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EAN : 9782070417766
336 pages
Gallimard (04/10/2000)
3.79/5   35 notes
Résumé :
« De L'Oiseau noir dans le soleil levant, Claudel disait "qu'il forme diptyque avec Connaissance de l'Est". Sans doute songeait-il surtout, en rapprochant ces deux textes, à leur "sujet", à cette double découverte de l'Orient qui leur donne en effet une apparente unité. De l'un à l'autre des passages se font ; le Japon est au cœur de Connaissance de l'Est avec les poèmes qui évoquent le voyage de 1898 et les souvenirs de Chine affleurent aisément dans L'Oiseau noir.... >Voir plus
Que lire après Connaissance de l'Est - L'Oiseau noir dans le soleil levantVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (2) Ajouter une critique
"Connaissance de l'Est" est un beau livre de sagesse. La logique cartésienne n'y est pour rien. Entre 1895 et 1927 Claudel a passé plus que vingt ans en Chine et au Japon dans les services diplomatiques françaises. Claudel a absolu adoré tous les aspects de la culture de l'Est: la peinture, la sculpture, la littérature et la musique de l'Orient.
Aux yeux de Claudel la culture, la religion et les nations de l'Occident sont basés sur une mentalité de rempart. Les églises de l'Ouest sont es châteaux-fort contre le monde du péché. Les temples de l'Est sont des lieux où Dieu, les hommes et la nature se mêlent:
"Le lieu religieux ici (la Pagode) n'enferme pas, comme en Europe, unique et clos, le mystère d'une foi et d'un dogme circonscrits. Sa fonction n'est pas de défendre contre les apparences extérieures l'absolu; il établit un certain milieu et, suspendu en quelque sorte au ciel, l'édifice mêle toute la nature à l'offrande qu'il constitue." pp. (3-4)
L'écriture de l'Occident revendique l'autonomie. Celle de l'Est cherche l'inclusion.
"La lettre romaine a eu pour principe la ligne verticale; le caractère chinois parait avoir l'horizontales come trait essentiel. La lettre d'un impérieux jambage affirme que la chose est telle; le caractère est la chose entière qu'il signifie." (p. 58)
Les pays de Occidents sont des forteresses qui résistent aux ennemis. La Chine est un océan qui les submergent:
"La Chine ne s'est pas comme l'Europe élaborée en compartiment; nulles frontières, nuls organismes particuliers n'opposaient dans l'immensité de son aire de résistance à la propagation des ondes humaines. Et c'est pourquoi, impuissante come la mer à prévoir ses agitations, cette nation, qui ne se sauvé par sa plasticité - comme la nature un caractère antique et provisoire, délabré, hasardeux, lacunaire. le présente comporte toujours la réserve du futur et du passé." (pp. 132-133)
Les artistes de l'Occident veulent se faire valoir contre la nature. Ceux de l'Orient veulent le servir:
"L'artiste européen copie la nature selon le sentiment qu'il en a, le Japonais l'imite selon les moyens qu'il lui emprunte; l'un s'exprime et l'autre l'exprime; l'un ouvrage, l'autre mime; l'un peint, l'autre compose; l'est un étudiant, l'autre, dans un sens, un maitre." (pp. 154-155)
Paul Claudel Il est venu à connaitre le Japon et la Chine comme très peu d'Occidentaux. Ironiquement, il n'avait rien prévu des grands changements qui s'en venaient. Les cultures millénaires de l'Est qu'il aimait tant étaient dans leurs crépuscules quand il a fait leur connaissances. Mort en 1955, Claudel a vécu assez longtemps pour les voir disparaitre. Mao a pris moins de 15 ans pour éradiquer la veille culture chinoise. Au Japon la culture a fait une transformation rapide en parallèle le progrès technologique et économique. Pourtant le fait que Claudel a mal prévu l'avenir de l'Est n'enlève rien au fait qu'il a exprimé de façon très éloquente de son amour pour cette région dans ce petit bouquin.
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Il était temps de m'y replonger le temps d'une petite halte : direction la Chine, allons façon Claudel « faire connaissance », découvrir les paysages avec une certaine sensualité , tour à tour sous forme de descriptions ou de petits récits qui doivent faire sens et s'offrent au regard. La typologie est éclairante à ce propos, les blancs et longueurs contrôlés tout en gardant leur impétuosité…
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Citations et extraits (100) Voir plus Ajouter une citation
LE PIN

L’arbre seul, dans la nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme.

Mais un homme se tient debout dans son propre équilibre, et les deux bras qui pendent, dociles, au long de son corps, sont extérieurs à son unité. L’arbre s’exhausse par un effort, et cependant qu’il s’attache à la terre par la prise collective de ses racines, les membres multiples et divergents, atténués jusqu’au tissu fragile et sensible des feuilles, par où il va chercher dans l’air même et la lumière son point d’appui, constituent non seulement son geste, mais son acte essentiel et la condition de sa stature.

La famille des conifères accuse un caractère propre. J’y aperçois non pas une ramification du tronc dans ses branches, mais leur articulation sur une tige qui demeure unique et distincte, et s’exténue en s’effilant. De quoi le sapin s’offre pour un type avec l’intersection symétrique de ses bois, et dont le schéma essentiel serait une droite coupée de perpendiculaires échelonnées.

