Un roman magistral, mais assez exigeant vu sa longueur, sa densité et la richesse de ses thématiques.
Passé un cap le style est aussi agréable que facile d'accès pour un roman daté de 1966, et puis tout est bien maîtrisé avec une unité de lieu (le Delta de la Rivière des Perles entre Macao, Canton/Guangzhou et Hong Kong), une unité de temps (l'année 1841-1842) et une unité d'action (la rivalité entre Dirk Struan et Tyler Brock).
Grosso modo on suit la fondation de Hong Kong à travers les yeux d'un homme condamné d'avance :
- trop visionnaire pour son temps puisqu'il pense libre échange et multiculturalisme alors que les siens pensent monopoles et colonialisme
- trop réactionnaire pour son temps puisqu'il prend de haut les progrès multiformes de l'Angleterre industrielle
L'épisode du HMS Némésis est ainsi métaphorique : l'homme des clippers a encore de beaux jours devant lui face aux hommes des steamers mais ces derniers sont comptés. Tout le roman est finalement l'histoire de la rédaction de son testament et d'une inconsciente course contre le temps montre : assurer un avenir radieux à la Noble Maison des Struan avant le clap de fin annoncé par un marin russo-norvégien doué du don de double vue. On pense que l'agent du destin sera l'un de ses nombreux adversaires, mais la mort viendra de bien plus haut !
Partie 1 : la banqueroute de la Noble Maison
Partie 2 : le renflouement de la Noble Maison
Partie 3 : paris & intrigues avec ventes aux enchères, combat de boxe et prix d'élégance féminine
Partie 4 : épidémie de malaria
Partie 5 : mariage et assassinat
Partie 6 : le typhon
Toutes les péripéties sont construites autour de la rivalité entre le clan Struan et le clan Brock, qui mélange magouilles boursières, intrigues financières, complots commerciaux, actes de piraterie et tentatives d'assassinat. C'est clairement un revival de la longue rivalité entre Saint Andrew et Saint George, entre l'arrogance anglaise et la solidarité écossaise, mais aussi de manière assumée une nouvelle confrontation Montaigu / Capulet inspirée de l'oeuvre de Shakespeare.
C'est donc aussi un roman d'amour aussi avec Dirk Struan qui a du mal à accepter son attachement pour sa maîtresse chinoise May-May, et avec son fils Culum qui a le coup de foudre pour Tess Brock et inversement.
Dirk remue ciel et terre pour guérir May-May de la malaria et une fois la maladie vaincu elle meurt dans ses bras lors du cataclysme final après que celui-ci ait décidé de l'épouser et de la ramener en Grande-Bretagne.
Un roman sombre aussi avec Mary la prostituée adolescente, Horatio son frère incestueux, Gorth le macho sadique qui aime battre à mort les femmes, la tragique histoire de la famille Scragger qui nous rappelle que l'Australie fut construite par les classes miséreuses envoyées au bagne.
Un roman léger aussi avec les tribulations d'Aristote Quance l'hédoniste ou les hésitations du plénipotentiaire Longstaff.
Un roman d'aventure également avec des abordages, des duels, des embuscades et des quelques cavales.
Un roman d'espionnage également aussi avec le diplomate russe Sergueyev…
Niveau thématique, c'est assez subtil. Il y a clairement matière à réflexion.
Le livre développe énormément les concepts de face et de joss :
- la face, c'est un mélange fierté / gloire / honneur / respectabilité
- le joss, c'est un mélange chance / barraka / destin / kharma
L'auteur se fait le chantre de la libre concurrence mais dénonce régulièrement les exactions des banksters, négriers et autres patrons voyous. Car après tout difficile par moment de différencier les agissements des princes marchands anglo-saxons de ceux de véritables criminels. On pille, on coule, on deal, on contrebande au nom de la libre entreprise.
Bref on glisse rapidement du libre-échange à la libre filouterie. L'auteur pourtant libéral n'est pas dupe du tout !
D'un côté l'auteur se fait le défenseur de l'individualisme face aux superstructures étatiques froides et sans-âme, mais d'un autre côté il nous dépeint les ambitions vaines de créateurs de richesses qui souhaitent obtenir toujours plus, pour oublier la misère dont ils sont issus et intégrer la bonne société qu'ils prennent de haut.
Il faut être attentif car on mine de rien on apprend beaucoup de chose. La 1ère partie s'appesantit sur les tenants et les aboutissants des guerres de l'opium, et comme dans tous les romans de la saga l'auteur renvoie intelligemment l'arrogance occidentale et l'arrogance orientale dos-à-dos.
Mais ensuite beaucoup d'autres thèmes sont évoqués et/ou développés dans les nombreux dialogues du roman. On reprend la vieille opposition entre le sea power et le land power, ici incarnés par l'Angleterre triomphante (qui mange sont pain blanc en exportant sa misère outremer, tandis que les Chartistes creusent la tombe du Parti Whig) et la Vieille Europe post-napoléonienne, mais aussi par les impérialismes naissants des Etats-Unis et de la Russie.
Une bonne culture générale historique est requise pour suivre les prémices de la rivalité franco-prussienne, le démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman, le développement des Triades, la naissance du Taiping ou l'acclimatation du thé et de la quinine.
Les bémols outre l'épaisseur du livre ?
- la mise en place du roman est particulièrement indigeste : on nous présente d'un bloc les tous les protagonistes, leurs rêves et leur espoir avant de faire débouler comme un chien dans un jeu de quilles le plus important d'entre eux
- les nombreux dialogues en sabir peuvent être assez lourds, l'auteur poussant le vice jusqu'à en gratifier les dialogues entre indigènes pour faire ressentir aux lecteurs les spécificités de l'altérité orientale
- des passages démonstratifs un peu trop téléologiques : Anglais, Américains, Russes et Chinois font des plans sur la comète plusieurs décennies voire plusieurs siècles à l'avance… parce que l'auteur connait la suite des événements !
