Tout autour le claquement des semelles est si fort que le simple battement d'ailes de mes pieds nus me rend invisible.
Les temps du marathon se font et se défont sur les vastes périodes d'ennui et d'apparente immobilité.
J'ai toujours préféré courir pour ne pas trop voir et courir pour ne pas trop dire.
l faut avoir souvent perdu pour vouloir gagner à ce point, proteste la Petite Voix. La gagne est le fruit d’un échec, si obscur soit-il.
C'est toujours le genou qui porte et le pied qui tire. Hanche, genou et cheville forment les trois axes qui articulent la course.
Papa (son entraîneur) m'a toujours dit qu'un marathon se préparait comme une course au trésor et je sais désormais où se trouve le trésor. Le trésor se trouve en moi, je le porte et le pousse du bout de mes pieds nus. Je le tire comme le cuir d'un ballon qui va droit au but.
On a inventé la course pour permettre à ceux qui n'avaient aucune raison de courir de courir malgré tout.
Je cours parce que je déteste marcher et je ne vois rien dans ce monde sans pitié pour m’indiquer qu’il faille rester immobile.
(Actes Sud, p.56)
En vérité je ne cours pas mieux qu'un autre : je cours comme personne.
Samedi 10 septembre 1960. Nous sommes à Rome, près du Capitole de Michel-Ange et des ruines du Forum romain. C’est l’avant-dernier jour des Jeux olympiques, le dernier jour du calendrier éthiopien. On se prépare au marathon, l’ultime épreuve de ces jeux. On fait des petits sauts presque sur place, on respire à fond et on s’appelle au départ. Dans quelques secondes il sera dix-sept heures trente, l’heure attendue par les soixante-neuf concurrents de ces XVIIe Olympiades (*) Il fait vingt-trois degrés et la nuit tombera vite car le changement d’heure n’existe pas encore. Ceci n’a rien d’un marathon, c’est la guerre. Sous nos yeux le dossard numéro 11 est celui d’un jeune caporal éthiopien de la garde royale du négus. Il se nomme Abebe Bikila et il a vingt-huit ans. Il est venu à Rome pour reprendre un combat déjà gagné vingt ans plus tôt.
(*) = Jeux Olympiques et non Olympiades