Ce type comporte, suivant les différentes régions de l’univers, des variations multiples. La plus intéressante est celle de ces pins que j’ai étudiés au Japon.

Plutôt que la rigidité propre du bois, le tronc fait paraître une élasticité charnue. Sous l’effort du gras cylindre de fibres qu’elle enserre, la gaîne éclate, et l’écorce rude, divisée en écailles pentagonales par de profondes fissures d’où suinte abondamment la résine, s’exfolie en fortes couches. Et si, par la souplesse d’un corps comme désossé, la tige cède aux actions extérieures qui, violentes, l’assaillent, ou, ambiantes, la sollicitent, elle résiste par une énergie propre, et le drame inscrit au dessin tourmenté de ces axes est celui du combat pathétique de l’Arbre.

Tels, le long de la vieille route tragique du Tokkaido, j’ai vu les pins soutenir leur lutte contre les Puissances de l’air. En vain le vent de l’Océan les couche : agriffé de toutes ses racines au sol pierreux, l’arbre invincible se tord, se retourne sur lui-même, et comme un homme arc-bouté sur le système contrarié de sa quadruple articulation, il fait tête, et des membres que de tous côtés il allonge et replie, il semble s’accrocher à l’antagoniste, se rétablir, se redresser sous l’assaut polymorphe du monstre qui l’accable. Au long de cette plage solennelle, j’ai, ce sombre soir, passé en revue la rangée héroïque et inspecté toutes les péripéties de la bataille. L’un s’abat à la renverse et tend vers le ciel la panoplie monstrueuse de hallebardes et d’écus qu’il brandit à ses poings d’hécatonchire ; un autre, plein de plaies, mutilé comme à coups de poutre, et qui hérisse de tous côtés des échardes et des moignons, lutte encore et agite quelques faibles rameaux ; un autre, qui semble du dos se maintenir contre la poussée, se rassoit sur le puissant contrefort de sa cuisse roidie ; et enfin j’ai vu les géants et les princes, qui, massifs, cambrés sur leurs reins musculeux, de l’effort géminé de leurs bras herculéens maintiennent d’un côté et de l’autre l’ennemi tumultueux qui les bat.

Il me reste à parler du feuillage.

Si, considérant les espèces qui se plaisent aux terres meubles, aux sols riches et gras, je les compare au pin, je découvre ces quatre caractères en elles : que la proportion de la feuille au bois est plus forte, que cette feuille est caduque, que, plate, elle offre un envers et un endroit, et enfin, que la frondaison, disposée sur les rameaux qui s’écartent en un point commun de la verticale, se compose en un bouquet unique. Le pin pousse dans des sols pierreux et secs ; par suite, l’absorption des éléments dont il se nourrit est moins immédiate et nécessite de sa part une élaboration plus forte et plus complète, une activité fonctionnelle plus grande, et, si je puis dire, plus personnelle. Obligé de prendre l’eau par mesure, il ne s’élargit point comme un calice. Celui-ci, que je vois, divise sa frondaison, écarte de tous côtés ses manipules ; au lieu de feuilles qui recueillent la pluie, ce sont des houppes de petits tubes qui plongent dans l’humidité ambiante et l’absorbent. Et c’est pourquoi, indépendant des saisons, sensible à des influences plus continues et plus subtiles, le pin montre un feuillage pérennel.

J’ai du coup expliqué son caractère aérien, suspendu, fragmentaire. Comme le pin prête aux lignes d’une contrée harmonieuse l’encadrement capricieux de ses bois, pour mieux rehausser le charmant éclat de la nature il porte sur tout la tache de ses touffes singulières : sur la gloire et la puissance de l’Océan bleu dans le soleil, sur les moissons, et interrompant le dessin des constellations ou l’aube, sur le ciel. Il incline ses terrasses au-dessous des buissons d’azalées en flammes jusqu’à la surface des lacs bleu de gentiane, ou par-dessus les murailles abruptes de la cité impériale, jusqu’à l’argent verdi d’herbe des canaux : et ce soir où je vis le Fuji comme un colosse et comme une vierge trôner dans les clartés de l’Infini, la houppe obscure d’un pin se juxtapose à la montagne couleur de tourterelle.
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Religion Du Signe.

