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EAN : 9782070404025
1109 pages
Gallimard (12/02/1998)
4.02/5   4293 notes
Résumé :
1968.

"Solennels parmi les couples sans amour, ils dansaient, d'eux seuls préoccupés, goûtaient l'un à l'autre, soigneux, profonds, perdus. Béate d'être tenue et guidée, elle ignorait le monde, écoutait le bonheur dans ses veines, parfois s'admirant dans les hautes glaces des murs, élégante, émouvante, exceptionnelle, femme aimée, parfois reculant la tête pour mieux le voir qui lui murmurait des merveilles point toujours comprises, car elle le regarda... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (356) Voir plus Ajouter une critique
4,02

sur 4293 notes
J'avais 17 ans. Je plongeais dans "Belle du Seigneur" pavé pour lequel j'avais cassé ma rachitique tirelire d'étudiante. Gallimard se refusait alors à publier une édition de poche. Maudits soient certains choix éditoriaux! La journée s'achevait dans les gris. Vers 17H, j'ouvrais LE roman. Lorsque je relevais la tête, le jour baignait encore la pièce. La dernière page était tournée, une nouvelle journée débutait. Il était 8H ou 10H. Je ne me souviens pas très bien.Mais je ne suis pas allée à la fac. Je devais me nourrir et recommencer. J'ai donc recommencé l'histoire fabuleuse d'Ariane et de Solal avec plus d'empressement que je n'en mis pour apaiser les gargouillements et autres borborygmes de mon estomac vindicatif.
Ceci est une anecdote vraie.
Depuis, les années ont passé. J'ai relu à deux ou trois autres reprises ce livre (qui reste à jamais mon livre, celui qu'aucun autre ne peut supplanter). Pas récemment. Mais mon admiration pour Albert Cohen et ma ferveur pour Belle du Seigneur sont suffisamment intactes pour que je me lance dans l'exercice d'une critique.

Je commence donc:
Belle du Seigneur est la tragédie de l'amour absolu. Une tragédie moderne qui n'a rien à envier à l'Antique. Une tragédie qui serpente dans des chemins buissonniers foisonnants, luxuriants, tour à tour lumineux et obscurs, insouciants ou ombrageux, charmeurs ou couleur de plomb. Belle du Seigneur c'est le drame de la lucidité (lucidité du héros, lucidité du romancier qui ne cesse d'apparaître au fil des pages), une méchante lucidité qui espère malgré tout, qui se refuse à désespérer. Seule Ariane voit des lendemains radieux. Solal l'amoureux, acteur et observateur, assiste, impuissant, à la fin qu'il sait écrite d'avance. Il se démène dans le sublime et se gausse de l'idéal et de l'élevé. Empli de compassion pour son amante si naïve, il est doté d'un double inattendu. La prosaïque Mariette monologue entre cuisine et ménage, commente longuement dans des pages serrées pleines de bon sens. Comme Solal son affection pour Ariane est totale, comme Solal, elle observe. Comme lui, elle prédit. Mais lui s'agite sur les hauteurs sociales, elle trime parmi les gens du peuple. Leurs points de vue convergent mais leurs actes divergent: Mariette a exclu le sublime de la vie de couple. Pour durer, l'amour doit accepter le quotidien. Si il avait fallu, Mariette, elle, serait allée aux toilettes avec son homme. On ne peut rester sur les sommets: l'oxygène manque.

Belle du Seigneur, c'est l'Europe de l'entre-deux-guerres. C'est la Société Des Nations à l'aube du nazisme, servile et veule, gangrenée déjà par l'antisémitisme et le goût du pouvoir. C'est la lâcheté, les grimaces sociales. Ce sont les babouineries. Merci Monsieur Cohen pour ces pages! Jamais écrivain n'avait dépeint avec tant de verve et de truculence les petits et grands arrangements sociaux.

Belle du Seigneur, c'est aussi la bourgeoisie protestante et bien-pensante, mesquine jusque dans ses suçotements dégoûtants. Antoinette Deume, jamais je ne vous ai oubliée. Encore aujourd'hui, je guette la moindre trace de petitesse dans mon existence afin de ne jamais, jamais vous ressembler. Il y a des lectures qui laissent une empreinte indélébile.

