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Henriette Bordenave (Autre)
EAN : 9782070374038
507 pages
Gallimard (21/09/1982)
4.02/5   528 notes
Résumé :
Le caractère profondément romanesque de Lord Jim (sa deuxième partie surtout), qui met en scène amour et combats guerriers dans la jungle malaise, a su enflammer des générations de jeunes lecteurs.
La complexité de ce long roman avait pourtant de quoi dérouter : monologues et dialogues continuellement imbriqués enchevêtrent un récit à tiroirs, un labyrinthe dont le fil conducteur ne se dénoue que brutalement, avec une fin tragique.
Conrad patiemment ti... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (53) Voir plus Ajouter une critique
4,02

sur 528 notes
Jim, âme démesurément romantique, pour qui le devoir et l'honneur comptent plus que tout, se trouve hanté par l'humiliation et la honte suite au naufrage du Patna sur lequel il servait. Cette impuissance à surmonter cette épreuve est une tache qui souille ses idéaux de droiture et de pureté. Au cours de son procès, il rencontre Marlow, le narrateur de l'histoire et se confie progressivement à lui.

Jim est un être entouré d'une « épaisse brume » qui ne laisse paraître son âme que par trouées fugaces. Marlow se prend d'amitié pour lui et tente de lui trouver une situation. Il se sent le devoir de venir en aide à celui dont il rappelle régulièrement et d'une façon mystérieuse, dans un esprit de forte solidarité entre marins : « Car c'était l'un des nôtres. »

Dans ce roman où, somme toute, les faits sont très simples, tout est affaire de perception et de psychologie. Très vite, le style très dense crée une atmosphère épaisse et lourde. Les points de vue se multiplient ainsi que les transitions abruptes. Les récits s'imbriquent comme des poupées russes avec, d'une part, Jim racontant à Marlow et, d'autre part, Marlow relatant ce récit à des amis après un dîner, en l'entrecoupant des descriptions et interventions d'autres personnages. La narration n'est pas linéaire. Conrad est coutumier de ce type de mise en abyme : l'effet d'éloignement confère un caractère mythique au récit conté.

Il m'apparaissait au départ que Conrad décrivait les choses d'une manière trop exhaustive et semblait vouloir surcharger l'histoire de notes dissonantes. Il crée ainsi un effet d'étrangeté et ce qui semblait n'appeler qu'une seule conclusion ouvre d'autres possibilités. La description des états d'âme est poussée et pourtant elle me fait perdre pied. Dans cette narration éclatée où les scènes s'entrechoquent, je me suis senti comme dans un rêve sombre et engourdissant, dans lequel nombre de retours en arrière et changements de perspective brouillent les repères.

L'histoire de Jim est délayée dans des longueurs qui deviennent suffocantes, presque lassantes et cependant elle acquiert un pouvoir de fascination, malgré le peu d'actions de cette histoire. Jim apparaît à Marlow par moments inconsistant, résigné et très éloigné et à d'autres piqué au vif dans une attitude de rébellion et d'orgueil ; Marlow ne parvient pas à bien cerner sa personnalité et ses motivations. Il y a chez Jim quelque chose de saturnien : il semble être un astre solitaire habité par la mélancolie qui évolue dans des contrées sidérales vastes et éloignées du soleil. Il est comme possédé par une sorte de « vague des passions ».

Jim est ainsi dépeint comme « une formidable énigme » insondable dont on peut seulement percevoir quelques traits partiels comme « des éclairs au milieu de la nuit ». La réalité, ou ce que Conrad nous présente comme tel, est décrite avec une telle intensité qu'elle en devient presque irréelle. Elle se dérobe sans cesse aux investigations pour laisser le narrateur et le lecteur dans une grande perplexité. On perçoit seulement une lumière confuse comme le « halo de la lune à travers les nuages ».

La narration, semblable à un maelström, est construite comme un bouillonnement de souvenirs remontant à la conscience de Marlow. Il raconte l'histoire en associant des souvenirs par analogie qui viennent nourrir, parfois éclairer et souvent brouiller le propos principal. Dans une atmosphère oppressante, suffocante, densifiée par un style riche, foisonnant et dissonant, créant une vision où se superposent plusieurs dimensions donnant une vue d'ensemble qui met mal à l'aise par sa profonde bizarrerie, le fil conducteur de l'histoire devient flou et le récit se mue en une vertigineuse descente remplie d'échos (car les voix de la narration sont démultipliées) où la notion de temps n'a plus rien d'unifiée.

