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Critique de suzanhelene


Ayant lu presque toute l'oeuvre de Colette, et ayant moi-même visité la « Maison de Colette » à Saint-Sauveur à l'été 2021, tout comme Mme Cloarec, j'ai été sensible à l'ambiance des lieux et à la magie qu'ils dégagent. Je me régalais donc d'avance de partager avec elle cet univers évanescent et nostalgique sous un autre angle, celui de la demi-soeur aînée de Gabrielle Colette. Quelle déception !
Le travail de documentation est certes remarquable, mais plusieurs inexactitudes impardonnables le décrédibilisent (dès la page 9, ça commence mal, l'autrice parvient à affirmer dans deux phrases consécutives que Juliette et Gabrielle ont 13 ans de différence, puis qu'un évènement a eu lieu quand l'une avait 11 ans et l'autre 22 ! Par la suite, page 217, elle se trompera sur l'âge du premier mari de Gabrielle, Willy. Admettons que l'autrice soit fâchée avec le calcul mental).
Quelle pénible et déplaisante plongée dans la psyché compliquée de l'autrice ! Les trois quarts du livre sont constitués, d'une part, d'un mélange de pénibles paraphrasages, presque du copier-coller, des écrits de Colette, avec une manifeste dégradation du texte original du point de vue littéraire ; et, d'autre part, de phrases brèves de type « sujet-verbe-complément » (dignes des journalistes grand public d'aujourd'hui) où l'autrice, pétrie de certitudes, prête des points de vue très personnels et parfois contestables aux protagonistes, plaque maladroitement ses propres (res)sentiments qui martèlent à quel point Juliette était laide, malheureuse, etc. J'ai été professeur de français dans ma jeunesse, ce sont mes élèves de 5ème qui paraphrasaient les textes que je leur donnais à étudier en pensant que je ne m'en rendrais pas compte… du moins copiaient-ils fidèlement le texte original sans le défigurer.
La fin du livre m'a davantage plu, car, après avoir passé de nombreuses pages à accuser à directement ou à demi-mots la famille Colette d'avoir mal aimé, négligé Juliette, Mme Cloarec reconnaît à quel point Sido aimait sa fille et que Gabrielle ne méprisait peut-être pas vraiment sa soeur, dont elle était séparée par 13 années et un caractère dissemblable, ce qui pourrait expliquer de manière très simple et moins tortueuse qu'ici leur absence de proximité.
Je constate d'ailleurs ici une mécompréhension totale de la finesse avec laquelle Gabrielle Colette décrivait l'apparence physique de sa soeur ; en effet, Mme Cloarec se focalise à plaisir sur les qualificatifs « laide » et synonymes dont Gabrielle affuble Juliette, en ne semblant pas comprendre il y a toujours une ambivalence à ce sujet : elle était « d'une laideur attrayante » (La Maison de Claudine) « agréable laide aux yeux thibétains » (Sido) ; par ailleurs, Sido a parfois dit à Gabrielle qu'elle était laide : « Que tu es laide quand tu pleures » (En Pays connu) !
Autre point positif, on y apprend des aspects intéressants de la famille Colette après sa ruine. Et l'autrice concède également que Jules Robineau-Duclos n'était peut-être pas l'ogre d'envergure presque légendaire qu'elle décrit, pour mieux le détester, mais qu'il pouvait également avoir de bons aspects. le fait qu'il a été, lui aussi, victime de son milieu et de son époque, passe vite à la trappe ; il semble que de nos jours, pour être publié, il faut respecter la doxa, donc, M. Robineau-Duclos est un homme, et donc forcément le vilain de l'affaire.

On en vient ainsi au coeur du sujet, et sur ce qui m'a le plus gênée, c'est-à-dire le politiquement correct et le féminisme dévoyé et nombriliste qui entache ce livre : comme souvent en pareil cas, Mme Cloarec applique à des évènements du 19e siècle une grille de lecture très manichéenne et comportant les critères des temps modernes sans essayer de se replacer dans le contexte, tant il est vrai que, dans l'Histoire de France, rares ont été les périodes plus défavorables aux femmes que celle-ci ; à l'en croire, les femmes étaient de pauvres victimes des hommes répugnants abusant du pouvoir que leur donnait la loi et la société. Tout en avouant par ailleurs que Sido n'était pas vraiment une femme soumise, et en oubliant qu'au départ, la trajectoire de Gabrielle était exactement le même que sa demi-soeur aînée : mariée par convenance pour échapper à la pauvreté, sous la houlette d'un homme pas beau et plus âgé qu'elle qui la trompait et l'obligeait à écrire pour son compte. Sans compter que Juliette a pu se montrer extrêmement pénible avec son mari, en attestent les lettres de Sido.