Belle du Seigneur, c'est le vent ébouriffant des Valeureux, personnages légendaires et caricaturaux, frères de Usbek, Rica et Candide. C'est l'humanité dans ce qu'elle a de folie et de sagesse. C'est l'humanité qui pue des pieds en demeurant digne, celle qui ment et donne, vole et compatit, celle qui jamais ne rejoindra les rangs des adorateurs de bottes. C'est l'humanité imparfaite et cocasse qui permet de souffler, de se réjouir. Ce sont les légendes orientales qui s'opposent à l'esprit cartésien. C'est la bouffonnerie qui fait un pied de nez aux babouineries.
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Une « énorme histoire », tout en finesse et démesure, tout en cynisme et drôlerie, tout en répulsion et passion destructrice. Une « énorme histoire » au lyrisme échevelé, aux chuchotis ravageurs, aux vérités qui font mal.
Un livre qui vous fait atteindre des sommets, qui vous prend aux tripes, au coeur, et ailleurs ; un livre qui vous fait monter les larmes aux yeux, éclater de rire, bondir de joie ; un livre qui va vous montrer avec un entêtement moqueur les recoins sombres de nos sentiments et les dessous des cartes ; un livre qui vous fera bredouiller d'émotion tant l'écriture y est étourdissante, féérique, magique.
Il y a tant et tant de choses à dire sur ce livre kaléidoscope aux mille couleurs chatoyantes, aux sombres fulgurances…
Comme j'ai aimé Ariane et Solal ! Ariane, la « vive, la tournoyante, l'ensoleillée, jolie comme un coquelicot au vent de l'été ». Ariane dans sa robe blanche, un peu déesse, un peu fillette avec ses « moues de tendresse ». Et puis Solal avec son « visage impassible couronné de ténèbres désordonnées », ce « youpin né en Grèce et naturalisé français », ce Don Juan cruel qui joue avec le coeur et les sentiments des femmes.
Solal voulut conquérir sa Belle avec d'autres moyens que l'habituelle gestuelle du mâle dominateur, sans son « brio de gorille au Ritz, sa parade de coq de bruyère, sa animale danse nuptiale ». L'échec fut total ! Là est peut-être le péché originel car, dès lors, leur passion deviendra ordinaire, échevelée peut-être, flamboyante surement, mais ordinaire. Elle s'usera avec le temps, malgré les artifices, malgré leurs tentatives désespérées et vaines, parfois sublimes, parfois pathétiques, pour sauver leur merveille du naufrage.
Arianne et Solal évoluent dans ce monde de l'entre-deux-guerres qui lui aussi gambade gaiement et avec insouciance vers le désastre. Grand ponte à la Société des Nations, Solal le voit d'ailleurs venir. Quel machin, comme dirait De Gaulle, que cette SDN ! Un repaire d'incapables, d'ambitieux à la petite semaine, de poltrons, et de profiteurs, plus intéressés par leur petite carrière que par la recherche de la concorde entre les peuples. Quelle drôle d'idée eut Solal de cesser soudainement de s'ébattre avec cette bande d'inaptes ? de jouer les princes vertueux ? Il se prendra leur antisémitisme en pleine figure. Un antisémitisme bien comme il faut, poli, de salon, raisonnable. En attendant l'autre qui pointe le bout de son nez.
Que d'images ! Que de rires, que de révoltes, que de tristesse !
Le petit Deume et ses Deumeries, le mari d'Ariane, pathétique flemmard à l'ambition démesurée, cocu errant. Et les cinq valeureux, iconoclastes, bouffons, drôles, menteurs, avides, mais toujours fidèles au prince Solal. Mariette et ses monologues ravageurs si plein de bons sens. Les chuchotis et les délires d'Ariane. Les longs silences lucides de Solal. Les faux dévots bêtes et méchants. Les craquelins de l'infâme Antoinette Deume.
Quelle aventure, mes amis ! Ce fut un long, grand et sublime voyage. Une lecture marathon grandiose et inoubliable.
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Ce livre est un très gros morceau, au propre comme au figuré. Si vous détestez les gros livres, alors abstenez-vous. Par contre si vous aimez les petites visions corrosives sur l'amour, la vie en société, les préjugés, les gens de toutes classes et de toutes origines. Que dis-je, corrosives? Et si c'était simplement réaliste et magistralement écrit, parfois avec un abandon total de ponctuation, comme le cours de la parole. Un livre qui parle en somme, un monument assurément.
L'histoire, en 2 mots et très succinctement (car vous imaginez qu'on ne peut réduire à quelques lignes plus de 1000 pages de prose et parce que d'autres l'on décrite mieux que moi ailleurs), s'ouvre sur une conquête amoureuse, celle d'Ariane, une belle suissesse de bonne famille bien chrétienne qui s'ennuie à mourir avec son époux légitime, Adrien Deume sous fifre à la Société des Nations (SDN, ancêtre de l'ONU). le conquérant, c'est Solal (voir Solal & Mangeclous), un Juif grec, beau et ténébreux, numéro 2 de la SDN. La scène de la conquête au chapitre XXXV est un monument difficilement égalable. Au cours du roman, on navigue dans les visions et monologues intérieurs des personnages.
Mais l'oeuvre de Cohen ne traite pas, à mon sens, de l'action de tomber amoureux, de réussir une conquête difficile ou de l'extraordinaire extase partagée que vivent les amants animés par ce sentiment mais bien plutôt de l'odieuse, de la décisive, de l'insurmontable question : Comment sauver l'amour de l'usure? Albert Cohen nous dresse un panorama de ce combat perdu d'avance, de comment un couple pour arriver à ne pas se lasser l'un de l'autre est obligé de déployer toutes sortes d'artifices, qui pourtant n'atteignent jamais le résultat escompté. Ainsi, l'auteur nous fait-il toucher du doigt l'étrange analogie entre amour et toute autre forme d'addiction, où rien n'égalera jamais le premier shoot et où l'on ne récolte qu'une destruction de soi-même à vouloir persévérer dans le traitement.
Ne ratez pas l'écriture au vitriol de l'homme très expérimenté qu'était l'auteur au moment où il écrivait Belle du Seigneur. Les monologues foisonnants et déjantés d'Ariane valent aussi le détour et semblent jouir d'un lien de filiation directe avec ceux de "Mademoiselle Else" d'Arthur Schnitzler. Et puisque j'en suis aux influences juives autrichiennes, n'y aurait-il pas un soupçon du couple Stefan Zeig / Lotte Altmann dans la paire que forment Solal et Ariane ? Mais bien sûr, tout ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand chose.
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Que serait devenu l'amour de Tristan et Iseult s'ils s'étaient enfuis définitivement dans la forêt ? La passion, isolée et libérée de tout obstacle, peut-elle survivre à l'épreuve du temps ? C'est, entre autres, la question qu'explore Albert Cohen dans ce monument de la littérature du XXe siècle qu'est Belle du Seigneur.

