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Critique de zenzibar


J'ai découvert Montaigne sur le tard et depuis il ne me lache plus. Enfin je devrais utiliser le pluriel, car si je privilégie la version de 1595, finalisée par Marie de Gourmay, apparue comme par magie dans une brocante alors que je la cherchais, quasi offerte pour une poignée d'euros, je consulte régulièrement ma version en « français moderne » d'André Lanly de la collection Quarto-Gallimard. Sans débat, ma préférée est celle de 1595, qu'il m'arrive d'emporter dans les transports en commun ou dans mon sac à dos, à l'occasion de sorties en pleine nature.

Par conséquent, des liens très forts. Alors, « l'ami de l'ami » pourrait être un ami ?

Pas vraiment, car ce « Dictionnaire amoureux de Montaigne » est aussi un peu un « Dictionnaire amoureux d'André Comte Sponville » par « lui-m'aime ».

Qu'ACS soit un aficionado et un grand connaisseur de Montaigne ne fait pas de doute mais ce dictionnaire constitue un effet d'aubaine pour lui, pour se mettre régulièrement lui et ses livres en tête de gondole.

Le lecteur a ainsi le privilège de savoir qu'ACS a des soucis de coliques, oui, comme Montaigne. Mais au XVIéme siècle, pour ces problèmes de santé, pour traiter les calculs, aucun traitement pour soulager les tourments. Quand Montaigne évoque, furtivement, ces ennuis, cela permet d'apprécier combien en dépit de ces souffrances, les préoccupations spirituelles, humaines n'ont cessé d'inspirer le sage.

De même, ce copinage corporatiste, courtisan, en particulier avec Luc Ferry, ne présente aucun intérêt. Est-ce que dans « Les Essais » Montaigne relate des promenades à cheval avec Henri de Navarre, futur Henri IV, ses rencontres avec Henri III ou Catherine de Médecis ? Il aurait pourtant pu légitimement confier quelques anecdoctes d'un intérêt historique.

Abstraction faite de cet excès de vanité, il existe de bonnes raisons de lire très attentivement ce dictionnaire. Je pourrais en citer au moins trois.

La première est que cette lecture offre l'occasion de relire de nombreuses citations des Essais. Même si la majorité est très connue, le charme et le plaisir agissent toujours avec la même fraîcheur de la découverte.

La seconde, et là nous sommes au coeur de la matrice d'ACS, est que cette présentation permet de croiser la lecture « brut » dans toute sa floraison sauvage et ses résurgences avec une carte et ses courbes de niveaux. Car il faut bien en convenir, la lecture des Essais n'est pas facile, même en « français moderne ». le propos serpente, s'allonge, dévie et on peut vite perdre le fil. La plupart du temps le titre du chapitre n'a rapidement plus aucun rapport avec le(s) développement(s), on en oublie même son initulé.

Enfin, ce livre permet de compléter l'information factuelle du commun des mortels, par exemple sur La Boétie, Marie de Gourmay...

Sur le contenu, si la grille de lecture proposée est, me semble t-il, dans l'ensemble assez consensuelle et ne doit pas faire polémique, il est malgré tout plusieurs points susceptibles de ne pas apporter l'adhésion.

Je n'en aborderai qu'un, concernant les livres. Pour ACS, « Au fond il ne les aime pas tant que çà ! » (p. 342) et un peu plus loin « l'exceptionnelle grandeur de son oeuvre tient au moins en partie à ce peu d'importance qu'il accorde aux livres en général (...) » (p. 344).

On croit rêver…

Bien sur, ACS peut extraire quelques citations qui semblent abonder dans ce sens. Mais tout au long des Essais, si le propos est souvent grave, il n'en demeure pas moins que Montaigne est facétieux. Régulièrement, il joue avec le lecteur, il faut, je pense, voir les clin d'oeil malicieux.

Il faut aussi lire entre les lignes, oui je sais, pas évident….il y une telle densité dans l'oeuvre, dans l'expression luxuriante de la pensée de Montaigne, qu'il paraît a priori étonnant que l'auteur eût pu laisser cette liberté au lecteur.

Pourtant, j'ai la faiblesse de penser que Montaigne a tracé volontairement comme un jeu de piste, pas pour trouver une chimérique pierre philosophale, mais juste par plaisir de battre les cartes et aussi parfois par sécurité.

Si on peut lire effectivement « Je feuillette les livres, je ne les estudie pas » (p. 690-éd 1595) cette affirmation est à l'évidence balayée par ce qui est développé quelques pages plus en avant. Car si « ceste capacité de trier le vray (…) je la dois principalement à moy », « les plus fermes imaginations que j'aye », au-delà des intuitions et méditations « je les aye establie et fortifiées par l'authorité d'autruy et par les sains exemples des anciens. » (p. 697 éd. 1595). Autrement dit, Montaigne se forge son opinion après maints balancements intérieurs et lectures des livres de sagesse antique.

