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Critique de Bouteyalamer


Les Guayaki sont des indiens à la peau claire de la forêt paraguayenne, décrits par les missions jésuites au 18ème siècle à l'époque où ils pratiquaient l'agriculture, connaissance qu'ils ont perdue depuis. Ce sont des chasseurs-cueilleurs qui vivent principalement du gibier – l'aliment valorisé –, de la pulpe du palmito, du miel sauvage, de larves et de fruits cueillis par les femmes. Ils ont trois sortes de prédateurs : les jaguars, les Guaranis et les blancs. Ils se nomment eux-mêmes les Aché (« les gens »), le terme Guayaki (« rats enragés ») étant l'appellation que leur donnent les Guaranis. Dans les derniers siècles, les Guaranis puis les blancs ont repoussés les Aché loin dans la forêt primaire où ils survivaient par petits groupes.

Clastres arrive en 1963 à Arroyo Moroti où une tribu Aché qui a capitulé en 1959 est devenue semi-nomade sous la protection de Léon Cadogan, un blanc qui a fait l'effort de parler leur langue et les fait travailler dans ses jardins en échange de sa protection. Clastres décrit leur vie, leurs croyances et, annonce-t-il, leur refus de l'état. Il est conscient d'observer une culture crépusculaire, citant son aîné Alfred Métraux : « Pour pouvoir étudier une société primitive, il faut qu'elle soit déjà un peu pourrie » (page 76).

Le livre commence par la scène intime d'une naissance dont l'ethnologue décrit les rites et en infère une genèse. Il observe ensuite l'initiation des adolescents mâles (pose du labret, exposition à la colère feinte des adultes, fabrication de l'arc) qui ouvre le droit de séduire les femmes ; leur soumission à de nouveaux rites (profondes scarifications dorsales) des années plus tard, qui leur donne le droit de se marier ; les rites qui suivent les premières règles des adolescentes (purification de la fille et de ses amants [ou séducteurs ?]), suivie d'une flagellation et de scarifications ventrales) ; les relations entre générations et entre parents, marquées par de nombreux tabous ; les combats rituels entre chasseurs qui n'entraînent pas en principe de mort d'homme; l'euthanasie des anciens qui ne peuvent plus marcher ; l'avortement ou l'infanticide en période de migration ou de disette ; enfin les vengeances rituelles contre le sort: on tue les enfants pour venger symboliquement et accompagner les pères morts dans la force de l'âge, et plus précisément les fillettes pour épargner les futurs chasseurs, d'où un déficit de femmes qui impose la polyandrie et entraîne l'extinction démographique de la tribu ; et enfin la persistance du cannibalisme.

Clastres écrit qu'à son arrivée chez les Aché « Je m'attendais, excitation délicieuse [sic], à me trouver au milieu d'une tribu cannibale. Déception… Ils ne l'étaient pas » (page 252). Ce n'est qu'à la fin d'un séjour d'un an qu'il apprend, par le bavardage d'une vieille femme, que les Aché pratiquent un endo-cannibalisme des morts. Une fois le secret éventé - un secret visant l'employeur paraguayen et volontiers partagé avec le blanc qui cohabite avec les Aché - les langues se délient. On mange les morts, tous les morts, pour le goût de la chair humaine, pour écarter l'angoisse de la mort, et pour neutraliser l'âme du défunt dont le retour serait dangereux pour les vivants.

La cohésion sociale des tribus Aché tient au partage obligé des produits de la chasse : « Un homme en effet ne consomme jamais son propre gibier : tel est la loi qui règle, chez les Aché, la répartition de la nourriture. Je tue un animal, mon épouse le découpe, car cela m'est interdit. Elle conserve pour elle-même et les enfants quelques morceaux, et le reste est distribué aux compagnons : d'abord à la parenté, frères et beaux-frères, puis aux autres » (p 231). Les chasseurs redoutent le pane, le mauvais sort qui fait fuir ou manquer le gibier : « Si l'origine du pane est parfois mystérieuse, en d'autres circonstances on peut lui assigner en toute certitude sa cause. L'une, si fatale que nul ne songerait un instant à jouer avec le feu, c'est l'acte de consommer son propre gibier, c'est le refus de l'échange » (p 232).

L'éthique que Clastres attribue aux Aché reprend un schéma hellénique : « Cela aussi est enseigné au kybuchu (adolescent qui accompagne son père à la chasse) : vivre de la forêt en évitant la démesure, respecter le monde qui est un pour le conserver généreux » (page 128). « Là-même gît le secret, et le savoir qu'en ont les Indiens : l'excès, la démesure sans cesse tentent d'altérer le mouvement des choses, et la tâche des hommes, c'est d'oeuvrer à empêcher cela, c'est de garantir la vie collective contre le désordre » (page 137). Projection d'une culture classique ?

Quant à « Une société nomade contre l'état » sous-titre de l'ouvrage, on n'en trouve pas la preuve ni même l'étude, le mot « état » ne figurant pas dans les Chroniques. Certes le chef a une attribution modeste, non pas celle de décideur, mais celle de garant de l'information qui permet la décision : « [Les Aché] ne se considéraient comme réellement informés qu'à partir du moment où ils tenaient leur savoir de la bouche même de Jyvukugi [leur chef] : comme si sa parole seule pouvait garantir les valeurs et la vérité de tout autre discours » (page 84). Certes, Clastres relève que « le chef n'est point pour eux un homme qui domine les autres, un homme qui donne des ordres et à qui l'on obéit ; aucun Indien n'accepterait cela, et la plupart des tribus sud-américaines ont préféré choisir la mort et la disparition plutôt que de supporter l'oppression des blancs », mais Jyvukugi n'est pas un blanc. Clastres poursuit : « Les Guayaki, voués à la même philosophie politique « sauvage », séparaient radicalement le pouvoir et la violence : pour prouver qu'il était digne d'être chef, Jyvukugi devait démontrer qu'à la différence du Paraguayen il n'exerçait pas son autorité moyennant la coercition, mais qu'au contraire il la déployait dans ce qui est le plus opposé à la violence, dans l'élément du discours, dans la parole ». Léon Cadogan, le paraguayen qui exploite une main d'oeuvre gratuite en échange d'une protection par les armes contre les Guaranis est une figure du tyran, mais ce n'est pas le chef des Aché. On sait depuis l'antiquité que la tyrannie n'est pas la seule forme de l'état. le canon politique de la société Aché ne peut être approché qu'avec de grandes réserves, car cette société est en cours de destruction. Il est probable que Clastres, libertaire convaincu, travaillait à son livre le plus célèbre, « La société contre l'Etat » (1974), quand il achevait la Chronique.
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