« Entre autres », car ce roman qui se passe à Genève dans les années 30 ne se limite pas à analyser la passion flamboyante du brillant Solal pour la délicate Ariane. Il pointe aussi les travers d'une époque. Les navrantes journées de travail d'Adrien Deume, le fat et paresseux mari d'Ariane, alimentent une critique acerbe de la bureaucratie, en l'occurrence la Société des Nations (dont Solal est le Sous-Secrétaire Général), censée oeuvrer pour la paix après la guerre de 1914-1918, mais qui n'arrive même pas à endiguer la montée de l'antisémitisme en son sein. Avec les préjugés et les bassesses des parents Deume, l'auteur raille les conventions étriquées de la petite la bourgeoisie. le récit vire même au burlesque quand ce sont "les Valeureux" - les truculents oncles et cousins de Solal, "Juifs du soleil et du beau langage" débarqués de l'île grecque de Céphalonie - qui font office de Candide pour ridiculiser les codes et l'hypocrisie de la haute société.

Pour en revenir à l'idée de départ, la relation entre Solal et Ariane sert de terrain d'expérience à Albert Cohen pour décortiquer chaque étape de la passion amoureuse, depuis le premier moment de séduction, jusqu'aux ravages finaux, comme jamais personne ne l'avait fait avant lui - sauf, peut-être, Laclos dans Les liaisons dangereuses ou Tolstoï dans Anna Karénine.
L'épisode des « yeux frits », où Solal annonce à Ariane qu'il va réussir à la séduire est un moment d'anthologie. Je relirais le livre cent fois rien que pour ce passage où tout bascule, où Ariane lâche prise et s'ouvre à cet amour interdit, quelles qu'en soient les conséquences. Cette passion, l'auteur l'explore de l'intérieur avec les remarquables monologues de la jeune femme, ces pensées qui débordent comme un fleuve sans ponctuation. Une Ariane idéaliste qui s'acharne à se montrer sous son meilleur jour, à occulter la moindre trace de trivialité du quotidien, à combler le silence de musique, pour faire durer l'émerveillement du début. En face, Solal regarde se consumer les sentiments qu'il a allumés et s'y brûle volontairement, organisant leur fuite, puis dissimulant son éviction de la SDN, pour entretenir chez Ariane l'illusion du bonheur. Il boit cet amour fou jusqu'à la lie, tout en ayant conscience que leur entreprise est vouée à l'échec.

La conclusion est sans appel : pour exister, la passion doit se nourrir de l'obstacle, se griser du danger. Les amoureux livrés à eux-mêmes, au ban de la société, finissent par étouffer dans leur bulle. C'est vrai, il n'y a pas d'amour heureux, mais combien de merveilleuses pages les grandes passions ont-elles inspiré ! Belle du Seigneur en fait un millier, et j'aurais voulu que cela ne s'arrête jamais.
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J'ai mis 4 étoiles à Belle du Seigneur, parce que je trouve que c'est un 'grand' livre, avec du souffle, une originalité, un style particulier, beaucoup de finesse dans la description de la société et ses faux-semblants, beaucoup de justesse aussi dans les personnages et leur évolution au cours de ce huis-clos amoureux...

Pourtant, ce livre m'a vraiment dérangée quand je l'ai lu, j'en ai gardé un souvenir agacé et j'ai retrouvé ces impressions mitigées en le feuilletant pour écrire ma critique.
En fait, le sentiment amoureux est tellement exacerbé et lyrique qu'il en devient mièvre et un peu écoeurant...
On sent que Solal et Ariane, magré leur fragilité et leur part d'ombre, sont deux individus solaires, brillants et attachants. Et c'est un vrai gâchis de les voir se détruire à vouloir s'aimer trop absolument ! En lisant, j'avais envie de secouer Ariane et de lui dire 'Retournez à Genève, que Solal trouve du boulot, toi aussi ou alors écris ton fameux roman, voyez des gens, lisez des livres, faites des enfants, promenez-vous en montagne, acceptez le quotidien et la routine, ils peuvent être très beaux aussi !'. Evidemment, si elle avait suivi mes conseils, la littérature aurait perdu un chef d'oeuvre. Mais Ariane et Solal auraient peut-être gagné une longue vie d'amour d'ensemble, et plein de petits moments de bonheur.
Bref, la philosophie de Belle du Seigneur, cette recherche impossible d'absolu et de pureté, ne correspond pas du tout à ma façon de voir les choses. D'où certainement mon agacement à la lecture.

Toutefois, je pense que c'est un livre à lire absolument, qui laisse une empreinte durable, peut toucher ou faire réfléchir à la vie.

