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Critique de Creisifiction


«Il était grand (un mètre quatre-vingt-deux ou trois), solidement bâti ; il marchait vers vous d'un pas ferme, le buste un peu penché en avant, le front baissé abritant un regard appuyé, un peu comme un taureau dans l'arène. Sa voix était grave et sonore, toute son attitude révélait un désir obstiné de s'affirmer, non point tant aux yeux des autres qu'aux siens propres. Rien d'agressif dans ce comportement dicté par une nécessité».
Par ces lignes ouvrant le roman, Joseph Conrad choisit de nous présenter son personnage avançant dans l'espace et comme venant à la rencontre du lecteur. Son physique, mais aussi sa jeunesse et sa détermination, la noblesse de son caractère, ainsi que sa fierté, sont d'entrée perceptibles en cette description ébauchée pourtant à grands traits, réduite pratiquement à l'attitude corporelle et à la manière particulière à Jim de se mouvoir.
LORD JIM fut initialement publié en feuilleton dans une revue écossaise entre octobre 1899 et novembre 1900. Considéré comme l'une des oeuvres les plus abouties de l'auteur, la plume y est absolument remarquable, façonnant une voix littéraire dont la «colorature» particulière est d'autant plus bluffante que l'écrivain d'origine polonaise (né Jozef Konrad Korzeniowski) avait appris l'anglais à l'âge adulte naviguant sur des bâtiments britanniques et, au moment de la rédaction du roman, ne s'était de fait mis à écrire que depuis quelques années! Empreinte d'une sensibilité et d'une sensorialité qui rendent la texture des paysages, les atmosphères et les personnages tangibles, denses, vivants, la langue de Conrad emporte naturellement l'adhésion subjective du lecteur. C'est ainsi, d'entrée de jeu, qu'une empathie inconditionnelle du lecteur envers l'énigmatique personnage de Jim s'instaure tout naturellement, à l'instar de celle qu'avait éprouvé le narrateur de l'histoire, Marlow, lorsque le chemin de ce commandant chevronné ayant roulé sa bosse aux quatre coins du monde avait croisé pour la première fois celui de Jim, à un moment déterminant pour l'avenir du jeune marin où pesait sur lui un terrible soupçon, celui d'avoir commis la faute la plus grave qui soit : abandonner un navire en mer, en livrant ses passagers à leur sort…
Conrad maîtrise avec subtilité l'art d'insuffler une grande puissance émotionnelle dans la narration des événements et dans ses descriptions en général, créant une adéquation parfaite entre les paysages et les atmosphères, les mouvements subjectifs et les vicissitudes connues par le parcours et la psychologie de ses personnages – sans forcer jamais le trait ou faire appel à des tournures superlatives comme en on retrouve assez volontiers chez la plupart de ses contemporains. Une langue qu'on pourrait qualifier de moderne et sans artifices, provoquant un effet saisissant d'authenticité (Conrad avait déclaré qu'il souhaitait, en écrivant, pouvoir «donner à voir» à son lecteur en même temps qu'à lire).
«Le bateau avançait régulièrement ; nous étouffions côte à côte dans l'air stagnant, surchauffé ; l'odeur de la boue, des marécages, l'odeur originelle de la terre féconde, nous sautait au visage. Puis, brusquement, dans un méandre du fleuve, ce fut comme si une grande main, là-bas, au loin, avait soulevé un lourd rideau (..) le ciel s'élargit au-dessus de nos têtes, une rumeur lointaine frappa nos oreilles, une fraîcheur nous baigna, emplit nos poumons, accéléra le cours de nos pensées, de notre sang, de nos regrets – et droit devant nous, les forêts s'abaissèrent devant la ligne bleu indigo de la mer»
Une langue inspirée et limpide, mise cependant au service d'une construction de récit qui, en l'occurrence, n'a rien de forcément simple ou linéaire, qu'on dirait plutôt touffue et sinueuse comme la nature foisonnante ou la topologie capricieuse des décors mythiques des îles et des mers du Sud où, comme c'est souvent le cas chez l'auteur, le roman campe son intrigue.