Je ne peux m'empêcher de voir une portée philosophique dans cette histoire :
le déclin et la mort des principes de noblesse, d'honneur et de courage face à l'écrasant et implacable pouvoir grandissant du matérialisme et du profit ; le triomphe du progrès qui amène avec lui une crise de conscience et un chaos magistralement rendus par la narration. Roman aux allures de tragédie grecque, Lord Jim me semble être l'allégorie du crépuscule d'un monde.
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«Il était grand (un mètre quatre-vingt-deux ou trois), solidement bâti ; il marchait vers vous d'un pas ferme, le buste un peu penché en avant, le front baissé abritant un regard appuyé, un peu comme un taureau dans l'arène. Sa voix était grave et sonore, toute son attitude révélait un désir obstiné de s'affirmer, non point tant aux yeux des autres qu'aux siens propres. Rien d'agressif dans ce comportement dicté par une nécessité».
Par ces lignes ouvrant le roman, Joseph Conrad choisit de nous présenter son personnage avançant dans l'espace et comme venant à la rencontre du lecteur. Son physique, mais aussi sa jeunesse et sa détermination, la noblesse de son caractère, ainsi que sa fierté, sont d'entrée perceptibles en cette description ébauchée pourtant à grands traits, réduite pratiquement à l'attitude corporelle et à la manière particulière à Jim de se mouvoir.
LORD JIM fut initialement publié en feuilleton dans une revue écossaise entre octobre 1899 et novembre 1900. Considéré comme l'une des oeuvres les plus abouties de l'auteur, la plume y est absolument remarquable, façonnant une voix littéraire dont la «colorature» particulière est d'autant plus bluffante que l'écrivain d'origine polonaise (né Jozef Konrad Korzeniowski) avait appris l'anglais à l'âge adulte naviguant sur des bâtiments britanniques et, au moment de la rédaction du roman, ne s'était de fait mis à écrire que depuis quelques années! Empreinte d'une sensibilité et d'une sensorialité qui rendent la texture des paysages, les atmosphères et les personnages tangibles, denses, vivants, la langue de Conrad emporte naturellement l'adhésion subjective du lecteur. C'est ainsi, d'entrée de jeu, qu'une empathie inconditionnelle du lecteur envers l'énigmatique personnage de Jim s'instaure tout naturellement, à l'instar de celle qu'avait éprouvé le narrateur de l'histoire, Marlow, lorsque le chemin de ce commandant chevronné ayant roulé sa bosse aux quatre coins du monde avait croisé pour la première fois celui de Jim, à un moment déterminant pour l'avenir du jeune marin où pesait sur lui un terrible soupçon, celui d'avoir commis la faute la plus grave qui soit : abandonner un navire en mer, en livrant ses passagers à leur sort…
Conrad maîtrise avec subtilité l'art d'insuffler une grande puissance émotionnelle dans la narration des événements et dans ses descriptions en général, créant une adéquation parfaite entre les paysages et les atmosphères, les mouvements subjectifs et les vicissitudes connues par le parcours et la psychologie de ses personnages – sans forcer jamais le trait ou faire appel à des tournures superlatives comme en on retrouve assez volontiers chez la plupart de ses contemporains. Une langue qu'on pourrait qualifier de moderne et sans artifices, provoquant un effet saisissant d'authenticité (Conrad avait déclaré qu'il souhaitait, en écrivant, pouvoir «donner à voir» à son lecteur en même temps qu'à lire).
«Le bateau avançait régulièrement ; nous étouffions côte à côte dans l'air stagnant, surchauffé ; l'odeur de la boue, des marécages, l'odeur originelle de la terre féconde, nous sautait au visage. Puis, brusquement, dans un méandre du fleuve, ce fut comme si une grande main, là-bas, au loin, avait soulevé un lourd rideau (..) le ciel s'élargit au-dessus de nos têtes, une rumeur lointaine frappa nos oreilles, une fraîcheur nous baigna, emplit nos poumons, accéléra le cours de nos pensées, de notre sang, de nos regrets – et droit devant nous, les forêts s'abaissèrent devant la ligne bleu indigo de la mer»
Une langue inspirée et limpide, mise cependant au service d'une construction de récit qui, en l'occurrence, n'a rien de forcément simple ou linéaire, qu'on dirait plutôt touffue et sinueuse comme la nature foisonnante ou la topologie capricieuse des décors mythiques des îles et des mers du Sud où, comme c'est souvent le cas chez l'auteur, le roman campe son intrigue.
L'histoire de Jim nous est progressivement dévoilée par le récit rétrospectif qu'en fait son ami et protecteur Marlow (ce dernier étant un personnage-narrateur récurrent dans l'oeuvre conradienne, présent dans divers autres ouvrages, et notamment dans le célèbre «Au coeur des ténèbres»). Racontée essentiellement à partir de témoignages indirects, Marlow n'ayant lui-même côtoyé Jim qu'à très peu d'occasions, la narration se voit étayée en grande partie par des contributions apportées par une galerie de personnages secondaires hauts en couleur, ayant eu affaire, à un moment ou à un autre, ou croisé la route de Jim, générant de nombreuses parenthèses dans le récit, narrations emboitées les unes dans les autres ouvrant vers d'autres affluents au courant principal de l'intrigue, livrées de surcroit en une temporalité où des allers-retours entre les différents blocs temporels propres à chaque focalisation ne cessent d'intervenir. D'autre part, les réflexions personnelles suscitées chez Marlow, à la fois par l'histoire qu'il déroule et par la fascination que la personnalité de Jim avait exercé sur lui, donnent lieu à de multiples digressions, entrainant à leur tour d'autres suspensions temporaires de la narration, auxquelles viennent enfin se rajouter quelques effets déroutants créés par la technique du «décodage retardé» dont Conrad se sert magnifiquement, défiant la perspicacité liminaire du lecteur et semant le doute chez lui («delayed decoding» : technique si chère, entre autres, à Hitchcock, consistant dans la révélation anticipée d'éléments clés du dénouement d'une intrigue, passés ou futurs, de manière plus ou moins elliptique, déguisée, sans donner, bien évidemment, suffisamment d'indices permettant au lecteur d'accéder à sa pleine compréhension).