- quelques bonnes vieilles diatribes contre les catholiques papistes certes, mais contrebalancées par un évêque humaniste
- des incessants allers retours vers Macao ou Canton pas toujours faciles à suivre…
- et il y a cette fin terrible qui nous abandonne au milieu du gué en laissant face à face un fils en deuil et un père en deuil
Le duel Struan / Brock, les demi-pièces de Jin-qua, le pacte avec les pirates de Wu Fang Choi, le destin des fils Scragger, les folles ambitions de Gordon Chen, les projets de Shevaun Tillman et du Grand Duc Sergueyev… Tout est à suivre dans le reste de la saga (ou pas), et tout le reste appartient à l'Histoire !
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J'ai lu ce livre, en anglais, alors que j'habitais à Hong Kong.
Une oeuvre magistrale dans laquelle on découvre de façon romancée et très vivante, l'histoire de la fondation de la colonie anglaise de Hong Kong et le combat des aventuriers du commerce anglais ou écossais.
Long, exigeant à lire sans doute, mais passionnant !
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C’est la banqueroute. Dieu tout-puissant, j’avais prévenu Robb, de ne pas mettre tout l’argent dans une la même banque. Pas avec tout cette spéculation en Angleterre, pas quand une banque peut émettre du papier jusqu’à concurrence de n’importe quelle somme.
- Mais la banque est sûre, avait dit Robb, et nous besoin d’avoir l’argent d’un bloc comme garantie.
Robb lui avait expliqué par le menu une structure financière compliquée où il était question d’obligations espagnoles, françaises et allemandes et de bons du Trésor, et qui devait donner à Struan et Compagnie une position bancaire internationale sûre et un vaste pouvoir d’achat pour augmenter la flotte et assurer à la Noble Maison des privilèges particuliers sur les marchés lucratifs d’Allemagne, de France et d’Espagne.
Struan avait donné son accord, sans comprendre ces acrobaties financières, mais certain que Robb ne pouvait conseiller que la sagesse.
Et maintenant nous sommes ruinés. En faillite.
Doux Jésus !
La justice britannique, bien que rapide et dure, ne paraissait pas cruelle aux Chinois. La torture publique, le fouet à mort, les poucettes et les mutilations, l’arrachage d’un œil ou des deux, les pieds ou les mains coupées, la marque au fer rouge, le garrot, la langue arrachée, milles supplices raffinés, tout cela était pour les Chinois un châtiment normal. Les chinois n’avaient pas de tribunaux, pas de jury. Comme Hong Kong échappait à la justice chinoise, tous les criminels du continent qui pouvaient s’échapper affluaient à Tai Ping Shan, hors d’atteinte, et se moquaient des faiblesses des lois barbares.
Et tandis que la civilisation prenait l’île d’assaut, les ordures s’amoncelaient.
La Russie est en quarantaine, mais ça n’a pas d’importance. Sa politique historique a toujours été de conquérir par la ruse, de soudoyer les dirigeants d’un pays et les chefs de l’opposition s’il y en a. De s’étendre par « sphères d’influence » et non par la guerre. Comme il n’y a pas de menace à l’ouest, je pense qu’elle tournera ses regards vers l’est. Car elle aussi, elle croit qu’elle occupe sur la terre une situation de droit divin, qu’elle aussi – comme la France et la Prusse – a la mission divine de gouverner le monde.
- Il paraît qu’une certaine dame s’admire énormément. Dans la glace. Sans vêtements. Elle m’a commandé de la peindre ainsi.
- Seigneur tout puissant ! Qui est-ce ?
- Vous la connaissez tous les deux fort bien, déclara Quance et il ajouta avec tristesse : J’ai juré de ne pas révéler son nom. Mais je ferai passer son postérieur à la postérité. Il est magnifique. Je… j’ai insisté pour la voir toute entière. Avant d’accepter la commande. Impeccable, messieurs, impeccable ! Et ses nénés ! Sacré Dieu, j’ai failli en avoir des vapeurs !
Il y avait des articles sur la tension et le danger de guerre entre la France et l’Espagne au sujet de la succession d’Espagne ; la Prusse étendait ses tentacules sur tous les Etats allemands et un conflit franco-prussien était imminent ; des nuages de guerre planaient sur la Russie et le Saint-Empire des Habsbourg, et sur les Etats italiens qui voulaient se débarrasser du roi de Naples, l’usurpateur français, et s’unir ou ne pas s’unie, et le pape, soutenu par la France, était entraîné dans l’arène politique ; la guerre menaçait en Afrique du Sud, parce que les Boers – qui au cours des quatre dernières années avaient quitté la colonie du Cap pour créer le Transvaal et l’Etat libre d’Orange – visaient à présent la colonie anglaise du Natal et l’on s’attendait à ce que le prochain courrier annonçât la guerre. Il y avait des émeutes antisémites et des pogroms en Europe centrale ; les catholiques se battaient contre les protestants, les musulmans contre les hindous, les catholiques et les protestants, et se battaient entre eux ; il y avait des guerres indiennes en Amérique, de l’hostilité entre les Etats du Nord et du Sud des Etats-Unis, de l’animosité entre l’Amérique et la Grande-Bretagne à cause du Canada, des troubles en Irlande, en Suède, en Finlande, aux Indes, en Egypte, dans les Balkans…
- Peu importe ce qu’on lit ! fulmina soudain Struan sans s’adresser à personne. Le monde entier est fou, nom de Dieu !