard, qu'une maison est un lieu oû l'on attend quelqu'un. On reste là devant le portail.....pendant ce temps, la maison dépérit doucement, et avec elle, les souvenirs qu'elle distillait au quotidien.
Je n'ai rien à faire dans cette maison et pourtant j'y suis, je l'arpente, la mesure....
Tissée sur le métier d’un songe néomauresque, enrichie par la chair même des ruines de la basse Casbah, elle offre au seul ciel la vision de sa cour intérieure – wast ed-dar – que protègent d’on ne sait quoi des arcades ogivales disposées en portiques, abouchées à quelques chambres aveugles.
Située en marge de la Casbah, sur une place portant naguère le nom de place d’Estrées, la Maison indigène laisse passer les révolutions, celles des astres comme celles des hommes, peu lui importe, car quels que soient ses maîtres elle rafraîchira leur couche, et s’il faut brûler elle brûlera.
Ci-gît une maison blanche dont le cœur à ciel ouvert laisse résonner autre chose que des pas. Où personne n’a jamais vécu mais que chacun ou presque peut hanter.
Les visages qu'on s'efforce de recomposer dans la mémoire restent à jamais impurs, il s'y agrège toujours des photos ou des souvenirs de photos.
Ébauche du père? Recherche du père? Je dirais plutôt recollement. une façon d'inventaire, le passage en revue d'une masse de bric cru et de broc saignant qui me permettrait d'imaginer mon père sous la forme d'une collection, sinon finie, du moins suffisante. Archives du père: incomplètes, bien sûr, lacunaires comme il se doit, toutes en trouées fictives par où lorgner, l’œil interprétant déjà ce qu'il guette, guettant encore et encore ce qu'il saura interpréter.
La généalogie est friande d'analogies et gourmande d'illusions, elle se gave de tout ce qui peut l’étoffer, et les branches, à force de croiser le fleuret avec des branches voisines, se découvrent généreuses de leur sève.
(...) rechercher, ébaucher: ce soit là les deux temps de l'écriture. Ce que l'on ne connait pas relève de la fiction. Ceux que l'on ne connait pas aspirent à la fiction, ou du moins en réclament en sourdine les avantages. Mais il ne suffit pas de se retourner pour voir ce qui est derrière soi, non, ce serait trop facile, et je suppose qu'un jour arrive où l'on doit apprendre à défroisser sa propre vie, à en lisser les plis, car c'est n'en dotons pas dans ses tracés confus qu'est inscrit, souvent illisible, non pas le faux mystère de soi, mais le souvenir perdu de tant de gestes, là que se sont accumulés les signes de l'impossible transmission.