Que d’autres découvrent dans la rangée des caractères chinois, ou une tête de mouton, ou des mains, les jambes d’un homme, le soleil qui se lève derrière un arbre. J’y poursuis pour ma part un lacs plus inextricable.
Toute écriture commence par le trait ou ligne, qui, un, dans sa continuité, est le signe pur de l’individu. Ou donc la ligne est horizontale, comme toute chose qui dans le seul parallélisme à son principe trouve une raison d’être suffisante ; ou, verticale comme l’arbre et l’homme, elle indique l’acte et pose l’affirmation ; ou, oblique, elle marque le mouvement et le sens. La lettre romaine a eu pour principe la ligne verticale; le caractère chinois paraît avoir l’horizontale comme trait essentiel. La lettre d’un impérieux jambage affirme que la chose est telle; le caractère est la chose tout entière qu’il signifie.
L’une et l’autre sont également des signes ; qu’on prenne, par exemple, les chiffres, l’une et l’autre en sont également les images abstraites. Mais la lettre est par essence analytique : tout mot qu’elle constitue est une énonciation successive d’affirmations que l’œil et la voix épellent ; à l’unité elle ajoute sur une même ligne l’unité, et le vocable précaire dans une continuelle variation se fait et se modifie. Le signe chinois développe, pour ainsi dire, le chiffre ; et, l’appliquant à la série des êtres, il en différencie indéfiniment le caractère. Le mot existe par la succession des lettres, le caractère par la proportion des traits. Et ne peut-on rêver que dans celui-ci la ligne horizontale indique, par exemple, l’espèce, la verticale, l’individu, les obliques dans leurs mouvements divers l’ensemble des propriétés et des énergies qui donnent au tout son sens, le point, suspendu dans le blanc, quelque rapport qu’il ne convient que de sous-entendre ? On peut donc voir dans le caractère chinois un être schématique, une personne scripturale, ayant, comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie.
Par là s’explique cette piété des Chinois à l’écriture; on incinère avec respect le plus humble papier que marque le mystérieux vestige. Le signe est un être, et, de ce fait qu’il est général, il devient sacré. La représentation de l’idée en est ici, en quelque sorte, l’idole. Telle est la base de cette religion scripturale qui est particulière à la Chine. Hier j’ai visité un temple Confucianiste.
Il se trouve dans un quartier solitaire où tout sent la désertion et la chute. Dans le silence et les solennelles ardeurs du soleil de trois heures, nous suivons la rue sinueuse. Notre entrée ne sera point par la grande porte dont les vantaux ont pourri dans leur fermeture: que la haute stèle marquée de l’officielle inscription bilingue garde le seuil âgé! Une femme courte, râblée comme un cochon, nous ouvre des passages latéraux et d’un pied qui sonne nous pénétrons dans l’enclos désert.
Par les proportions de sa cour et des péristyles qui l’encadrent, par les larges entrecolonnements et les lignes horizontales de sa façade, par la répétition de ses deux énormes toits, qui d’un mouvement un relèvent ensemble leur noire et puissante volute, par la disposition symétrique des deux petits pavillons qui le précèdent et qui au sévère ensemble ajoutent l’agrément grotesque de leurs chapeaux octogones, l’édifice, appliquant les seules lois essentielles de l’architecture, a l’aspect savant de l’évidence, la beauté, pour tout dire, classique, due à une observation exquise de la règle.
Le temple se compose de deux parties. Je suppose que les allées hypoethrales avec la rangée des tablettes, chacune précédée de l’étroit et long autel de pierre, qui en occupent la paroi, offrent à une révérence rapide la série extérieure des préceptes. Mais levant le pied pour franchir le seuil barré au pas, nous pénétrons dans l’ombre du sanctuaire.
La salle vaste et haute a l’air, comme du fait d’une présence occulte, plus vide, et le silence, avec le voile de l’obscurité, l’occupe. Point d’ornements, point de statues. De chaque côté de la halle, nous distinguons, entre leurs rideaux, de grandes inscriptions, et, au devant, des autels. Mais au milieu du temple, précédés de cinq monumentales pièces de pierre, trois vases et deux chandeliers, sous un édifice d’or, baldaquin ou tabernacle, qui l’encadre de ses ouvertures successives, sur une stèle verticale sont inscrits quatre caractères.
L’écriture a ceci de mystérieux qu’elle parle. Nul moment n’en marque la durée, ici nulle position, le commencement du signe sans âge : il n’est bouche qui le profère. Il existe, et l’assistant face à face considère le nom lisible.
Énonciation avec profondeur dans le reculement des ors assombris du baldaquin, le signe entre les deux colonnes que revêt l’enroulement mystique du dragon, signifie son propre silence.
L’immense salle rouge imite la couleur de l’obscurité, et ses piliers sont revêtus d’une laque écarlate. Seuls, au milieu du temple, devant le sacré mot, deux fûts de granit blanc semblent des témoins, et la nudité même, religieuse et abstraite, du lieu.
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Jardins.

Il est trois heures et demie. Deuil blanc: le ciel est comme offusqué d’un
linge. L’air est humide et cru.

J’entre dans la cité. Je cherche les jardins.

Je marche dans un jus noir. Le long de la tranchée dont je suis le bord
croulant, l’odeur est si forte qu’elle est comme explosive. Cela sent l’huile,
l’ail, la graisse, la crasse, l’opium, l’urine, l’excrément et la tripaille.
Chaussés d’épais cothurnes ou de sandales de paille, coiffés du long capuce du
foumao ou de la calotte de feutre, emmanchés de caleçons et de jambières de
toile ou de soie, je marche au milieu de gens à l’air hilare et naïf.

Le mur serpente et ondule, et sa crête, avec son arrangement de briques et de
tuiles à jour, imite le dos et le corps d’un dragon qui rampe; une façon, dans
un flot de fumée qui boucle, de tête le termine. -C’est ici. Je heurte
mystérieusement à une petite porte noire: on ouvre. Sous des toits surplombants,
je traverse une suite de vestibules et d’étroits corridors. Me voici dans le
lieu étrange.