Le jeu en vaut pourtant largement la chandelle. LORD JIM est un classique magistral, et Jim un personnage inoubliable, magnifiquement construit. Libre de toute compromission, fondamentalement indomptable, emblématique par ailleurs de quelque chose dont la dimension imaginaire nous est familière et universelle : l'idéal romantique par excellence d'une liberté intérieure souveraine, radicale, inflexible, fière, foncièrement rétive à toute forme de soumission, aussi bien aux impératifs qu'aux chants de sirènes provenant de la société des hommes.
«Il est des nôtres», ne cessera pourtant de scander Marlow à l'intention de l'assemblée de vieux loups de mer réunie «après le dîner, sur une véranda ombragée par une végétation immobile, dans le profond crépuscule où luisaient seulement les lueurs rougeoyantes des cigares», cette longue soirée constituant le fil narratif principal du roman au cours de laquelle Marlow égrènera la vie et la destinée exceptionnelle de Jim. Que veut dire par là Marlow ? A quoi cette expression pourrait-elle se référer exactement? Allusion au sentiment de faute originelle et à la condition tragique à laquelle nous nous sommes vu condamner, lorsque Dieu, s'adressant aux anges, après qu'Adam eut mangé le fruit, prononça : «Voyez, l'homme est devenu comme l'un des nôtres : il connaît le bien et le mal»? Faudrait-il y voir également une référence au sentiment de trahison qu'aurait pu éprouver Conrad lui-même envers ses origines polonaises, à son exil et à sa propre quête d'expiation et de rédemption ? Ou encore l'évocation du dilemme auquel tout homme ne cesse de se confronter intérieurement, entre d'un côté son égocentrisme terrien et sa recherche de bonheur personnel, et de l'autre, sa fidélité à des principes abstraits plus élevés, à un code d'honneur et de conduite envers ses semblables ?
Beaucoup d'encre semble avoir coulé chez les commentateurs de l'oeuvre de Conrad autour du sens de cette expression récurrente du vieux mathurin, ainsi que, bien sûr, de la vraie nature de Jim, son infléchissable et taiseux protégé.
Le «comme nous autres» auquel Marlow se réfère ne pourrait-il en fin de compte nous renvoyer aussi à cette dimension idéale à laquelle nous sommes certainement très nombreux à avoir consacré une partie essentielle de nos plus beaux rêves de jeunesse, peuplés de héros romantiques et tragiques, de Werthers, d'Antigones et de tant d'autres, que nous avions à un moment ou un autre imaginé pouvoir préserver intacts en nous-même et que la vie n'aurait pourtant de cesse à vouloir éroder ? Ne serait-ce au fond ce qui nous rapprocherait si intensément, si intimement de Jim, qu'on quittera peut-être en refermant le roman, tel Marlow le voyant pour la toute dernière fois depuis le canot qui le conduisait vers son navire de transport : Jim, sur la grève, vêtu de blanc de la tête aux pieds, « la nuit dans son dos, la mer à ses pieds(..) un minuscule point blanc, sur lequel semblait se concentrer l'ultime lueur d'un univers enténébré».
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Monument de la littérature !
Jusqu'où l'orgueil peut-il nous mener...
Je comprends que beaucoup aient abandonné sa lecture en route, le style est superbe, la psychologie des personnages très poussée, mais pendant longtemps, j'ai eu envie de dire au narrateur, "bon, tu accouches !" Mais au final ça valait le coup d'attendre, car ce n'est pas d'une souris mais d'une montagne que l'enfantement résultera, et même si le dénouement ne nous surprend pas, on est surpris du choc qu'il nous procure, on s'y attend mais on ne l'encaisse pas. La force de Conrad est de nous rendre ce destin à la fois acceptable et inacceptable. On est soulagé et en colère.
Et ce livre ne pourra jamais s'effacer de notre mémoire.
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Ceux qui ont croisé le chemin de Jim disent de lui que c'est un être romanesque. "Romanesque", trait ironique pour un personnage de fiction, mais si juste pour qualifier cette âme assoiffée d'exploits et convaincue de sa propre valeur. Si Jim a embrassé une carrière maritime, c'est pour assouvir son désir d'aventures et déclencher les circonstances qui lui permettront de mettre en oeuvre son héroïsme. Il se rêve en Ulysse dominant les affres des océans par son courage légendaire. Mais en fait, lorsque survient le danger, Jim est paralysé par la terreur, tétanisé par le doute. le voici déchu aux yeux de la communauté maritime pour avoir abandonné son navire et ses misérables passagers en plein naufrage. L'imagination qui exaltait son désir d'épopées étouffe désormais un coeur frappé d'indignité sous des pensées morbides. La fuite est une échappatoire précaire, on n'échappe pas si aisément à sa culpabilité, et tout se finit par se savoir dans les ports d'Asie. La dernière solution est de quitter la civilisation. Mais même au fond d'une jungle, le "destin des hommes reste suspendu sur leur tête comme un nuage gros de tonnerre".

