Bien à l’abri dans son trou, le rat était certain que l’homme ne l’avait pas vu. Il ne regardait pas dans sa direction. Et c’était une chance pour le rongeur. Lui ne pouvait le voir que d’un œil, l’autre ne s’étant jamais développé. A la place, une simple orbite, recouverte d’un voile fibreux translucide. Mais le fait d’être cyclope ne l’avait jamais gêné. Comme celui d’avoir deux queues. Et quelques petites anomalies de-ci, de-là. On pouvait être un rat cyclope à deux queues, et vivre parfaitement bien, pour peu que l’homme ne cherche pas à venir faire la chasse. Ce qui était le cas dans cette ville où nulle âme ne vivait. S’il avait su lire, il aurait été inquiet de savoir qu’on projetait d’y faire revenir les habitants malgré le danger qu’on appelait radiations. Il aurait trouvé cocasse que les autorités aient certifié, main sur le cœur, qu’il n’y avait aucune preuve de mutation génétique parmi les animaux présents. Quelle bonne blague pour un rat cyclope à deux queues !
Il avait beau se savoir proche de l’océan, l’odeur de marée lui sembla soudain plus marquée. L’air ne venait pourtant pas du large pour autant qu’il puisse en juger. Il s’arrêta un instant, huma l’air ambiant, se disant qu’il était sans doute préférable qu’un peu de vent chasse les miasmes de la cité. Légèrement penché en avant, frissonnant, il se fraya péniblement un chemin à travers les rues encombrées, où la végétation avait repris ses droits.
Mais ce n’était qu’un animal. Sans doute plus malin que la moyenne. Et qui se contentait de survivre, assez bien d’ailleurs, sur un territoire qu’il avait d’instinct délimité par rapport à son handicap visuel. S’il avait su lire, et qu’il décide de quitter son trou, il n’aurait pas manqué tomber sur un panneau annonçant le nom de l’endroit. Baranomura. Et celui de la préfecture. Fukushima. Mais ces noms n’avaient aucune signification pour un rongeur. Pas plus que son esprit ne se rappelait ce qui s’était produit dans la cité un certain mois de mars, quelques années plus tôt. Après tout, ce n’était qu’un rat.
« Toute cette ville morte commence réellement à me taper sur les nerfs ! » songea-t-il. Il patienta encore cinq minutes sur le pas de la porte, à l’affut du moindre mouvement, jusqu’à ce qu’il recommence à se détendre. « Allons, restons calme et finissons-en le plus vite possible ». Il fit demi-tour, repoussa le battant derrière lui pour pénétrer dans la maison vide. Ce qui fait qu’il ne perçut pas l’ombre gigantesque qui se glissait vers lui.
Il se tenait au milieu de la salle à manger. La table était encore dressée, et dans les petits bols disposés sur la nappe, la soupe de ramen, les gyoza frits et le riz avaient fini par se dessécher et ne subsistaient plus qu’à l’état de reliquat racorni. Une ou deux chaises zaisu étaient renversées, indiquant que les occupants des lieux avaient dû quitter les lieux précipitamment. Trop précipitamment d’ailleurs, au point d’en oublier l’objet qu’il était venu rechercher.