"Je commençais à remplir tous les vides qui étaient en moi avec les certitudes du ranch. Le chouette bagou de Russell : plus d'ego, débrancher l'esprit. Capter le vent cosmique à la place. Nos croyances aussi légères et digestes que les petits pains et les gâteaux fauchés dans ne boulangerie de Sausalito, pour nous empiffrer de fécule."
C’est seulement après le procès que certaines choses se précisèrent, cette nuit-là formait maintenant un arc familier. Tous les détails et les anomalies étaient rendus publics. Parfois, j’essaie de deviner quel rôle j’aurais pu jouer. Quelle responsabilité me reviendrait. Il est plus simple de penser que je n’aurais rien fait, peut-être les aurais-je arrêtés, ma présence étant l’ancre qui aurait maintenu Suzanne dans le monde des humains. C’était un souhait, la parabole convaincante. Mais il existait une autre possibilité lancinante, insistante et invisible. Le croque-mitaine sous le lit, le serpent au pied de l’escalier : peut-être que j’aurais fait quelque chose, moi aussi.
Peut-être que ça aurait été facile.
Aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent les flots.
Tout ce temps consacré à me préparer, à lire des articles qui m'apprenaient que ka vie n'était qu'une salle d'attente, jusqu'à ce quelqu'un vous remarque
Mais j’aurais dû savoir que quand des hommes vous mettent en garde, ils vous mettent en garde contre le film sombre qui défile dans leur propre cerveau.
La liberté d'être si jeune que nul n'attendait rien de moi.
Pauvre Sasha. Pauvres filles. Le monde les engraisse avec des promesses d'amour. Elles en ont terriblement besoin et la plupart d'entre elles en auront si peu.
Je laissai la succession de déceptions grandir jusqu'à ce qu'elles s'enchaînent pour former un hymne funèbre à la médiocrité.
Le spectacle de ces filles, l’aspect monstrueusement fœtal du poulet, la cerise de l’unique téton de la fille. Tout cela était tellement criard… c’est peut-être pour ça que je continuai à penser à elles. Je ne comprenais pas. Pourquoi devaient-elles repêcher de la nourriture dans un conteneur ? Qui conduisait ce car, qui avait pu le peindre de cette couleur ? J’avais bien vu que ces filles étaient très proches, qu’elles avaient conclu un pacte familial ; elles ne doutaient pas de ce qu’elles étaient ensemble. La longue nuit qui s’étendait devant moi, ma mère étant sortie avec Sal, me parut soudain insupportable.
Elle était perdue dans cette certitude profonde que rien n'existait en dehors de sa propre expérience. Comme si les choses ne pouvaient aller que dans un seul sens, et les années vous entraînaient dans un couloir jusqu'à la pièce où attendait votre personnalité inévitable, embryonnaire, prête à être dévoilée. Quelle tristesse de découvrir que parfois vous n'atteigniez jamais cet endroit. Que parfois vous passiez votre vie entière à déraper à la surface, tandis que les années s'écoulaient, misérables.