A lire aussi pour tout ce qui passe autour d'Ariane et Solal.
Le monde minuscule d'Adrien d'abord : on se prend à sourire franchement lors des passages légers, mais, à d'autres moments, il devient presque touchant à force d'être si benêt et 'à côté de la plaque'...
Les monologues intérieurs de la femme de ménage d'Ariane, pleins de sens pratique et d'incompréhension devant les lubies de sa patronne...
La caricature de tous les petits-bourgeois hypocrites et mesquins...
Le discours sur la séduction/babouinerie que Solal fait à Ariane, justement pour la séduire...
Le style, parfois ampoulé, parfois indigeste, mais qui, pour moi, s'adapte parfaitement à ce long roman et donne la preuve du talent d'Albert Cohen...
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critiques presse (3)
Lexpress
01 octobre 2018
Publié au XXe siècle, ce roman est XVIIe par son mélange de farce et de sublime, dont le sublime est rendu d'autant plus saillant par la farce. Saltiel, Mangeclous, Adrien Deume et ses parents sont la base en chantilly d'où s'élèvent, fiole d'éther et cachets dans leurs mains jointes, Solal et Ariane. C'est le plus beau gâteau de suicide de la littérature française.
Lire la critique sur le site : Lexpress
LeMonde
13 août 2018
Grand roman d’une passion qui s’autodétruit entre le flamboyant Solal et Ariane, jeune femme de la grande bourgeoisie genevoise qu’il arrache à son médiocre mari, Belle du Seigneur, d’Albert Cohen (1968), est aussi un très grinçant tableau du quotidien des diplomates, plutôt négligé par la littérature.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Lexpress
27 juillet 2018
Si le conte est émouvant, c'est surtout la verve du conteur qui émerveille. A mi-chemin entre Homère et le marchand de tapis oriental, il excelle à restituer le grouillement et les contradictions de la vie dans un discours dont il ne perd jamais le fil.
Lire la critique sur le site : Lexpress
Citations et extraits (525) Voir plus Ajouter une citation
Les regarder, leur sourire, leur sourire avec des larmes, leur dire que leur temps de vie était court et qu'elles ne devraient pas le consacrer à la haine.
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Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d’un battement de paupières. Dites moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d’elle annonciatrices et servantes.

…………

Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux je la regardais. Alors, écoutez, elle s’est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s’est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt aimée par ce baiser à elle-même donné. Ô élancée, ô ses longs cils recourbés dans la glace, et mon âme s’est accrochée à ses longs cils recourbés. Un battement de paupières, le temps d’un baiser sur une glace, et c’était elle, elle à jamais. Dites-moi fou mais croyez-moi. Voilà, et lorsqu’elle est retournée dans la grande salle, je ne me suis pas approché d’elle, je ne lui ai pas parlé, je n’ai pas voulu la traiter comme les autres.

……….



Ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j’aime et j’aime celle que j’aime, et qui m’aimera, car je l’aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m’aimerait-elle pas, celle qui d’amour peut aimer un crapaud, et elle m’aimera, m’aimera, m’aimera, la non-pareille m’aimera, et chaque soir j’attendr
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Partie 3

