Antoine Compagnon annonce tout de suite la couleur : il vise, avec cet essai, à reconduire le plus grand nombre dans les librairies afin qu'ils retrouvent le chemin des « Fleurs du mal » et du « Spleen de Paris ». Y parviendra-t-il ?
Faut dire que
Baudelaire n'est pas un « client » facile. Tout le monde connait les vers « Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté » - qui sont certainement les vers les plus célèbres de la poésie française. Mais après ?
D'emblée je saluerai l'honnêteté intellectuelle de M. Compagnon qui dresse ici un portrait complet et sans tabou de ce génie de la poésie française, père de la poésie moderne. Mais pas que … L'auteur s'attache d'abord à montrer la richesse de la poésie de
Baudelaire, tantôt qualifiée de poésie réaliste, voire morbide (on pense bien sûr au poème « la charogne »), proche de la poésie baroque, tantôt taxée de classicisme par
Proust qui trouve des ressemblances entre Racine, Malherbe et
Baudelaire. Bon, un écrivain qui divise les spécialistes, qui échappe à toutes les classifications, à toutes les étiquettes, moi, ça me plait, ça. Donc une bonne raison de découvrir
Baudelaire. Je vois déjà un sourire poindre sur les lèvres de mon libraire.
Maintenant qu'en est-il de l'homme ? On découvre un homme qui souffre de sombres crises de cafard, atteint de flegme (pour rester polie) pathologique et de procrastination chronique, frappé d'infécondité, d'impuissance à produire. Et le paradoxe est là : cet homme qui a écrit les plus beaux poèmes de la langue française était névrosé, mal dans sa peau, constamment insatisfait de son travail, s'autocritiquant, se censurant sans cesse, se surveillant toujours.
Baudelaire était lucide dans sa création, comme il l'était dans la croyance aveugle de ses contemporains dans le progrès et dans la modernité. Il était lucide quand il pressentait la mort de l'art dans les sociétés modernes pour laisse la place au divertissement. Lucide quand il se faisait l'observateur de la désacralisation de l'art dans le monde moderne.
Eh ben tout ça me parle, tiens. Et là je me dis que vraiment je suis une idiote de ne pas (encore) avoir lu «
les fleurs du mal » ou « le spleen de Paris » (je ne compte pas les poèmes analysés à l'école. Je devrais plutôt dire «disséqués », tant j'avais cette impression d'acharnement thérapeutique. Ah, quand l'école ferme des portes alors qu'elle devrait en ouvrir …). Et mon libraire se frotte les mains, il sent la cliente appâtée, alléchée, impatiente de tenir dans ses mains l'objet tant convoité.
Et puis bardaf, la douche froide ! Au fil du texte, au fil de l'analyse de l'oeuvre de ce génie,
Antoine Compagnon nous révèle un
Baudelaire misanthrope, convaincu que l'homme est fondamentalement mauvais, entaché du péché originel. On découvre un
Baudelaire mesquin, contre le rire, hostile à la démocratie, à l'égalité, partisan de la peine de mort, ultra-libéral (désolée, mais ne s'est-il pas écrié « Assommons les pauvres ! »), méprisant les femmes (et aussi les Bruxellois et les Belges… Euh je suis vraiment mal prise, comme on dit à Bruxelles), ennemi de la presse et des journaux, qu'il accuse d'approximations, d'inexactitudes, … Et là, ben cela m'a rappelé quelqu'un, là de l'autre côté de l'océan. Non, plus sérieusement, je n'ai pas du tout apprécié cette part sombre, cette face cachée du génie.
Alors je reste avec cette question : vais-je ou non lire la poésie de
Baudelaire, en sachant que je n'aurais pas du tout apprécié cet homme s'il avait été contemporain ? Peut-on apprécier un auteur quand on exècre l'homme dans la vie de tous les jours ? Ou doit-on faire la part de choses, dissocier l'oeuvre de la personnalité de l'auteur ?
Et mon libraire ? Eh bien il attendra encore un peu, le temps que je tranche la question …