Dans la même veine, on se voit évidemment infliger les poncifs psychanalytiques : de l'immanquable théorie du père « castré » parce qu'amputé d'une jambe, dont le patronyme est un prénom féminin, et à la charge de son épouse, à la théorie selon laquelle pour qu'il y ait de la lumière (Gabrielle), il faut de l'ombre (Juliette).
Pour se prouver à tout prix à quel point Juliette a été mise à l'écart, Mme Cloarec semble prendre au pied de la lettre tout ce qu'a pu dire Gabrielle Colette de sa demi-soeur, c'est-à-dire, certes, assez peu et de manière énigmatique, tout en omettant de préciser que cette même Gabrielle a résumé avec brio le statut de l'autobiographie par cette phrase : « Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c'est seulement mon modèle » ; la vérité sur Juliette n'est certainement pas celle que l'on croit…
Mme Cloarec semble par ailleurs afficher une obsession complaisante et notable pour la nuit de noce des femmes évoquées ici et les prétendus viols ou relations sexuelle imposées qu'elles auraient subies, alors qu'aucun témoignage n'en atteste. Bien mieux, elle oublie cette réflexion de Mélie, la bonne de Claudine dans Claudine à Paris, au sujet de la virginité : « Des menteries, ma pauvre fille, des menteries ! Des histoires de médecins », ou cet aveu de Colette sur sa nuit de noce : « Mon Dieu, j'étais jeune et que je l'aimais cet homme-là. En peu d'heures, un homme sans scrupule fait d'une fille ignorante un prodige de libertinage […] ce fut une foudroyante découverte du plaisir, de ces plaisirs qu'on nomme à la légère physiques » (La Vagabonde). de nos jours, beaucoup de jeunes femmes surexposées à la pornographie ou, à l'autre extrémité, surveillées par leurs grands frères, l'envieraient…
En définitive, Mme Cloarec semble s'identifier de manière exagérée et avec plein de contradictions à la personne qui constitue son sujet et qui, disparue depuis plus de 100 ans, ne peut plus témoigner. Elle ne s'en cache d'ailleurs pas, et cette subjectivité aurait pu être très intéressante si, pour étayer cette identification, elle avait davantage approfondi les aspects qui contredisaient sa thèse (elle ne tire aucune conclusion du fait que Juliette avait la chambre la plus belle, luxueuse et lumineuse de la maison, et que Gabrielle l'enviait pour cela !) et eu un peu plus de recul par rapport à ce qui l'arrangeait. Juliette souffrait certainement d'une maladie psychiatrique et a certainement été victime de son époque, de sa famille, de son hérédité, de son milieu, mais souffrait-elle autant et de la manière que le prétend Mme Cloarec ? Et, de nos jours, Juliette aurait-elle réussi à être heureuse ?
Si elle s'était moins préoccupée exclusivement par sa propre personne, peut-être Mme Cloarec aurait-elle pu se pencher sur le sort du demi-frère aîné de Juliette (fils de Marie Miton) et de l'enfant illégitime de Jules Colette, né presqu'en même temps qu'Achille, ou d'Irma, la soeur aux moeurs légères de Sido, personnes sitôt évoquées, sitôt évacuées, alors que ces aspects auraient pu aussi expliquer certaines choses. Dans une approche presqu'exclusivement psychanalytique comme ici, c'est franchement étrange et surtout dommage…
Mme Cloarec achève son livre par : « Je pars… avec le sentiment d'avoir malgré tout fait le travail ». Travail de psychothérapie rétrospectif du personnage central d'une certaine manière ; une partie de la propre psychothérapie de l'autrice, certainement ; travail littéraire sûrement pas !
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