Peut-on être un grand écrivain et en même temps un écrivain populaire, c'est-à-dire toucher (dans tous les sens du terme, atteindre comme émouvoir) tous les types de public, toutes les classes sociales, avec un même souci de qualité littéraire ? La réponse est : oui, bien sûr ! Les exemples sont innombrables : dans le passé
Victor Hugo,
Alexandre Dumas,
Jules Verne (et des centaines d'autres), et plus près de nous des exemples aussi probants que
Marcel Pagnol,
Henri Troyat ou
Bernard Clavel.
Il y eut en France, dans les années 60 et 70, un petit noyau d'écrivains (qui par hasard se retrouvèrent à l'
Académie Goncourt),
Bernard Clavel,
Robert Sabatier,
Hervé Bazin,
François Nourissier,
Michel Tournier ou
Françoise Mallet-Joris, qui justement présentaient cette caractéristique d'être à la fois d'excellents prosateurs, et en même temps d'être bien perçus par une majorité de lecteurs, et non pas seulement par une « élite ».
Bernard Clavel (1923-2010) est un auteur dont le succès ne s'est jamais démenti : principalement par ses romans, mais aussi par ses contes, ses nouvelles, ses essais et ses poèmes. C'est surtout dans le domaine romanesque qu'il s'est illustré : trois grandes sagas : « La Grande Patience » (1962-1968), « Les Colonnes du ciel » (1976-1981) et « le Royaume du Nord » (1983-1989) ; et une bonne vingtaine de romans dont « L'Espagnol » (1959) …
« La Grande patience » contrairement aux autres sagas, est un cycle romanesque en grande partie autobiographique qui se situe essentiellement dans le Jura et la Franche-Comté (pays natal de l'auteur), mais également dans le Sud-Ouest (région tarnaise).
Nous sommes en 1937. Julien Dubois, 14 ans, part en apprentissage chez un pâtissier de Dôle (Jura). C'est le début d'un douloureux apprentissage, avec un patron, Petiot (comme le docteur, et pas plus intéressant), injuste, violent, feignant, la femme du patron, minaudière et faussement maternelle, les autres apprentis, les autres employés, et les clients. Une vie rendue difficile, par les conditions de travail (il n'y avait pas de statut d'apprenti, à cette époque), malgré l'attrait du métier. Heureusement en compensation, il y a l'amitié (André) et même l'amour (premiers émois avec Hélène) … Julien s'endurcit, et au bout de ses deux ans d'apprentissage, il peut revenir à Lons-le-Saunier chez ses parents. Mais nous sommes à la veille de la guerre.
Roman d'apprentissage donc, où l'on découvre le jeune Julien/Bernard faire ses armes dans la vie. Professionnellement, sentimentalement, il en bave, mais tout devient expérience. Et comme il n'est pas bête, il tire profit de ces leçons que lui donnent les contrariétés de l'existence – mais aussi ses bonheurs. Clavel dresse un tableau vivant de cette avant-guerre provinciale, où les mentalités qui se heurtent expliquent un peu le cataclysme à venir, malgré l'insouciance affichée. Clavel, pacifiste en l'âme, pose les premiers jalons de ses convictions, qu'il développera dans les volumes suivants, au coeur de la tourmente.
Description d'une classe ouvrière où Julien découvre une forme de solidarité, et se forge une conscience politique, « La maison des autres » (c'est-à-dire tout ce qui est en-dehors du cocon familial) se veut donc le creuset où se constitue en partie la personnalité de Julien/Bernard. Mais il est un autre aspect du roman à ne pas négliger, c'est l'hommage profond de l'auteur à sa terre natale : « Et lorsqu'on me d'évoquer le Jura, ce n'est jamais à un département que je pense, mais d'abord à une palette - ces monts d'un bleu inimitable sur quoi pèse un ciel souvent très dense, aux nuances d'une infinie richesse ». On se souvient en effet que la première vocation de l'auteur était d'être peintre : finalement, il l'est doublement, par le pinceau, et par la plume…