C’est un jardin de pierres. -Comme les anciens dessinateurs italiens et
français, les Chinois ont compris qu’un jardin, du fait de sa clôture, devait se
suffire à lui-même, se composer dans toutes ses parties. Ainsi la nature
s’accommode singulièrement à notre esprit, et, par un accord subtil, le maître
se sent, où qu’il porte son oeil, chez lui. De même qu’un paysage n’est pas
constitué par de l’herbe et par la couleur des feuillages, mais par l’accord de
ses lignes et le mouvement de ses terrains, les Chinois construisent leurs
jardins à la lettre, avec des pierres. Ils sculptent au lieu de peindre.
Susceptible d’élévations et de profondeurs, de contours et de reliefs, par la
variété de ses plans et de ses aspects, la pierre leur a semblé plus docile et
plus propre que le végétal, réduit à son rôle naturel de décoration et
d’ornement, à créer le site humain. La nature elle-même a préparé les matériaux,
suivant que la main du temps, la gelée, la pluie, use, travaille la roche, la
fore, l’entaille, la fouille d’un doigt profond. Visages, animaux, ossatures,
mains, conques, torses sans tête, pétrifications comme d’un morceau de foule
figée, mélangée de feuillages et de poissons, l’art chinois se saisit de ces
objets étranges, les imite, les dispose avec une subtile industrie.

Le lieu ici représente un mont fendu par un précipice et auquel des rampes
abruptes donnent accès. Son pied baigne dans un petit lac que recouvre à demi
une peau verte et dont un pont en zigzag complète le cadre biais. Assise sur des
pilotis de granit rose, la maison-de-thé mire dans le vert-noir du bassin ses
doubles toits triomphaux, qui, comme des ailes qui se déploient, paraissent la
lever de terre. Là-bas, fichés tout droit dans le sol comme des chandeliers de
fer, des arbres dépouillés barrent le ciel, dominent le jardin de leurs statures
géantes. Je m’engage parmi les pierres, et par un long labyrinthe dont les
lacets et les retours, les montées et les évasions, amplifient, multiplient la
scène, imitent autour du lac et de la montagne la circulation de la rêverie,
j’atteins le kiosque du sommet. Le jardin paraît creux au-dessous de moi comme
une vallée, plein de temples et de pavillons, et au milieu des arbres apparaît
le poème des toits.

Il en est de hauts et de bas, de simples et de multiples, d’allongés comme des
frontons, de turgides comme des sonnettes. Ils sont surmontés de frises
historiées, décorés de scolopendres et de poissons: la cime arbore à
l’intersection ultime de ses arêtes, -cerf, cigogne, autel, vase ou grenade
ailée, -emblème. Les toitures dont les coins remontent, comme des bras on relève
une robe trop ample, ont des blancheurs grasses de craie, de noirs de suie
jaunâtres et mats. L’air est vert, comme lorsqu’on regarde au travers d’une
vieille vitre.

L’autre versant nous met face au grand Pavillon, et la descente qui lentement me
ramène vers le lac par des marches irrégulières gradue d’autres surprises. A
l’issue d’un couloir, je vois les cinq ou six cornes du toit dont le corps m’est
dérobé pointer en désordre contre le ciel. Rien ne peint le jet ivre de ces
proues fées, la fière élégance de ces pédoncules fleuris qui dirigent
obliquement vers la nue chagrine un lys. Pourvue de cette fleur, la forte
membrure se relève comme une branche qu’on lâche.

J’ai atteint le bord de l’étang, dont les tiges des lotus morts traversent l’eau
immobile. Le silence est profond comme dans un carrefour de forêt l’hiver.

Ce lieu harmonieux fut construit pour le plaisir des membres du « Syndicat du
commerce des haricots et du riz », qui, sans doute, par les nuits de printemps,
y viennent boire le thé en regardant briller le bord inférieur de la lune.

L’autre jardin est plus singulier.

Il faisait presque nuit, quand, pénétrant dans l’enclos carré, je le vis jusqu’à
ses murs rempli par un vaste paysage. Qu’on se figure un charriement de rochers,
un chaos, une mêlée de blocs culbutés, entassés là par une mer en débâcle, une
vue sur une région de colère, campagne blême telle qu’une cervelle divisée de
fissures entre-croisées. Les Chinois font des écorchés de paysages. Inexplicable
comme la nature, ce petit coin paraissait vaste et complexe comme elle. Du
milieu de ces rocailles s’élevait un pin noir et tors; la minceur de sa tige, la
couleur de ses houppes hérissées, la violente dislocation de ses axes, la
disproportion de cet arbre unique avec le pays fictif qu’il domine, -tel qu’un
dragon qui, fusant de la terre comme une fumée, se bat dans le vent et la nuée,
-mettaient ce lieu hors de tout, le constituaient grotesque et fantastique. Des
feuillages funéraires, çà et là, ifs, thuyas, de leurs noirs vigoureux,
animaient ce bouleversement. Saisi d’étonnement, je considérais ce document de
mélancolie. Et du milieu de l’enclos, comme un monstre, un grand rocher se
dressait dans la basse ombre du crépuscule comme un thème de rêverie et
d’énigme.
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Çà Et Là.

