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Critique de Woland


Woland
18 septembre 2015
ISBN : 9782277123248

Ma curiosité stimulée par d'une part, la relecture de ce fil et, d'autre part, par les prises de position "yugcibiennes" (sans oublier celle de notre ami Joachim) sur celui consacré à microbiographie de Bernard Clavel, j'ai mis à profit les nombreux loisirs que m'offre si aimablement ma santé de l'année 2015 pour aller jeter un coup d'oeil. J'ai choisi "Malataverne", l'un des premiers mais aussi des plus célèbres romans de l'auteur. de nos jours, nos ajusteurs d'étiquettes professionnels tenteraient certainement d'y voir un "roman pour jeune adulte" - au fait, vous ne vous êtes jamais demandé ce que ça fait d'être un "vieil adulte" ? Eh ! bien, rassurez-vous : moi non plus ) mais ce serait une grossière erreur de passer à côté de l'universalité du thème. Traité peut-être il est vrai de façon très (trop ?) carrée et, parfois, d'une manière que certains jugeront trop ou pas assez précise, en tous cas en ce qui concerne la question du Bien, du Mal, etc ...

Sorti en 1960, "Malataverne" appartient à cette époque où, pour un jeune, posséder une moto (et pas forcément une Hardley ) pour aller et venir à sa guise, le soir, voire carrément toute la nuit, au coeur d'un élément rural où les loisirs étaient plutôt rares et les occasions de mal faire proprement légion, c'était pratiquement posséder sa Rolls personnelle. On ne disait pas encore "adolescent" et, si notre trio de héros ne savent pas encore qu'ils appartiennent à une "génération de rebelles sans cause", on ignore aussi s'ils ont entendu parler d'Elvis, de "Graine de Violence" et de Jimmy Dean. La révolution sur laquelle va déboucher tout cela, à la fin de la décennie, avec un film à la gloire de la Harley justement (et de la drogue), "Easy Rider", et l'inénérrable et poétique provocation imaginée par Hal Ashby dans "Harold et Maud", est encore en gestation.

D'ailleurs, nous sommes en France, une France qui nous évoque à la fois Giono et le Suisse Charles-Ferdinand Ramuz. La Nature est partout, il y a un "Bois-Noir" et les montagnes encerclent le tout. Avec des fermes et exploitations diverses piquées çà et là, de grands champs, la luzerne où il vaut mieux ne pas se laisser s'empiffrer les génisses, les barrières de bois, les piquets à la fois si respectés par le bétail mais qu'il est si facile, pour trois garçons dans la force de l'âge, de coucher par terre tout simplement parce que, quand ils reviendront, chargés de leur butin de fromages secs, ce sera bien plus facile pour eux ...

Nous ne sommes ni à Montmartre, ni à New-York mais ça n'empêche pas les cambriolages. Une idée "commune" initiée par Christophe, le meneur, portée aux nues par cette fripouille authentique qu'est Serge, le fils de l'épicier et que supporte, "parce qu'il est un homme" lui aussi, un Robert d'origine plus humble, qui a perdu sa mère et ne connaît plus que la surveillance très épisodique d'un père qui bosse dur dans les carrières dès cinq heures du matin mais qui boit aussi comme une outre avant de venir se jeter sur le lit d'un foyer désormais laissé à l'abandon pour y chercher quelques heures d'un repos bien mérité et qui fasse tout oublier.

Sensiblement plus âgé, Christophe a, reconnaissons-le, un peu plus le sens des responsabilités que les autres . Il n'envisage pas systématiquement la violence mais s'il faut un jour en arriver là ... Néanmoins, au contraire de Serge, il ne voit pas encore le crime comme une fin : avec un bon sens étrangement bourgeois, il s'est fixé une limite qu'il ne franchira pas . Robert, le plus jeune, suit les deux autres avant tout pour être admis, intégré, pour se sentir exister. C'est un timide, un introverti - introverti, Christophe l'est aussi, mais il est dépourvu de tous les complexes qui affligent Robert - et puis, bien sûr, pour avoir un peu de sous de côté et qui, sait ? un jour, parvenir à quitter ce bled pourri ... Quant à Serge, fils-à-papa toujours impeccablement vêtu et chaussé, il a reçu une bonne éducation mais, pour des raisons sur lesquelles Clavel ne s'attarde pas, le ver est dans le fruit : lui, tuer et entraîner les autres à tuer, il le fera pour le plaisir.