L'histoire de Jim nous est progressivement dévoilée par le récit rétrospectif qu'en fait son ami et protecteur Marlow (ce dernier étant un personnage-narrateur récurrent dans l'oeuvre conradienne, présent dans divers autres ouvrages, et notamment dans le célèbre «Au coeur des ténèbres»). Racontée essentiellement à partir de témoignages indirects, Marlow n'ayant lui-même côtoyé Jim qu'à très peu d'occasions, la narration se voit étayée en grande partie par des contributions apportées par une galerie de personnages secondaires hauts en couleur, ayant eu affaire, à un moment ou à un autre, ou croisé la route de Jim, générant de nombreuses parenthèses dans le récit, narrations emboitées les unes dans les autres ouvrant vers d'autres affluents au courant principal de l'intrigue, livrées de surcroit en une temporalité où des allers-retours entre les différents blocs temporels propres à chaque focalisation ne cessent d'intervenir. D'autre part, les réflexions personnelles suscitées chez Marlow, à la fois par l'histoire qu'il déroule et par la fascination que la personnalité de Jim avait exercé sur lui, donnent lieu à de multiples digressions, entrainant à leur tour d'autres suspensions temporaires de la narration, auxquelles viennent enfin se rajouter quelques effets déroutants créés par la technique du «décodage retardé» dont Conrad se sert magnifiquement, défiant la perspicacité liminaire du lecteur et semant le doute chez lui («delayed decoding» : technique si chère, entre autres, à Hitchcock, consistant dans la révélation anticipée d'éléments clés du dénouement d'une intrigue, passés ou futurs, de manière plus ou moins elliptique, déguisée, sans donner, bien évidemment, suffisamment d'indices permettant au lecteur d'accéder à sa pleine compréhension).
Le jeu en vaut pourtant largement la chandelle. LORD JIM est un classique magistral, et Jim un personnage inoubliable, magnifiquement construit. Libre de toute compromission, fondamentalement indomptable, emblématique par ailleurs de quelque chose dont la dimension imaginaire nous est familière et universelle : l'idéal romantique par excellence d'une liberté intérieure souveraine, radicale, inflexible, fière, foncièrement rétive à toute forme de soumission, aussi bien aux impératifs qu'aux chants de sirènes provenant de la société des hommes.
«Il est des nôtres», ne cessera pourtant de scander Marlow à l'intention de l'assemblée de vieux loups de mer réunie «après le dîner, sur une véranda ombragée par une végétation immobile, dans le profond crépuscule où luisaient seulement les lueurs rougeoyantes des cigares», cette longue soirée constituant le fil narratif principal du roman au cours de laquelle Marlow égrènera la vie et la destinée exceptionnelle de Jim. Que veut dire par là Marlow ? A quoi cette expression pourrait-elle se référer exactement? Allusion au sentiment de faute originelle et à la condition tragique à laquelle nous nous sommes vu condamner, lorsque Dieu, s'adressant aux anges, après qu'Adam eut mangé le fruit, prononça : «Voyez, l'homme est devenu comme l'un des nôtres : il connaît le bien et le mal»? Faudrait-il y voir également une référence au sentiment de trahison qu'aurait pu éprouver Conrad lui-même envers ses origines polonaises, à son exil et à sa propre quête d'expiation et de rédemption ? Ou encore l'évocation du dilemme auquel tout homme ne cesse de se confronter intérieurement, entre d'un côté son égocentrisme terrien et sa recherche de bonheur personnel, et de l'autre, sa fidélité à des principes abstraits plus élevés, à un code d'honneur et de conduite envers ses semblables ?
Beaucoup d'encre semble avoir coulé chez les commentateurs de l'oeuvre de Conrad autour du sens de cette expression récurrente du vieux mathurin, ainsi que, bien sûr, de la vraie nature de Jim, son infléchissable et taiseux protégé.
Le «comme nous autres» auquel Marlow se réfère ne pourrait-il en fin de compte nous renvoyer aussi à cette dimension idéale à laquelle nous sommes certainement très nombreux à avoir consacré une partie essentielle de nos plus beaux rêves de jeunesse, peuplés de héros romantiques et tragiques, de Werthers, d'Antigones et de tant d'autres, que nous avions à un moment ou un autre imaginé pouvoir préserver intacts en nous-même et que la vie n'aurait pourtant de cesse à vouloir éroder ? Ne serait-ce au fond ce qui nous rapprocherait si intensément, si intimement de Jim, qu'on quittera peut-être en refermant le roman, tel Marlow le voyant pour la toute dernière fois depuis le canot qui le conduisait vers son navire de transport : Jim, sur la grève, vêtu de blanc de la tête aux pieds, « la nuit dans son dos, la mer à ses pieds(..) un minuscule point blanc, sur lequel semblait se concentrer l'ultime lueur d'un univers enténébré».
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