Dans la rue de Nihon bashi, à côté des marchands de livres et de lanternes, de
broderies et de bronzes, ou vend des sites au détail, et je marchande dans mon
esprit, studieux badaud du fantastique étalage, des fragments de monde. Ces lois
délicieuses par où les traits d’un paysage se composent comme ceux d’une
physionomie, l’artiste s’en est rendu subtilement le maître; au lieu de copier
la nature, il l’imite, et des éléments mêmes qu’il lui emprunte, comme une règle
est décelée par l’exemple, il construit ses contrefaçons, exactes comme la
vision et réduites comme l’image. Tous les modèles, par exemple, de pins sont
offerts à mon choix, et selon leur position dans le pot ils expriment l’étendue
du territoire que leur taille mesure, proportionnelle. Voici la rizière au
printemps; au loin la colline frangée d’arbres (ce sont des mousses). Voici la
mer avec ses archipels et ses caps; par l’artifice de deux pierres, l’une noire,
l’autre rouge et comme usée et poreuse, on a représenté deux îles accouplées par
le point de vue, et dont le seul soleil couchant, par la différence des
colorations, accuse les distances diverses; même les chatoiements de la couche
versicolore sont joués par ce lit de cailloux bigarrés que recouvre le contenu
de deux carafes.


-Or, pour que j’insiste sur ma pensée.

L’artiste européen copie la nature selon le sentiment qu’il en a, le Japonais
l’imite selon les moyens qu’il lui emprunte; l’un s’exprime et l’autre
l’exprime; l’un ouvrage, l’autre mime; l’un peint, l’autre compose; l’un est un
étudiant, l’autre, dans un sens, un maître ; l’un reproduit dans son détail le
spectacle qu’il envisage d’un oeil probe et subtil; l’autre dégage d’un
clignement d’oeil la loi, et, dans la liberté de sa fantaisie, l’applique avec
une concision scripturale.

L’inspirateur premier de l’artiste est, ici, la matière sur laquelle il exerce
sa main. Il en consulte avec bonne humeur les vertus intrinsèques, la teinte et,
s’appropriant l’âme de la chose brute, il s’en institue l’interprète. De tout le
conte qu’il lui fait dire, il n’exprime que les traits essentiels et
significatifs, et laisse au seul papier à peine accentué çà et là par des
indications furtives, le soin de taire toute l'infinie complexité qu’une touche
vigoureuse et charmante implique encore plus qu’elle ne sous-entend. C’est le
jeu dans la certitude, c’est le caprice dans la nécessité, et l’idée captivée
tout entière dans l’argument s’impose à nous avec une insidieuse évidence.

Et pour parler tout d’abord des couleurs: nous voyons que l’artiste japonais a
réduit sa palette à un petit nombre de tons déterminés et généraux. Il a compris
que la beauté d’une couleur réside moins dans sa qualité intrinsèque que dans
l’accord implicite qu’elle nourrit avec les tons congénères, et, du fait que le
rapport de deux valeurs, accrues de quantités égales, n’est point modifié, il
répare l’omission de tout le neutre et le divers par la vivacité qu’il donne à
la conjonction des notes essentielles; indiquant sobrement une réplique ou deux.
Il connaît que la valeur d’un ton résulte, plus que de son intensité, de sa
position, et, maître des clefs, il transpose comme il lui plaît. Et comme la
couleur n’est autre que le témoignage particulier que tout le visible rend à la
lumière universelle, par elle, et selon le thème que l’artiste institue, toute
chose prend sa place dans le cadre.

Mais l’oeil qui clignait maintenant se fixe, et au lieu de contempler, il
interroge. La couleur est une passion de la matière, elle singularise la
participation de chaque objet à la source commune de la gloire: le dessin
exprime l’énergie propre de chaque être, son action, son rythme aussi et sa
danse. L’une manifeste sa place dans l’étendue, l’autre fixe son mouvement dans
la durée. L’une donne la forme, et l’autre donne le sens. Et comme le Japonais,
insoucieux du relief, ne peint que par le contour et la tache, l’élément de son
dessin est un trait schématique. Tandis que les tons se juxtaposent, les lignes
s’épousent; et comme la peinture est une harmonie, le dessin est une notion. Et
si l’intelligence qu’on a de quoi que ce soit n’en est qu’une aperception
immédiate, entière et simultanée, le dessin, aussi bien qu’un mot fait de
lettres, donne une signification abstraite et efficace, et l’idée toute pure.
Chaque forme, chaque mouvement, chaque ensemble fournit son hiéroglyphe.

Et c’est ce que je comprends alors que je me vautre parmi les liasses d’estampes
japonaises, et à Shidzuoka parmi les ex-votos du temple, je vis maints exemples
admirables de cet art. Un guerrier noir jaillit de la planche vermoulue comme
une interjection frénétique. Ceci qui se cabre ou rue n’est plus l’image d’un
cheval, mais le chiffre dans la pensée de son bond; une sorte de 6 retourné
accru d’une crinière et d’une queue représente son repos dans l’herbage. Des
étreintes, des batailles, des paysages, des multitudes, enserrés dans un petit
espace, ressemblent à des sceaux. Cet homme éclate de rire, et, tombant, l’on ne
sait s’il est homme encore, ou, écriture déjà, son propre caractère.


