Citations sur Mon libraire, sa vie, son oeuvre (26)
Retours
La plaie du métier. Un sabordage programmé. Au bout de trois mois une nouveauté est vieille. C'est monstrueux pour un auteur : son livre lui a coûté quatre ans d'efforts. Les retours sont un des lieux de l'-inferno- du libraire. (p. 147)
Statut
inégal. subjectif. Pas de diplômes vraiment. Métier souvent à la croisée des chemins, mais que l'on quitte difficilement tant on fait corps avec lui. On y entre par la porte, l'entresol, un vasistas. Des dizaines de CV. Le téléphone. La cooptation. Jamais de plan de carrière. Une identité sociale se fait implicitement jour. Mais rien n'est jamais défini. Que valez-vous vraiment ? êtes-vous qualifié ? La réponse dépend de l'interlocuteur. D'où la place à géographie variable (...) (p. 159)
Colportage
Le colporteur des siècles anciens devait ressembler davantage à un réfugié tchétchène qu'au contractuel acteur culturel d'un Conseil régional, consensuel et bien noté. (...)
Le colporteur en ses circuits s'apparente à l'abeille. (...) Ce métier de ruelles obligeait à un certain flou. Le colporteur devenait en cas de durcissement, un clandestin. (p. 41)
Parfois un libraire se surprend à rêver devant un lecteur qui se penche sur les étagères plutôt que de tourner autour d'une table de couvertures toujours plus attrayantes (achetez la couverture, tant qu'à faire). Il l'observe. Le voit sourire, tirer d'entre d'autres livres tout aussi solidaires, un livre clair, pas de photo de l'auteur dessus, pas de bandeau accrocheur, non, un livre tout simple, parfois pas tout à fait neuf, dont il n'essaierait pas de discuter le prix ni pour l'achat duquel il n' espèrera pas un gratuit, un cadeau, comme si lire devait être récompensé.
Ce lecteur a raison, c'est lui, le chercheur de trésors qu'une main anonyme (le libraire n'a pas de nom, il ne doit pas en avoir) a placé là pour lui ou pour un autre. C'est lui qui aura l'éternité. ( Isabelle Baldine Howald, écrivain et libraire, in Revue "Lignes", mai 2006 / p.118)
Culture
On peut aimer Brodsky pour son élitisme comblé ou la saveur populaire de Mahfouz ou Kadaré. Trembler à la lecture du -Maître de Ballantrae- de Stevenson. S'apaiser en lisant le Kalevala ou des bribes de Lao Tseu. s'émouvoir en terminant -L'Enfant bleu - de Bauchau. dévorer Weastlake ou retrouver enfin en Quarto l'art lucide de Manchette. Tout est concomitant. Rien n'est en contre-indication. Le danger serait de lire petitement de petites choses, pilotées préventivement par un petit timonier. (....) La Culture procède par génération spontanée. (...) La culture fait feu de tout bois. Elle relie, cimente, agrège et distancie. (p. 53)
Bibliophilie
C'est un doux refuge. Le temps fait là des loupés entre les piles. L'air qui y règne sent la poussière des vieux papiers, le cigare un peu, le cuir des reliures. Rien à voir avec l'air d'une boutique moderne. On est chez le bottier, l'ancien barbier, au temps des lilas. (...)
On touche aux grands papiers avec aménagement. (...) S'imprégnant à ces riens, la lecture s'y retrouve avec prodigalité. Pressentant le vertige d'un tel décrochage, les bibliophiles rêvent à voix basse d'un rejet absolu du temps. (...) il est doux de parcourir ces humbles musées du temps. Ce sont nos chapelles. (p. 22)
Le livre est un vecteur d'éternité courte. L'immédiateté le sauve. Vous sentez briller les yeux d'un libraire, vibrer sa voix, pleine de l'envie de commenter, de décrire. Il a été touché, c'est sûr, et il veut vous transmettre son émotion, vous charger de cette bonne nouvelle.
Colportage
(...) le colporteur reste une image forte du métier. (...) Il continue ailleurs, et maintenant dans les tiers ou le Quart Monde, à donner à lire, loin des élites de la chose écrite.
Le colportage, comme le vrai photojournalisme, très adaptés à la pauvreté ou au manque du témoignage noté, sont d'essentiels contre-feux à l'oubli. Une certaine conscience de l'état du monde ne peut naître que dans la fréquentation des livres, qui sont des documentaires librement approfondis, capables de nous décider à vivre les yeux ouverts et , secondairement, de nous donner un réel courage.
Ainsi, depuis 50 ans la collection "Terre Humaine" développe des sauvegardes, assurant à l'écrit une somme de cultures ordinaires dont les témoins, de tradition orale, laissent néanmoins de la sorte une trace. Et combien je regrette la disparition de la collection "Voix" de chez Maspéro. Entre les récits d'un lapon, des chants traduits du Turc, des rêveries arabes calligraphiées, je n'ai cessé d'y apprendre à vivre poétiquement. (p. 42)
Mon capital est humble : celui des yeux rougis d'une lecture de poussière. On trouve bien des ouvrages démonétisés, livrés à l'oubli des boîtes des libraires, surtout sans les chercher, au petit bonheur. Dans les librairies d'un autre âge, où il en reste, dans des brocantes, aux Emmaüs. Ce qui n'est pas pour me déplaire, tant le livre, cet éternel perdant, s'apparente au chiendent, à l'herbe rase des talus. Semer, perdre. Et voir germer un jour, un texte porteur de joie là où on ne l'attendait pas. (p. 112)
Démocratie
Difficile de faire confiance au système pour se régénérer lui-même. cette utopie libérale a du plomb dans l'aile. Ce qui ne l'empêche nullement de déferler. La désaffection de certains bassins d'emploi est alarmante. On fait semblant de croire en une République. (...)
La culture unitaire, partagée par pas mal de libraires, ne suffira pas à boucher les trous, ni à gommer les exclusions. (...)Comment faut-il s'y prendre pour solidariser des conduites ? Tel quarteron de libraires respectés et indépendants fera-t-il dans le paysage déclassé plus d'effet que trois saints de vitrail ? (p. 59)