C'est Marlow, un commandant de marine chevronné, qui nous raconte la destinée de Jim. Installés dans des fauteuils d'osier disposés sous une véranda, des auditeurs suivent son long récit sans l'interrompre. La structure narrative du roman est complexe ce qui vaut à Conrad une réputation d'écrivain pour écrivains. Il a recours à des ellipses, fait des va-et-vient dans la chronologie et accumule les niveaux de récits. Cette construction élaborée de la narration ne m'a pas gêné dans ma lecture. J'ai par contre été freiné par la densité de l'analyse psychologique livrée par Marlow qui cherche à interpréter chacun de ses souvenirs. Mais il est vrai que ce désir de comprendre Jim dans sa complexité et son ambigüité, sans complaisance aucune, est ce qui motive le récit.

"Lord Jim" est un chef d'oeuvre, mais attention, l'aventure et l'exotisme ne sont que le contexte, voire le prétexte d'un roman dont la force repose sur les complexités de la narration et de l'analyse psychologique.
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J'ai lu Lord Jim parce que Finkielkraut l'a placé dans son livre sur l'intelligence de la littérature (le coeur intelligent) et parce qu'Eric Orsenna en a fait le livre qu'il emporterait sur une Ile déserte.
Avec de tels parrains, je pensais ne pas courir trop de risques.