Niaise, cet plaisanterie, mais plus le plaisantant est important et plus on savoure, les rires n'étant alors qu'approbation de la puissance.
« Babouineries et adoration de la force, le snobisme qui est désir de s'agréger au groupe des puissants. Et si le même prince de Galles oublie de boutonner le dernier bouton de son gilet ou si, parce qu'il pleut, il retrousse sur le bas de son pantalon, ou si, parce qu'il a un furoncle sous le bras, il donne des poignées de main en levant haut le bras, vite les babouins ne boutonnent plus le dernier bouton, vite font retrousser le bas de leur pantalon, de serrent les mains en arrondissant le bras. Babouineries, l'intérêt pour les idiotes amours des princesses. Et si une reine accouche, toutes les dames bien veulent savoir combien son vermisseau pèse de kilos et quel sera son titre. Incroyables babouin aussi, cet imbécile soldat agonisant qui a demandé à voir sa reine avant de mourir.
« Babouinerie, la démangeaison féminine de suivre la mode qui est imitation de la classe des puissants et désir d'en être. Babouinerie, le port de l'épée par des importants sociaux, rois, généraux, diplomates et même académiciens, de l'épée qui est signe du pouvoir de tuer. Babouinerie suprême, pour exprimer leur respect de Ce qui est le plus respectable et leur amour de Ce qui est le plus aimable, ils osent dire de Dieu qu'il est le tout-puissant, ce qui est abominable, et significative de leur odieuse adoration de la force qui est pouvoir de nuire et enfin de contre-pouvoir de tuer.
« Cette animale adoration, le vocabulaire même en apporte des preuves. Les mots liés à la notion de forces sont toujours de respect. Un "grand" écrivain, une oeuvre "puissante", des sentiments "élevés", une "haute" inspiration. Toujours l'image du gaillard de haute taille, tueur virtuel. Par contre, les qualificatifs évoquant la faiblesse sont toujours de mépris. Une "petite" nature, des sentiments "bas", une oeuvre "faible". Et pourquoi "noble" ou "chevaleresque" sont-ils termes de louange ? Respect hérité du moyen âge. Seuls à détenir la puissance réelle, celle des armes, les nobles et les chevaliers étaient les nuisibles et les tueurs, donc les respectables et les admirables. Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n'ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c'est-à-dire le meurtre, était le but est l'honneur suprême de la vie d'un homme ! Dans les chansons de gestes, les nobles et les chevaliers sont sans arrêt occupés à tuer, et ce ne sont que triples traînant hors des ventres, crânes éclatés bavant leurs cervelles, cavaliers tranchés en deux jusqu'au giron. Noble ! Chevaleresque ! Oui, pris en flagrant délit de babouinerie ! À la force physique et au pouvoir de tuer ils ont associé l'idée de beauté morale.
« Tout ce qu'ils aiment et admirent est force. L'importance sociale est force. Le courage est force. L'argent est force. Le caractère est force. Le renom est force. La beauté, signe et gage de santé, est force. La jeunesse est force. Mais la vieillesse, qui est faiblesse, ils la détestent. Les primitifs assomment leurs vieillards. Les jeunes filles de bonne famille, en mal de mariage, précisent dans leurs annonces qu'elles ont des espérances directes et prochaines, ce qui signifie que papa et maman vont bientôt claquer , Dieu merci. Et moi, mon horreur des vieilles qui viennent toujours s'asseoir près de moi dans les trains. Dès qu'une de ses sorcières barbues entre dans mon compartiment, ça ne rate jamais, c'est moi qu'elle choisit, et elle vient se coller contre moi qui la hais en silence, me tenant aussi loin que je peux du corps abominable si proche de la mort, et si je me lève je tâche de marché un peu sur ses cors, par erreur.
« Ce qu'ils appellent péché originel n'est que la confuse honteuse conscience que nous avons de notre nature babouine et de ses affreux affects. De cette nature, un témoignage entre 1000, le sourire qui est mimique animale, héritée de nos ancêtres primates. Celui qui sourit signifie à l'hominien d'en face qu'il est pacifique, qu'il ne le mordra pas avec ses dents, et pour preuve il les lui montre, inoffensives. Montrer les dents et ne pas s'en servir pour attaquer est devenu un salut de paix, un signe de bonté, pour les descendants des brutes du quaternaire.
« oh assez. Pourquoi me donner tant de peine ? Je commence la séduction. Très facile. En plus des deux convenances, la physique et la sociale, il n'y faut que quelques manèges. Question d'intelligence. À une heure du matin donc, vous amoureuse, et à une heure quarante, vous et moi gare pour départ ivre mer soleil, et au dernier moment vous peut être abandonnée quai gare, pour venger le vieux. Le vieux, vous vous rappelez ? sa lévite, je la mets quelquefois la nuit, et je me déguise en juif de mon coeur, avec barbe et attendrissantes boucles rituelles et toque de fourrure et pieds traînants les dos voûté et parapluie ingénu, vieux juif de millénaire noblesse, ô amour de moi, porteur de la loi, Israël sauveur, et je vais dans les rues nocturnes, pour être moqué, fier d'être moqué par eux. Les manèges, maintenant.