-Le Français ou l’Anglais horrible, crûment, n’importe où, sans pitié pour la
Terre qu’il défigure, soucieux seulement d’étendre, à défaut de ses mains
cupides, son regard au plus loin, construit sa baraque avec barbarie. Il
exploite le point de vue comme une chute d’eau. L’Oriental, lui, sait fuir les
vastes paysages dont les aspects multiples et les lignes divergentes ne se
prêtent pas à ce pacte exquis entre l’oeil et le spectacle qui seul rend
nécessaire le séjour. Sa demeure ne s’ouvre pas sur tous les vents; au recoin de
quelque paisible vallée, son souci est de concerter une retraite parfaite et que
son regard soit si indispensable à l’harmonie du tableau qu’il envisage, qu’elle
forclose la possibilité de s’en disjoindre. Ses yeux lui fournissent tout
l’élément de son bien-être, et il remplace l’ameublement par sa fenêtre qu’il
ouvre. A l’intérieur l’art du peintre calquant ingénieusement sa vision sur la
transparence fictive de son châssis a multiplié une ouverture imaginaire. Dans
cet ancien palais impérial, que j’ai visité, emporté tout le magnifique et léger
trésor, on n’a laissé que la décoration picturale, vision familière de
l’habitant auguste fixée comme dans une chambre noire. L’appartement de papier
est composé de compartiments successifs que divisent des cloisons glissant sur
des rainures. Pour chaque série de pièces un thème unique de décoration a été
choisi et, introduit par le jeu des écrans pareils à des portants de théâtre, je
puis à mon gré étendre ou restreindre ma contemplation; je suis moins le
spectateur de la peinture que son hôte. Et chaque thème est exprimé par le
choix, en harmonie avec le ton propre du papier, d’un extrême uniforme de
couleur marquant l’autre terme de la gamme. C’est ainsi qu’à Gosho le motif
indigo et crème suffit pour que l’appartement « Fraîcheur-et-Pureté » semble
tout empli par le ciel et par l’eau. Mais à Nijo l’habitation impériale n’est
plus que l’or tout seul. Émergeant du plancher qui les coupe, lui-même caché
sous des nattes, peintes en grandeur naturelle, des cimes de pins déploient
leurs bois monstrueux sur les parois solaires. Devant lui, à sa droite, à sa
gauche, le Prince en son assise ne voyait que ces grandes bandes de feu fauve,
et son sentiment était de flotter sur le soir et d’en tenir sous lui la
solennelle fournaise.

-A Shidzuoka, au temps de Rinzainji, j’ai vu un paysage fait de poussières
colorées; on l’a mis, de peur qu’un souffle ne l’emporte, sous verre.


-Le temps est mesuré, là-haut devant le Bouddha d’or dans les feuilles, par la
combustion d’une petite chandelle, et au fond de ce ravin par le débit d’une
triple fontaine.


-Emporté, culbuté dans le croulement et le tohubohu de la Mer incompréhensible,
perdu dans le clapotement de l’Abîme, l’homme mortel de tout son corps cherche
quoi que ce soit de solide où se prendre. Et c’est pourquoi, ajoutant à la
permanence du bois, ou du métal, ou de la pierre, la figure humaine, il en fait
l’objet de son culte et de sa prière. Aux forces de la Nature, à côté du nom
commun, il impose un nom propre, et par le moyen de l’image concrète qui les
signifie comme un vocable, dans son abaissement encore obscurément instruit de
l’autorité supérieure de la Parole, il les interpelle dans ses nécessités. Assez
bien, d’ailleurs, comme un enfant qui de tout compose l’histoire de sa poupée,
l’humanité dans sa mémoire alliée à son rêve trouva de quoi alimenter le roman
mythologique. Et voici à côté de moi cette pauvre petite vieille femme qui,
frappant studieusement dans ses mains, accomplit sa salutation devant ce colosse
femelle au sein de qui un ancien Prince, averti par le mal de dents et un songe
d’honorer son crâne antérieur, après qu’il l’eut trouvé pris par les mâchoires
dans les racines d’un saule, inséra la bulle usée. A ma droite et à ma gauche,
sur toute la longueur de l’obscur hangar, les trois mille Kwannon d’or, chacune
identique à l’autre dans la garniture de bras qui l’encadre, s’alignent en
gradins par files de cent sur quinze rangs de profondeur; un rayon de soleil
fait grouiller ce déversoir de dieux. Et, si je veux savoir la raison de cette
uniformité dans la multitude, ou de quel oignon jaillissent toutes ces tiges
identiques, je trouve que l’adorateur ici, sans doute, cherche plus de surface à
la réverbération de sa prière, et s’imagine, avec l’objet, en multiplier
l’efficacité.

Mais les sages longtemps n’arrêtèrent point leurs yeux aux yeux de ces
simulacres bruts, et, s’étant aperçus de la cohérence de toutes choses, ils y
trouvèrent l’assiette de leur philosophie. Car si chacune individuellement était
transi
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La Délivrance D'Amaterasu.

Nul homme mortel ne saurait sans incongruité honorer par un culte public la
Lune, comptable et fabricatrice de nos mois, filandière d’un fil avarement
mesuré. A la bonne lumière du jour, nous nous réjouissons de voir toutes choses
ensemble, avec beauté, comme une ample étoffe multicolore; mais dès que le soir
vient, ou que la nuit, déjà, est venue, je retrouve la fatale Navette toute
enfoncée au travers de la trame du ciel. Que ton oeil seul, amie, doré par sa
lumière maléfique, l’avoue, et ces cinq ongles qui brillent au manche de ton
luth!