Jim a des rêves d'aventure, de grandeurs.
Mais lorsqu'il est confronté à la première véritable épreuve, il n'est pas à la hauteur.
Blessure et traumatisme pour une belle âme qui assume devant la justice.
Mais commence alors le combat de sa vie : la lutte contre sa conscience et surtout contre le regard des autres, ou du moins ce qu'il imagine être le regard des autres.
La deuxième chance arrivera sous la forme d'une fuite qui révélera que nous avons à faire à un héros, un véritable héros.
Mais Conrad n'écrit pas des livres pour Hollywood…
Ou alors, en se penchant sur ce livre, des scénaristes Hollywoodiens pourraient en tirer une dizaine de films, et des scénaristes du cinéma indépendant une dizaine supplémentaire.
Bref les intellectuels que j'ai cité en début de commentaire ne disent pas que des bêtises : sur une île déserte avec le seul Lord Jim on peut voir venir et améliorer sa connaissance de cette drôle de bête qu'est l'être humain.
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Citations et extraits (88) Voir plus Ajouter une citation
Je restai planté là assez longtemps pour qu'un sentiment de solitude totale s'empare de moi, à tel point que tout ce que j'avais vu dans le passé récent, tout ce que j'avais entendu, et la parole humaine elle-même, me semblait ne plus avoir d'existence, et ne survivre qu'un instant de plus dans ma mémoire, comme si j'avais été le dernier représentant de la race humaine. C'était une impression étrange et mélancolique, née presque inconsciemment, comme toutes les illusions, dont je soupçonne qu'elles ne sont pas autre chose que des visions d'une lointaine et inaccessible vérité vaguement entrevue.
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(..) je restai là assez longtemps pour être submergé par une impression de solitude absolue ; à tel point que tout ce que j’avais vu et entendu récemment – et même toute parole humaine – semblait avoir déserté le monde, ne vivant encore pour un temps que dans ma mémoire, comme si j’étais le dernier vivant. C’était une étrange et mélancolique illusion, à demi consciente comme toutes nos illusions, que je soupçonne de n’être que des visions d’une vérité lointaine, inaccessible, à peine entrevue. C’était bien là, en vérité, l’un des lieux perdus, inconnus de la terre ; mon regard avait traversé sa surface obscure ; et je sentais que le lendemain, lorsque je l’aurais quitté à jamais, il perdrait toute réalité et ne vivrait plus que dans mon souvenir – jusqu’au jour où je tomberais moi-même dans le monde de l’oubli. Ce sentiment vit en moi ce soir avec une grande intensité, et c’est peut-être ce qui m’a poussé à vous raconter cette histoire, pour essayer de vous transmettre sa vie, sa réalité ; cette réalité révélée à la faveur d’un instant d’illusion.
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“Le Patna franchit les Détroits, traversa le golfe, suivit le passage du premier degré. Il piqua droit vers la mer rouge, sous un ciel serein, sous un ciel torride et sans nuage, sous un éclaboussement de soleil qui tuait toute pensée, serrait le cœur, desséchait toute impulsion de force et d’énergie. Et sous la splendeur sinistre de ce ciel, la mer bleue et profonde restait impassible, sans un mouvement, sans un pli, sans une ride, visqueuse, stagnante, mort. Avec un léger sifflement, le Patna coupait cette plaine unie et lumineuse, déroulait dans le ciel son noir ruban de fumée, laissait derrière lui sur l’eau un ruban blanc d’écume, tout de suite effacé, comme un fantôme de piste tracée sur une mer morte par un fantôme de navire.” chapitre II
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Il était peut-être résigné à mourir, mais je soupçonne qu'il voulait mourir sans accompagnement de terreurs, tranquillement, dans une sorte de transe paisible. Une certaine facilité à accepter de périr n'est pas tellement rare, mais ce n'est pas souvent que vous rencontrez des hommes dont l'âme, cuirassée dans l'amertume impénétrable de la résolution, est prête à mener jusqu'au bout une bataille vouée à l'échec, car le désir de paix se fait plus ardent à mesure que l'espoir décline, et, à la fin, ce désir arrive à vaincre le désir même de vivre.
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Il y avait, dans les rues où je marchais, un clair soleil, un éclat trop passionné pour être consolateur, des taches de couleur partout semées comme dans un vieux kaléidoscope brisé, des jaunes, des verts, des bleus, des blancs aveuglants, la nudité brune d’une épaule découverte, une compagnie d’infanterie indigène formant un groupe brunâtre, surmonté de têtes sombres, et chaussé de bottes lacées et poussiéreuses, un agent de police en uniforme sombre, étriqué et ceinturé de cuir, qui me regardait avec des yeux pleins de douleur orientale, comme si son esprit migrateur eût rudement souffert de ce… comment dites-vous cela ?… de cet avatar… de cette incarnation imprévue.
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Un navire de croisière qui s'échoue. le commandant qui prend la fuite. Une trentaine de passagers qui perd la vie. Ca c'est passé il y a quelques années, vous vous en souvenez. Pour un marin, déserter le bord c'est le déshonneur suprême. Et pour un romancier, c'est l'occasion de sonder les abysses de l'âme humaine.
« Lord Jim » de Joseph Conrad, un classique à lire chez Folio.
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