« Premier manège, avertir la bonne femme qu'on va la séduire. Déjà fait. C'est un bon moyen pour l'empêcher de partir. Elle reste par défi, pour assister à la déconfiture du présomptueux. Deuxième manège, démolir le mari. Déjà fait. Troisième manège, la farce de poésie. Faire le grand seigneur insolent, le romantique hors du social, avec somptueuse robe de chambre, chapelet de santal, monocle noir, appartement aux Ritz, et crises hépatiques soigneusement dissimulées. Tout cela pour que l'idiote déduise que je suis de l'espèce miraculeuse des amants, le contraire d'un mari à laxatifs, une promesse de vie sublime. Le pauvre mari, lui, ne peut pas être poétique. Impossible de faire du théâtre 24 heures par jour. Vu tout le temps par elle, il est forcé d'être vrai, donc piteux. Tous les hommes sont piteux, y compris les séducteurs lorsqu'ils sont seuls et non en scène devant une idiote émerveillée. Tous piteux, et moi le premier !
« Rentrée chez elle, elle comparera son mari au fournisseur de pouahsie, et elle le méprisera. Tout lui sera motif de dédain, et jusqu'au linge sale de son mari. Comme si un Don Juan ne donnait pas ses chemises à laver ! Mais l'idiote, ne le voyant qu'en situation de théâtre, toujours à son avantage est fraîchement lavé et pomponné, se le figure héros ne salissant jamais ses chemises et n'allant jamais chez le dentiste. Or, il va chez le dentiste, tout comme un mari. Mais il ne l'avoue pas. Don Juan, un comédien toujours sur scène, toujours camouflé, dissimulant ces misères physiques et faisant en cachette tout ce qu'un mari fait ingénument. Mais comme il le fait en cachette et qu'elle a peu d'imagination, il lui est un demi-dieu. ô les sales nostalgiques yeux de l'idiote bientôt adultère, ô sa bouche bée devant les nobles discours de son prince charmant porteur de 10 mètres d'intestins. ô l'idiote éprise d'ailleurs, de magie, de mensonge. Tout du mari l'agace. La radio du mari et son inoffensive habitude d'écouter les informations trois fois par jour, pauvre chou, ses pantoufles, ces rhumatismes, ses sifflotements à la salle de bains, ses bruits lorsqu'il se brosse les dents, son innocente manie des petits noms tendres, dans le genre Chouquette, poulette ou tout simplement chérie à tout bout de champ, ce qui est dépourvu de piment et la met hors d'elle. Il faut à madame du sublime à jet continu.
« Elle est donc rentrée chez elle. Tout à l'heure, le séducteur l'entourait de guirlandes, l'appelait déesse des forêts et Diane revenue sur terre, et la voilà maintenant par le mari transformée en poulette, ce qui la vexe. Tout à l'heure, suave et charmée, elle écoutait le séducteur la gorger de sujets élevés, peinture, sculpture, littérature, culture, nature, et elle lui donnait délicieusement la réplique, bref deux cabots en représentation, et voilà que maintenant le pauvre mari en toute innocence lui demande ce qu'elle pense de la façon d'agir des Boulissons qu'ils ont eus à dîner il y a deux mois, et depuis, rien, silence, dîner pas rendu. Et le plus fort de café, c'est que j'ai appris qu'ils ont invité les Bourrassus ! Les Bourrassus, qu'ils ont connus grâce à nous, tu te rends compte ! Moi je suis d'avis de couper les ponts, qu'est-ce que tu en dis ? Et caetera, y compris le touchant tu sais chouchou ça a bien marché avec le boss, il me tutoie. Bref, pas de sublimités avec le mari, pas de prétentieux échanges de goûts communs à propos de Kafka, et l'idiote se rend compte qu'elle gâche sa vie avec son ronfleur, qu'elle a une existence indigne d'elle. Car elle est vaniteuse, l'amphore.
« Le plus comique, c’est qu'elle en veut à son mari non seulement de ce qu'il n'est pas poétique mais encore et surtout de ce qu'elle ne peut pas faire la poétique devant lui. Sans qu'elle s'en doute, elle lui en veut d'être le témoin de ses misères quotidiennes. Au réveil, la mauvaise haleine, la tignasse de clownesse ébouriffée et clocharde abrutie, et tout le reste, y compris peut-être l'huile de paraffine du soir ou les pruneaux. Dans le compagnonnage de la brosse dents et des pantoufles, elle se sent découronnée et elle en tient responsable le malheureux qui n'en peut mais. Par contre, quelle marche triomphale à cinq heures de l'après-midi lorsque, lessivée à fond avec mise en plis et sans pellicules, plus heureuse et non moins fière que la Victoire de Samothrace, elle va retrouver à larges Coulées son noble coliqueur clandestin, et elle chante des chorals de Bach, glorieuse de faire bientôt la sublime toute belle avec son intestineur, et en conséquence de se sentir princesse immaculée avec cette mise en plis si réussie.
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Tu l'aimes et tu veux qu'elle t'aime, et tu ne peux tout de même pas aimer un chien parce qu'il vaut mieux qu'elle ! Eh bien alors séduis, fais ton odieux travail de technique et perds ton âme. Force-toi à l'habileté, à la méchanceté. [...] Tu n'es pas encore enraciné et des méchancetés trop marquées la repousseraient. Il leur reste un peu de bon sens au début. Par conséquent, du tact et de la mesure. Se borner à lui faire sentir que tu es capable d'être cruel. [...] Elle sera indignée, mais son tréfonds aimera. Lamentable de devoir déplaire pour lui plaire. Ou encore un masque subitement impassible, des airs absents, une surdité soudaine. Ne pas répondre par distraction feinte à une question qu'elle te pose la désarçonne mais ne lui déplaît pas. C'est une gifle immatérielle, une ébauche de cruauté, un petit plain-pied sexuel, une indifférence de mâle. De plus, ton inattention augmentera son désir de captiver ton attention, de t'intéresser, de te plaire, la remplira d'un sentiment confus de respect. Elle se dira, non, pas se dira, mais vaguement sentira, que tu es habitué à ne pas écouter toutes ces femmes qui t'assaillent, et tu seras intéressant.
[...] Qui est cruel est sexuellement doué, capable de faire souffrir, mais aussi de donner certaines joies, pense le tréfonds. Un seigneur quelque peu infernal les attire, un sourire dangereux les trouble. [...]

