Savez-vous pourquoi les tiges articulées des parapluies s'appellent des baleines ? Parce que, à l'origine, elles étaient réalisées dans les fanons de cétacé.
Cela, et beaucoup d'autres choses, je l'ai appris dans ce roman sauvage, cruel mais de toute beauté, de
Francisco Coloane. Il met beaucoup de lui-même dans cette aventure australe puisque son père commandait une baleinière et s'est noyé en mer. La vie rude et difficile des habitants de l'archipel de Chiloé connaît bon nombre de légendes et bon nombre de drames.
En 1920, le petit Pedro, né de père inconnu, a 13 ans lorsqu'il retrouve sa mère noyée au retour de la pêche. Seul au monde, fuyant un grand-père hautain et méprisant devenu riche propriétaire terrien, Pedro achève son année scolaire puis va offrir ses bras aux voisins pour les moissons et le meulage du blé, en paiement des dettes de sa mère. Premiers émois aussi.
Vient le temps où il travaille pour un pêcheur d'huîtres qui garde secrets les bancs exceptionnels qu'il vient de trouver jusqu'au jour où il se fait arnaquer par un ami et perd jusqu'à sa maison.
Ce livre impressionnant de documentation comprend deux parties : la première évoque avec beaucoup de réalisme la vie de ces hommes et de ces femmes du bout du monde aux prises continuelles avec les tempêtes de l'Antarctique, les mauvaises pêches ou les récoltes dévastées mais aussi avec la solidarité indispensable, les veillées par belles nuits où plane l'ombre du Caleuche, du Trauco ou de la Pincoya pour faire sourire les vieux et apeurer les enfants.
Un coup de chapeau tout particulier au traducteur,
François Gaudry, qui a eu l'excellente idée de conserver certains mots dans leur jus pour colorer d'aridité ou de mystère cette nature sauvage, ces techniques primitives et ces croyances locales.
La deuxième partie, dense, secouante sur des flots furieux, éprouvante jusqu'à l'horreur, raconte la vie du Leviatan, de son capitaine et de ses marins, y compris Pedro comme timonier, qui doivent gagner leur vie au péril de la leur en chassant les baleines ou les cachalots. Bêtes et hommes, dans des combats forcenés, luttent pour leur survie dans des brassées d'eau salée, de déflagrations du canon harponneur, de remous à casser le dos, d'odeurs écoeurantes et d'hémoglobine au seau.
Pas de sensationnalisme, pas de longueurs répugnantes, pas d'héroïsme mal placé. Juste la vie acharnée et violente de ces hommes qui partent pour plusieurs jours de chasse sans merci pour ramener des tonnes de viande et des tonneaux d'huile de lampe à la compagnie qui les emploie. Et qui en veut toujours plus. Imaginez des bêtes de 25 à 35 m de long, pesant plusieurs tonnes, qu'il faut traiter immédiatement pour empêcher le pourrissement des chairs et l'inconsommabilité de la viande. Nous sommes encore loin de la pêche industrielle, américaine et norvégienne surtout, qui a fini par être sévèrement encadrée par des lois internationales et qui est déjà évoquée très précisément par
Francisco Coloane.
L'auteur a vécu ces pêches, a entendu raconter son père et les marins, a été dégouté par les massacres de ces bêtes gigantesques et a lutté activement pour que cessent les carnages apocalyptiques.
Ecriture précise, hyperréaliste, sans effet de manches, telle est la marque de fabrique de cet immense conteur qui n'a pas son pareil pour dire sa terre natale, cette
Tierra del Fuego, cette Patagonie qui a fait rêver tant d'aventuriers.