Mais le soleil toujours pur et jeune, toujours semblable à lui-même, très
radieux, très blanc, manque-t-il donc rien chaque jour à l’épanouissement de sa
gloire, à la générosité de sa face? et qui la regardera sans être forcé de rire
aussitôt? D’un rire donc aussi libre que l’on accueille un beau petit enfant,
donnons notre coeur au bon soleil! Quoi! dans la plus mince flaque, dans la plus
étroite ornière laissée au tournant de la route publique, il trouvera de quoi
mirer son visage vermeil, et seule l’âme secrète de l’homme lui demeurera-t-elle
si close qu’elle lui refuse sa ressemblance et du fond de ses ténèbres un peu
d’or?

A peine la race rogneuse des Fils de la Boue eut-elle commencé à barboter sur le
sein de la terre nourrissante que, pressés de la fureur de manger, ils
oublièrent la Chose splendide, l’éternelle Épiphanie dans laquelle ils avaient
été admis à être vivants. Comme le graveur bien appliqué à tailler sa planche
suivant le fil du bois s’occupe peu de la lampe au-dessus de sa tête qui
l’éclaire, de même l’agriculteur, toutes choses pour lui réduites à ses deux
mains et au cul noir de son buffle, avait soin seulement de mener droit son
sillon, oublieux du coeur lumineux de l’Univers. Alors Amaterasu s’indigna dans
le soleil. Elle est l’âme du soleil par quoi il brille et ce qu’est le souffle
de la trompette sonnante. « La bête », dit-elle, « quand elle a repu son ventre
m’aime, elle jouit avec simplicité de mes caresses; elle dort dans la chaleur de
ma face toute remplie du choc régulier de son sang à la surface de son corps, le
battement intérieur de la vie rouge. Mais l’homme brutal et impie n’est jamais
rassasié de manger. La fleur, tout au long du jour, m’adore, et nourrit de la
vertu de mon visage son coeur dévot. L’homme seul est mal recueilli sur sa tige;
il me dérobe ce sacré miroir en lui fait pour me réfléchir. Fuyons donc. Cachons
cette beauté sans honneur! » Aussitôt comme une colombe qui se glisse au trou
d’une muraille, elle occupe, à l’embouchure du fleuve Yokigawa, cette caverne
profonde et d’un quartier de roc énorme en bouche hermétiquement l’ouverture.

Tout soudain s’éteignit et d’un seul coup le ciel qu’il y a pendant le jour
apparut avec toutes ses étoiles. Ce n’était point la nuit, mais ces ténèbres
mêmes qui avant le monde étaient là, les ténèbres positives. La nuit atroce et
crue touchait la terre vivante. Il y avait une grande absence dans le Ciel:
l’Espace était vidé de son centre; la personne du Soleil s’était retirée comme
quelqu’un qui s’en va pour ne pas vous voir, comme un juge qui sort. Alors ces
ingrats connurent la beauté d’Amaterasu. Qu’ils la cherchent maintenant dans
l’air mort! Un grand gémissement se propagea à travers les Iles, l’agonie de la
pénitence, l’abomination de la peur. Comme le soir les moustiques par myriades
remplissent l’air malfaisant, la terre fut livrée au brigandage des démons et
des morts que l’on reconnaît d’avec les vivants à ce signe qu’ils n’ont pas de
nombril. Comme un pilote pour mieux percer la distance fait étouffer les
lumières prochaines, par la suppression de la lampe centrale l’Espace s’était
agrandi autour d’eux. Et d’un côté inopiné de l’horizon, ils voyaient une
étrange blancheur outre-ciel, telle que la frontière d’un monde voisin, le
reflet d’un soleil postérieur.

Alors tous les dieux et déesses, les génies officieux et domestiques, qui
assistent l’homme et sont ses assidus tels que les chevaux et les boeufs,
s’émurent aux cris misérables de la créature qui n’a point de poils sur le
corps, pareils au jappement de petits chiens. Et à l’embouchure du fleuve
Yokigawa, ils s’assemblèrent tous, ceux de la mer et de l’air, tels que des
troupeaux de buffles, tels que des bancs de sardines, tels que des vols
d’étourneaux, à l’embouchure du torrent Yokigawa, là où la vierge Amaterasu
s’était cachée dans un trou de la terre, comme un rayon de miel dans le creux
d’un arbre, comme un trésor dans un pot.

« La lampe ne s’éteint que dans une lumière plus vive. Amaterasu, » disent-ils,
« est là. Nous ne la voyons point, cependant nous savons qu’elle ne nous a point
quittés. Sa gloire n’a point souffert de diminution. Elle s’est cachée dans la
terre connue une cigale, comme un ascète dans l’intérieur de sa propre pensée.
Comment la ferons-nous sortir? Quel appât lui présenterons-nous? et que lui
offrir qui soit aussi beau qu’elle-même? »

Aussitôt d’une pierre tombée du ciel ils firent un miroir très pur, parfaitement
rond. Ils arrachèrent un pin, et comme une poupée ils l’emmaillottèrent de
vêtements d’or et d’écarlate. Ils le parèrent comme une femme et ils lui mirent
le miroir pour visage. Et ils le plantèrent tout droit, le sacré gohei, en face
de la caverne, pleine, de la poche qui contenait l’âme indignée de la lumière.