Le vol des fromages se déroule relativement bien à ceci près que, l'une des barrières retenant les vaches ayant été mise à bas, une génisse court se rouler à mort dans la luzerne. le lendemain, drame et indignation et les paysans sont en colère. Cependant, personne ne songe à reprocher la chose à un type du pays : personne ici n'aurait donné à la génisse la possibilité de s'empiffrer jusqu'à s'en faire crever - ou alors, c'est un traître . Peu affligé par tout ce ramdam dont il est le principal responsable, Christophe a déjà une autre idée en tête. Un gros coup, celui-là. Autre chose que des fromages secs revendus en douce ou encore qu'une génisse morte : piquer le magot l'antique veuve Vintard, qui possède une ferme dans un endroit que, d'ailleurs depuis des générations et des générations, les gens n'apprécient pas : Malataverne. le soleil évite toujours ce coin-là où, paraît-il, au siècle précédent, il se serait déroulée une histoire dans le genre de celle de l'Auberge de Peyrebeilles. Malataverne : l'endroit s'appelait ainsi bien avant et ne sent-on pas d'ailleurs, vous guettant à l'angle de sa syllabe finale, comme une sorte de malédiction ?

Bien sûr, devant ses potes, Robert accepte sans hésiter. Pas question qu'on le traite - Serge, surtout, qui le méprise ouvertement - de dégonflé. Mais, en son for intérieur, il réfléchit - trop. Il n'a que quinze ans, Robert, et sa seule confidente valable, la seule sur laquelle il puisse compter, c'est Gilberte, une fille de fermier qui n'a qu'un an de plus que lui : c'est dire combien lourde est sa solitude . Il aime à la rejoindre la nuit mais il ne s'est jamais passé entre eux autre chose que des caresses et certains attouchements. Ils parlent aussi, ils se confient, ils rêvent ensemble ... Gilberte, on le sent bien, est plus solide que Robert mais elle n'en est pas pour autant devineresse. Peu à peu, il lui avoue : les fromages - et la génisse, qu'un certain M. Bush appellerait déjà un "dommage collatéral." Gilberte est révoltée mais elle aime aussi Robert et veut à tous prix lui éviter d'atteindre le point de non-retour ...

Un instant - un trop bref instant - le lecteur se dit qu'elle va réussir. Mais le Destin, implacable comme à son habitude, traque Robert depuis si longtemps ... Et c'est là que l'on songe à Ramuz et à Giono, chantres d'une Nature qui abrite de multiples génies, d'une Terrre qui est toujours susceptible de se venger des avanies des hommes. Chez l'un comme chez l'autre, la Peur fait entrevoir çà et là sa silhouette éthérée et pourtant tangible, avec son masque livide, recouvert d'un voile d'apiculteur (chez le Suisse) ou vomissant les glaires, mortelles et aussi blanches que des grains de riz, du choléra (chez le Français). Et, avec son "Roi Sans Divertissement", c'est tout simplement l'Ombre du Crime, du Couteau pour le seule plaisir de l'enfoncer dans une chair qui se débat, que décrit simplement le Français, le tout au milieu de la blancheur sépulcrale d'un hiver au front bas qui n'en finit pas de s'ennuyer.

A sa manière, peut-être moins subtile, Clavel envoie des messages à son lecteur, lui fait entendre et voir ces feuilles qui, derrière Robert, s'agitent et s'écartent ... sur rien, esquisse, sans jamais la poser vraiment, une silhouette dont on ne sait exactement si elle est le Bien ou le Mal mais qui inquiète à plaisir ... Oui, Robert est bel et bien surveillé : mais par qui ? Si l'on ne jure que par Freud, on parlera d'Inconscient qui se manifeste. Si l'on a un faible pour l'animisme et l'Esprit de la Terre, on percevra sans peine le souffle des esprits de la Nature - bienveillants, malveillants, cela a-t-il vraiment une réelle importance ? ...

Et pourtant, et c'est là que réside l'injustice de l'histoire, c'est que rien ne prédestinait Robert à devenir un meurtrier . Bien au contraire. Faible peut-être mais avec de fortes convictions morales. Capable de colère - surtout face à Serge - mais capable également de se maîtriser. Et pourtant ...

S'impose alors une conclusion : est-ce le lieu qui a joué ? Malataverne abrite-t-il quelque chose ou quelqu'un qui, inéluctablement, amène la Tragédie, cette Tragédie contre laquelle les Dieux grecs en personnes ne pouvaient pas grand chose puisqu'ils restaient eux-mêmes tributaires du Destin ? ...

Le style est simple, sans prétention mais les idées, elles, sont profondes . C'est un roman taillé dans le granit par un sculpteur doué qui se cherche sans doute encore un peu mais qui se trouvera. de là à ne faire de Clavel qu'un "écrivain de terroir", la chose est un peu trop facile. Dans un roman de "terroir", on ne se retourne pas aussi souvent pour regarder si, par hasard, quelque entité mal intentionnée ne vous suit pas. Dans un roman de "terroir", tout est simple, rectiligne, presque tracé au cordeau. Pas dans "Malataverne" où, comme dans ces dessins parmi lesquels se dissimule un visage ou une forme difficilement saisissable, le lecteur perçoit quelquechose qui bouge, qui glisse, tantôt dans l'ombre, tantôt en pleine lumière ...

Quelque chose ...

... mais quoi ? ;o)
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