Donc, pendant le processus de séduction, prudence et y aller doucement. Par contre, dès qu'elle sera ferrée, tu pourras y aller. Après le premier acte, curieusement dénommé d'amour, il sera même bon, à condition qu'il ait été réussi et approuvé avec enthousiasme par la balbutiante pauvrette, il sera même bon que tu lui annonces qu'elle souffrira avec toi. Encore transpirante, et contre toi collante, elle te répondra alors que peu lui importe, que la souffrance avec toi ce sera encore du bonheur. [...]
Lorsqu'elle est entrée en pleine passion, donc cruautés ouvertes. Mais dose-les. Sois cruel avec maîtrise. Le sel est excellent mais pas trop n'en faut. Par conséquent, alternances de duretés et de douceurs, sans oublier les obligatoires ébats. [...]

Ne renonce jamais aux cruautés qui vivifient la passion, et lui redonnent du lustre. Elle te les reprochera mais elle t'aimera. Si par malheur tu commettais la gaffe de ne plus être méchant, elle ne t'en ferait pas grief, mais elle commencerait à t'aimer moins. Primo, parce que tu perdrais de ton charme. Secundo, parce qu'elle s'embêterait avec toi, tout comme avec un mari. Tandis qu'avec un cher méchant on ne bâille jamais, on le surveille pour voir s'il y a une accalmie, on se fait belle pour trouver grâce, on le regarde avec des yeux implorants, on espère que demain il sera gentil.
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Partie 6

