Qui pourrait me rendre la solennité puérile des jours de l'an d'autrefois ? ...
L'année n'est plus cette route ondulée, ce ruban déroulé qui, depuis janvier, montait vers le printemps, montait, montait vers l'été pour s'y épanouir en calme plaine, en pré brûlant coupé d'ombres bleues, tâché de géraniums éblouissants, puis descendait vers un automne odorant, brumeux, fleurant le marécage, le fruit mûr et le gibier, puis s'enfonçait vers un hiver sec, sonore, miroitant d'étangs gelés, de neige rose sous le soleil... Puis le ruban ondulé dévalait, vertigineux, jusqu'à rompre net devant une date merveilleuse, isolée, suspendue entre les 2 années comme une fleur de givre : le jour de l'an
Vieux curé sans malice qui me donnâtes la communion, vous pensiez que cette enfant silencieuse, les yeux ouverts sur l'autel, attendait le miracle, le mouvement insaisissable de l'écharpe bleue qui ceignait la Vierge ? N'est-ce pas ? J'étais si sage !... Il est bien vrai que je rêvais miracles, mais...pas les mêmes que vous. Engourdie par l'encens des fleurs chaudes, enchantée du parfum mortuaire, de la pourriture musquée des roses, j'habitais, cher homme sans malice, un paradis que vous n'imaginiez point, peuplé de mes dieux, de mes animaux parlants, de mes nymphes et de mes chèvres-pieds... Et je vous écoutais parler de votre enfer, en songeant à l'orgueil de l'homme qui, pour ses crimes d'un moment, inventa la géhenne éternelle...
Une enfant très aimée, entre des parents pas riches, et qui vivait à la campagne parmi des arbres et des livres, et qui n'a pas connu ni souhaité les jouets coûteux...
Une enfant superstitieusement attachée aux fêtes des saisons, aux dates marquées par un cadeau, une fleur, un traditionnel gâteau... Une enfant qui d'instinct ennoblissait de paganisme les fêtes chrétiennes, amoureuse seulement du rameau de buis, de l'oeuf rouge de Pâques, des roses effeuillées à la fête-Dieu...
Toutes trois nous rentrons poudrées, moi la petite bull et la bergère flamande...
Il a neigé dans les plis de nos robes, j'ai des épaulettes blanches, un sucre impalpable fond au creux du mufle camard de Poucette, et la bergère flamande scintille toute, de son museau pointu à sa queue en massue.
Nous étions sorties pour contempler la neige...
Du haut du talus, nous nous sommes penchées sur le fossé que comblait un crépuscule violâtre fouetté de tourbillons blancs; nous avons contemplé Levallois noir piqué de feux roses, derrière un voile chenillé de mille et mille mouches blanches, vivantes, froides comme des fleurs effeuillées, fondantes sur les lèvres, sur les yeux, retenues un moment aux cils, au duvet des joues... Nous avons gratté de nos dix pattes une neige intacte, friable, qui fuyait sous notre poids avec un crissement caressant de taffetas. Loin de tous les yeux, nous avons galopé, aboyé, happé la neige au vol, goûté sa suavité de sorbet vanillé et poussiéreux...
Merveille ! Ce nouveau parvenu sait gaspiller ! ... Laissons-le errer pendant quelque temps parmi les inévitables cheminées en lapis-lazuli, diamants trop gros et chiens trop petits... Il n'y a pas de mal à ce que son or bondissant cascadeur, scandalise la pimbêche et stérile vieille fortune française, dégoutée de l'activité, revenue de tous les arts, fidèle aux talents passés parce qu'elle est paresseuse, et pudibonde parce qu'elle manque d'imagination.
« Chéri » de Colette lu par Julie Pouillon l Livre audio