Le cri de rage du grand chagrin amoureux, beaucoup plus subtil qu'il ne veut l'avouer.
Publié en 1999 et réédité en 2012, le premier roman de
Régis Clinquart, "écrivain enragé" que je découvris l'an dernier lors d'une homérique lecture de nouvelle chez Charybde ("Récidive" : http://www.laspirale.org/texte.php?id=351), sous le bienveillant patronage de la Spirale, fut écrit entre 19 et 23 ans, et s'attaquait à un thème à la fois ancien et fort couru dans la littérature : celui du "grand chagrin d'amour".
Des risques d'une navigation délicate sur pareil sujet, entre mièvrerie et excès trop facile, le jeune auteur d'alors a su se dépêtrer avec un étonnant brio. Son long cri de rage absolue, parcourant tour à tour, et en boucle si nécessaire, toutes les régions d'amour et de haine d'une impitoyable carte du Tendre, joue avec un profond humour noir, une décisive auto-dérision, une permanente mise en abîme, et un recours aux incises et aux adresses au lecteur qui, loin de n'être qu'un artifice maladroit comme chez beaucoup de "débutants", lui permet au contraire d'éviter à peu près tous les pièges d'une semblable confession.
Alors oui, de l'excès il y en a, de l'amour et de la haine aussi, énormément... Une bonne dose de cynisme encore, revendiqué comme une tentative de combattre en armure, nimbé d'une joie sombre... Mais ce long purgatoire post-amoureux (dont la durée totale, "avouée" à un moment où on ne l'attend plus, pourra surprendre le lecteur même endurci) est aussi - peut-être surtout - l'occasion d'une minutieuse description de la redoutable accumulation de tranches de quotidien, à la recherche d'un salut qui se dérobe, et de la construction devant témoins d'une figure romancée de l'Auteur, dont le mythe se met en place alors même que le narrateur semble vouloir l'abattre au fur et à mesure.
De beaux éléments de tour de force dans ce coup d'essai d'il y a 13 ans, qui donnent grande envie de poursuivre rapidement en compagnie de cet auteur.
"On est allé ensemble Rumsteck et moi chercher cette petite nana que je traîne depuis une huitaine, et qui pose dans les ateliers d'artistes. Nue, évidemment. D'ailleurs une fois elle m'a demandé si ça ne me gênait pas. Je lui ai répondu que je m'en foutais, je vois mal ce que j'aurais pu dire. C'était sûrement la réponse qu'elle attendait, elle a eu l'air satisfait. À croire que cette situation - l'absence de sentiment ? - rend moins con."
"Les trajets que je faisais dans les Yvelines, d'abord la route du collège. Chauffeurs de bus des lignes de banlieue, à qui on dit bonjour le matin, bonsoir le soir, qui vous disent bonne journée avant de partir se refaire le même trajet. Parfois, ils nous le remplaçaient, notre chauffeur - ILS : la CGEA, nous le remplaçaient par un autre, un qui ne dit pas bonjour, pas appris, un à qui on cesse après quelques essais infructueux, quelques amorces sans succès, de dire bonjour... Très vite il s'anonyme et nous aussi, par ce piteux jeu de miroirs, redevenons des anonymes. Des anonymes : des animaux."