Quelle voix choisirent-ils assez puissante pour percer la terre, pour dire:
Amaterasu, je suis là? « Je suis là et nous savons que tu es là aussi. Sois
présente, ô vision de mes yeux! Sors de la sépulture, ô vie ! » La voix
familière, la première voix qu’elle entend dès qu’elle dépasse l’horizon humain,
au premier dard rouge le coq partant de tous les côtés dans les fermes! Il est
l’éclat du cri, la trompette que nulle obscurité ne fait mourir. La nuit, le
jour, indifférent à la présence visible de son dieu ou à son éloignement, il
pousse infatigablement sa fanfare, il articule avec précision la foi. Au devant
d’Amaterasu dans la terre, ils amènent le grand oiseau blanc. Et aussitôt il
chanta. Et ayant chanté, il chante encore.

Aussitôt, comme s’il ne pouvait manquer à son ban, se réveilla tout le bruit de
la vie, le murmure de la journée, l’active phrase interminable, l’occupation de
tout le temps par la masse en marche du mot fourmillant dont le bonze, au fond
de son temple, scande le cours avec son maillet de bois : ils bruirent à la
fois, tous les dieux, mal différents du nom qui les contient. Cela était très
timide, très bas. Cependant Amaterasu dans la terre les entendit et s’étonna.

Et ici il faudrait coller l’image d’Uzumé, telle justement que dans les petits
livres populaires elle interrompt la pluie noire des lettres. C’est elle qui
avait tout inventé, la bonne déesse! C’est elle qui combina le grand stratagème.
La voici qui danse intrépidement sur la peau tendue de son tambour, frénétique
comme l’espérance! Et tout ce qu’elle trouve, pour délivrer le soleil, c’est une
pauvre chanson comme en inventent les petits enfants: Hito futa miyo...

Hito futa miyo
Itsu muyu nana
Yokokono tari
Momochi yorodzu


ce qui veut dire: Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix,
cent, mille, dix mille, -et ce qui veut dire aussi: Vous tous, regardez la
porte! -Sa Majesté apparaît, hourra! -Nos coeurs sont très satisfaits. -Regardez
mon ventre et mes cuisses.

Car, dans la fureur de la danse, elle dénoue, elle jette impatiemment sa
ceinture, et, la robe toute ouverte, riante, criante, elle trépigne et bondit
sur la peau élastique et tonnante qu’elle travaille de ses talons durs. Et quand
ils virent son corps robuste et replet comme celui d’une petite fille, l’aise
entra dans le coeur de tous et ils se mirent à rire. Le soleil n’est plus dans
le ciel et cependant ce ne sont point des lamentations, ils rient! Amaterasu les
entendit et elle fut mortifiée dans son coeur, et ne pouvant surmonter sa
curiosité, tout doucement elle entr’ouvrit la porte de sa caverne: « Pourquoi
riez-vous? »

Un grand rayon fulgurant traversa les dieux assemblés, il franchit le bord de la
terre, il alluma la lune dans le ciel vide; soudain l’étoile de l’aurore
flamboya dans le ciel inanimé. Comme crève un fruit trop gros, comme la mère
s’ouvre sous l’enfant qui fait force de la tête, voyez! la terre aveugle ne peut
plus contenir l’OEil jaloux, la cuisante curiosité du Feu placé dans le centre,
la femme qui est le Soleil! « Pourquoi riez-vous? » -« O Amaterasu! » dit Uzumé.

(Et tous les dieux en même temps dirent: « O Amaterasu! », consommèrent la
prosternation.)

« O Amaterasu, tu n’étais point avec nous, tu croyais nous avoir laissés sans ta
face? Mais regarde, voici celle qui est plus belle que toi. Regarde! » dit-elle,
montrant le gohei, montrant le miroir sacré qui, concentrant la flamme,
produisait un or insoutenable. « Regarde! »

Elle vit, et, jalouse, ravie, étonnée, fascinée, elle fit un pas hors de la
caverne et aussitôt la nuit ne fut pas. Tous les grands mondes qui tournent
autour du soleil comme un aigle qui couvre sa proie s’étonnèrent de voir éclater
le jour dans ce point inaccoutumé, et la petite terre toute mangée de gloire,
telle qu’un chandelier qui disparaît dans sa lumière.

Elle fit un pas hors de la caverne, et aussitôt le plus fort de tous les dieux
se précipitant en referma la porte derrière elle.
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Les Jeux olympiques de littérature Louis Chevaillier Éditions Grasset
« Certains d'entre vous apprendrez que dans les années 1912 à 1948, il y avait aux Jeux olympiques des épreuves d'art et de littérature. C'était Pierre de Coubertin qui tenait beaucoup à ces épreuves et on y avait comme jury, à l'époque, des gens comme Paul Claudel, Jean Giraudoux, Paul Valéry et Edith Wharton. Il y avait aussi des prix Nobel, Selma Lagerlof, Maeterlinck (...). C'était ça à l'époque. C'était ça les années 20. Et c'est raconté dans ce livre qui est vraiment érudit, brillant et un vrai plaisir de lecture que je vous recommande. » Marie-Joseph, libraire à La Procure de Paris
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