Ainsi comme pour la question religieuse, pour laquelle l'appartenance à la foi catholique écrite çà et là dans l'ouvrage est à l'évidence une pure concession formelle du bout des lèvres, pour éviter le bûcher, il n'est pas exclu que Montaigne souhaitât ne pas être trop estampillé comme un lettré. A cette époque cela pouvait sentir l'hérétique.

Comment peut-on penser le quart de la moitié d'une seconde, qu'un homme puisse se retirer dans une tour, avec comme pièce centrale une bibliothèque, sans que celui-ci ne soit pas dévoré par la passion du livre, de la lecture, des mots ?

On n'inscrit pas des citations sur les murs, la charpente, sans être fiévreusement habité par celles-ci.

Les Essais sont parsemés d'un nombre infini de citations. Aujourd'hui, c'est naturellement un jeu d'enfant de retrouver une citation avec internet, mais il en était évidemment tout autre au XVIeme siécle. Montaigne ne pouvait compter que sur sa mémoire et la consultation, encore et encore, de ses livres, en particulier de sagesse antique.

Et s'il n'y avait que les citations...Au fil des pages Montaigne ne cesse de relater des faits historiques ou légendaires, anecdotes pittoresques, qui à l'évidence ont dans leur grande majorité une source livresque.

Alors certes on peut relever « Quand j'ecris je me passe bien de la compagnie et souvenances des livres ; de peur qu'ils n'interrompent ma forme. » (p. 917 éd 1595). A mon sens, cela signifie surtout que l'auteur distingue le temps de la lecture/réflexion de celui de l'écriture. du reste, quelques lignes plus loin de ce chapitre « Sur quelques vers de Virgile », il ajoute « Mais je me puis plus malaisement deffaire de Plutarque ; il est si universel et si plain, qu' à toutes occasions et quelque subject extravagant que vous ayez pris, il s'ingere à votre besongne, et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses, et d'embellissements » (p. 918 éd 1595)


Ces mots n'ont pas échappé à Virginia Woolf « Voilà quelqu'un qui connut le succès dans cette hasardeuse entreprise qu'est la vie ; fut un maitre, un époux, un père ; reçut des rois, aima des femmes, et passe des heures pencher sur de vieux livres ». Dans son court essai dédié à Montaigne, Virginia Woolf (« Essais choisis » p. 51) ne pouvait mieux résumer. Des rois, des femmes, des livres, auxquels on doit ajouter Etienne de la Boétie, tels pourraient être les points cardinaux de la boussole de Montaigne.

Quelques manques aussi dans ce dictionnaire.

Une absence très regrettable, celle de feu Robert Merle, auteur de la saga « Fortune de France ». Dans cette série monumentale, Robert Merle a remis au goût du jour le français du XVIéme siècle, celui de Montaigne, enfin plus ou moins modernisé. Un travail d'orfèvre qui doit beaucoup aux Essais. le berceau familial du héros se situe dans le Périgord près de Sarlat. Beaucoup d'expressions des Essais ont été insérées, avec bonheur, dans Fortune de France ;l'esprit de Montaigne y est très présent, enfin dans les premiers volumes. Dans le troisième opus, l'auteur met directement en scène Montaigne dans sa tour. Robert Merle avait toute sa place dans ce dictionnaire.

Plus accessoirement, ma curiosité aurait été satisfaite si ACS avait abordé a minima cet étonnant rapprochement qui ne peut manquer d'être opéré. On ne compte plus dans cette langue française des Essais, notamment dans cette édition de 1595 le nombre de mots que l'on retrouve quasi à l'identique dans la langue anglaise : « rober », « adventure, « estranger », « authorité », « doubte », « estomach » etc etc...Typiquement le type de recherche que l'on peut entreprendre lorsque l'on est rémunéré pour cette activité. Dommage...

Pour terminer sur une note où j'adhère totalement avec ACS, on peut mentionner la connexion qu'il établi avec la sagesse orientale. Montaigne est labellisé « maitre zen en Occident » (p.60), « le plus chinois des penseurs occidentaux » (p.108), et ce n'est pas pour céder à un effet de mode.

« La plus basse marche est la plus ferme ; c'est le siège de la constance. Vous n'y avez besoing que de vous. Elle se fonde là et appuyée toute en soy. » (p. 683 éd 1595). « Celui qui se dresse sur la pointe de pieds n'est pas stable. » (Lao Tseu XXIV trad. Stephen Mitchell)

Il est de fait qu'avec cette myriade de petits post it colorés, qui marquent les pages de mes exemplaires des Essais, un petit air de drapeau de prière tibétain enveloppe ces Essais  !

En conclusion, contrairement par exemple au sympathique « Eté avec Montaigne » de Compagnon, ce livre ne sera lu sans doute que par des lecteurs déjà très familiers avec Montaigne. C'est dommage, car il se lit très facilement et il est parfaitement documenté et inspirant.

Et il ne reste plus qu'à écrire ma critique amoureuse des Essais.
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