« Je la déteste ! s'écria-t-il en frappant du poing sur la table dont les verres s'entrechoquèrent. Je la déteste, car jamais elle n'avouera que c'est parce que ce quatrième-là est tout neuf et qu'il la change du troisième. Non, elles parlent toujours du nouvel amour comme d'un arrêt du destin, d'une inéluctabilité, d'un mystère adorable, avec grande consommation d'âme ! Donc, remuant son âme et son derrière, elle file en Égypte avec le quatrième qui la décevra le jour où elle s'apercevra qu'il a des coliques, tout comme un mari !
« Et l'empis ! Il faut qu'il fasse de la force, lui aussi, le malheureux. L'empisette l'exige. Ah oui, je vous en ai déjà parlé. Et la serine, donc ! La serine, pour qu'elle consente à avoir des émois et à pondre les petits oeufs subséquents, il faut que le pauvre type fasse de l'énergie et du sport, et que je vocifère plus que les autres serins, et que je fasse l'apache avec des roulis d'épaules et des javas de gangster et des ailes pendantes menaçantes ! Pauvre de moi ! Et si je m'avise d'être aimable, de rage elle me crève les yeux ! »
Il s'arrêta. Chapelet de santal tournoyant autour de l'index, il se vit sortant de l'échoppe du tatoueur marseillais, puis dans une chambre d'hôtel, étendu à terre, à jamais flegmatique, les bras en croix sous la lampe qui resterait allumée toute la nuit, les bras en croix et un trou au-dessus du mamelon et, tout autour, les points noirs de la poudre. Non, pas un trou puisque à bout portant. Les gaz de combustion, entrés dans la plaie, provoqueraient un éclatement de la peau en forme de croix étoilée. Il se tourna vers elle.
— Les mots abominables que je dis et que je regrette après les avoir dits, paléolithiques et babouines, si je les dis et ne peux m'empêcher de les redire, c'est parce que j'enrage qu'elles ne soient pas comme elles méritent d'être, comme elles sont au fond de mon coeur. Elles sont des anges, et je le sais. Mais alors pourquoi la paléolithique derrière l'ange? Écoutez mon secret. Parfois je me réveille en sursaut dans la nuit, tout transpirant d'épouvante. Comment est-ce possible, elles, les douces et tendres, elles, mon idéal et ma religion, elles, aimer les gorilles et leurs gorilleries? C'est la stupéfaction de mes nuits que les femmes, merveilles de la création, toujours vierges et toujours mères, venues d'un autre monde que les mâles, si supérieures aux mâles, que les femmes, annonce et prophétie de la sainte humanité de demain, humanité enfin humaine, que les femmes, mes adorables aux yeux baissés, grâce et génie de tendresse et lueur de Dieu, c'est mon épouvante qu'elles soient séduites par la force qui est pouvoir de tuer, c'est mon scandale de les voir déchoir par leur adoration des forts, mon scandale des nuits, et je ne comprends pas, et jamais je n'accepterai ! Elles valent tellement mieux que ces odieux caïds qui les attirent, comprenez-vous ? Cette incroyable contradiction est mon tourment, que mes divines soient attirées par ces méchants velus ! Divines, oui ! Sont-ce les femmes qui ont inventé les massues, les flèches, les lances, les épées, les feux grégeois, les bombardes, les canons, les bombes? Non, ce sont les forts, leurs virils bien-aimés ! Et pourtant elles adorent Un de ma race, le prophète aux yeux tristes qui était amour ! Alors ? Alors, je ne comprends pas.
Il prit son chapelet, l'inspecta comme pour le comprendre, le posa sur la table, murmura un souriant merci à personne, fredonna un chant de la Pâque. Soudain, l'apercevant qui le regardait, il lui fit de la main un salut d'amitié.
— Aude qui fut ma femme. Durant les derniers temps de notre mariage, parce que je m'étais mis hors du social, parce que j'avais ôté le masque du réussisseur, parce que je n'étais plus un misérable ministre, parce que, pauvre et absurdement barbu et saint, je ne jouais plus la farce de l'homme fort, lorsque je lui disais mon épouvante de voir se flétrir son amour, mon tourment de me voir traité comme rien, moi, l'ancien seigneur de toute l'âme, ô ses silences et son visage imperméable, visage de pierre, ô ce jour où dans notre chambre de misère, j'avais voulu trouver grâce en faisant moi-même la vaisselle et que j'avais fait tomber une assiette et que je m'étais excusé, pauvre idiot, ô son horrible petit mépris excédé, mépris de femelle. J'étais pauvre, donc faible, je n'étais plus un important, je n'étais plus un sale victorieux. Tenace d'espoir absurde, je lui disais mon déchirement de n'être plus aimé, sûr que si elle comprenait elle me prendrait dans ses bras, et j'attendais des mots de bonté, j'attendais, la bouche entrouverte de malheur. J'espérais, je croyais en elle. Tu ne me dis rien, chérie? Je n'ai rien à dire, a répondu la femelle au pauvre, au vaincu. Pétrifiée, durcie parce que je l'appelais au secours, parce que j'avais besoin d'elle. Je n'ai rien à dire, répétait la femelle avec un air crétin d'impératrice lointaine, agacée par le mendiant de tendresse. Et c'était la même qui m'adorait, les premiers temps, se voulait esclave lorsque j'étais un luisant vainqueur.
Il alluma une cigarette, aspira une longue prise de fumée pour lutter contre le sanglot, sourit, refit le salut d'amitié.
— Cinquième manège, la cruauté. Elles en veulent, il leur en faut. Dans le lit, dès le réveil, comme elles ont pu m'assommer avec mon beau sourire cruel ou mon cher sourire ironique, alors que je n'avais qu'une envie, beurrer de toute mon âme ses tartines et lui apporter son thé au lit. Envie refoulée, bien sûr, car le plateau du petit déjeuner aurait singulièrement diminué sa passion. Alors moi, pauvre, je retroussais mes babines, je montrais mes bouts d'os pour faire un sou• rire cruel et la contenter. Malheureux Solal, elles lui en ont fait voir ! L'autre nuit, après une de ces gymnastiques auxquelles elles trouvent un étonnant intérêt, elle n'a pas manqué de me roucouler une mignonnerie dans le genre mon méchant chéri qui a été si insupportable avec moi hier. Avec reconnaissance, entendez-vous? Ainsi Elizabeth Vanstead m'a remercié de lubies cruelles à contrecoeur inventées, m'a remercié tout en caressant mon épaule nue. Affreux !
Il s'arrêta, haleta, les yeux fous, tigre emprisonné, cependant qu'elle le considérait. Elizabeth Vanstead, la fille de Lord Vanstead, la plus élégante étudiante d'Oxford, recherchée de tous, si hautaine et si belle qu'elle n'avait jamais osé l'aborder. Elizabeth Vanstead toute nue avec cet homme !
— Non, trop de dégoût, je ne peux plus. J'aime mieux séduire un chien. Oui, je sais, je me répète. Manie de ma race passionnée, amoureuse de ses vérités. Lisez les prophètes, saints rabâcheurs. Un chien, pour le séduire, je n'ai pas à me raser de près ni à être beau, ni à faire le fort, je n'ai qu'à être bon. Il suffira que je tapote son petit crâne et que je lui dise qu'il est un bon chien, et moi aussi. Alors, il remuera sa queue et il m'aimera d'amour avec ses bons yeux, m'aimera même si je suis laid et vieux et pauvre, repoussé par tous, sans papiers d'identité et sans cravate de commandeur, m'aimera même si je suis démuni des trente-deux petits bouts d'os de gueule, m'aimera, ô merveille, même si je suis tendre et faible d'amour. J'estime les chiens. Dès demain je séduis un chien et je lui voue ma vie. Ou peut-être essayer d'être homosexuel ? Non, pas drôle de baiser des lèvres moustachues. Voilà d'ailleurs qui juge les femmes, ces créatures incroyables qui aiment donner des baisers à des hommes, ce qui est horrible.
Il eut un regard traqué car il venait d'apercevoir une mouche sur la tapisserie, une de ces atroces grosses bleues métalliques qui l'effrayaient. Il s'approcha du mur avec précaution, constata que ce n'était qu'une tache. Rassuré, il sourit à cette femme, croisa les bras, esquissa un pas de danse, lui sourit encore, soudain inexprimablement heureux.
— Voulez-vous que je vous montre comme je sais bien jongler? Je peux jongler avec six objets différents, ce qui est difficile à cause des inégalités de poids et de volume. Par exemple, une banane, une prune, une pêche, une orange, une pomme, un ananas. Voulez-vous que je sonne le maître d'hôtel pour qu'il apporte des fruits? Non? Dommage.
Il alla à travers la pièce, svelte et les cheveux désordonnés, l'air faussement distrait, soignant son charme, extravagant avec, sa brimbalante cravate de commandeur. Revenu vers elle, il lui offrit une cigarette qu'elle refusa, puis des fondants au chocolat qu'elle refusa aussi. Il eut un geste de résignation et parla de nouveau.
— Moi aussi je me raconte des histoires dans le bain. Ce matin, je me suis raconté mon enterrement, c'était agréable. A cet enterrement sont venus des chatons en rubans roses, deux écureuils bras dessus bras dessous, un caniche noir avec un col de dentelle, des canetons en manchons, des brebis avec des chapeaux bergère, des chevrettes en crêpe georgette, des colombes bleu pastel, un petit âne en larmes, une girafe en costume de bain 1880, un lionceau pattu qui croque un coeur de salade pour montrer qu'il a bon coeur, un boeuf musqué qui répand une gaieté franche et de bon aloi, un petit rhinocéros myope, tellement mignon avec ses lunettes en écaille et sa corne peinte en or, un bébé hippopotame avec un tablier en toile cirée pour ne pas se salir quand il mange, mais il ne finit jamais sa soupe. Il y a aussi sept petits chiens très copains en habits du dimanche, fiers de leurs blouses marinières et de leurs sifflets retenus par une tresse, ils boivent des sirops de framboise avec une paille, puis ils mettent une patte devant leur bouche pour bâiller parce qu'on s'embête à cet enterrement. Le plus petit chien en escarpins est habillé en petite fille modèle avec un pantalon de dentelle qui dépasse, et il saute à la corde pour se faire admirer par sa maman qui cause honorablement avec une demoiselle sauterelle aux yeux froids pensant à l'eau d'un étang. Cette sauterelle est très religieuse, elle adore les couronnements des reines et leurs accouchements.
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Pire lecture de ma vie : "Belle du seigneur" - J'ai besoin de vous en parler ! (Tiboudouboudou)
Voici mon avis ou plutôt ma critique sur "Belle du seigneur" d'Albert Cohen qui est pour moi un ouvrage dangereux, je peux officiellement dire que ça a été la pire lecture que j'ai jamais faite !
#booktube #livre
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