Pour commencer, voici quelques noms de différents dictateurs d'Afrique noire, qui ont marqué leur pays d'une empreinte sanglante :
- Amin Dada : Responsable d'un coup d'Etat en Ouganda en 1971, pays sur lequel il régnera pendant huit ans de folie, de meurtre et de terreur.
- Bokassa 1er : Après en avoir été président, il se couronnera empereur de la République centraficaine en 1976 lors d'une cérémonie des plus somptuaires. Il pratiquera la torture, la répression et les exécutions. Des rumeurs d'anthropophagie ont couru à son sujet.
- Mobutu : Dictateur du Congo belge, devenu Zaïre, de 1965 à sa mort ( 1997 ). Fait pendre ses anciens ministres accusés de complot, écrase dans le sang une révolte d'étudiants dont plusieurs seront condamnés à mort.
- Mugabe : Toujours en exercice au Zimbabwe, dont il est président. Estime qu'il faut castrer ou décapiter les homosexuels. Expulse les pauvres de la capitale depuis 2005 en détruisant les bidonvilles. Recourt à la torture. A déclaré en 2003 : "Hitler avait un seul objectif : la justice pour son peuple, la reconnaissance de l'indépendance de son peuple et ses droits sur ses ressources. Si cela c'est Hitler, laissez moi être le décuple d'Hitler."
A ces tristes noms, vous pouvez ajouter celui d'Abbo Mafumi, créé par l'auteur, qui en a fait un tyran plus vrai que nature.
"Des exécutions publiques venaient d'avoir lieu. Des prostituées. Six, qui pendaient encore au gibet."
"Près de trois mille personnes avaient péri durant ces trois semaines de carnaval sanguinaire."
Souverain suprême du Lubanda, analphabète, Mafumi dirigera son pays d'une main de fer pendant vingt ans, postant des milices armées le long des routes principales ou construisant des galeries souterraines dédiées aux tortures, dont les cris qui en émergent terrorisent la population.
Pourquoi ces régimes de terreur se sont-ils ainsi invariablement répétés dans toutes ces contrées ?
Le Lubanda n'existe pas, il a lui aussi été inventé par
Thomas H. Cook, historien de formation, pour illustrer les propos géopolitiques tenus dans
Danser dans la poussière.
Dès qu'il s'agit d'évoquer ces pays victimes d'une révolution, il semble de coutume de situer son action dans un Etat imaginaire.
Pour n'offenser personne ou pour montrer l'ampleur d'un phénomène conflictuel de masse ?
Je ne fais pas allusion à la Nambie, pays récemment inventé par
Donald Trump lors d'une intervention à l'ONU. Je pense surtout au cinéma avec entre autres exemples les comédies françaises Bienvenue au Gondwana ou le crocodile du Bostwanga ( c'est vrai qu'ils prêtent à rire ces régimes dictatoriaux sanglants ! ) ou encore au Sangala déchiré par une guerre civile dans le film Rédemption, qui se situait entre les sixième et septième saisons de 24h chrono.
Dans ce Lubanda plus vrai que nature situé au sud du Sahara règne la plus grande pauvreté. Les habitants n'ont ni l'eau courante, ni l'électricité. le climat est aride. Les habitants cultivent essentiellement du millet, du fonio ou du teff, c'est à dire les seules céréales qui peuvent pousser sous des températures aussi sèches. Au milieu de paysages composés de désert et de bush, quelques villes et villages sont séparés par de longues routes : Jannetta, Tumasi ou encore la capitale Rupala. Plusieurs tribus tentent de cohabiter : Les Besaï, les Visutu au nord ou encore les nomades Lutusi. le président Dasaï, qui avait essayé d'unifier son pays avant l'arrivée au pouvoir du fou dangereux Mafumi, avait pour slogan :
"Nous sommes tous Lubandais, enfants d'un même village."
Le commerce se fait principalement par le biais du troc.
Pays sous-développé, le Lubanda avait ses habitudes, ses coutumes et était parvenu à trouver un fragile équilibre.
Jusqu'à ce que l'homme blanc arrive et décide que tous ces pauvres gens ont vraiment besoin de leur aide, sans penser aux perturbations que va engendrer son immersion dans une culture différente, tous persuadés qu'ils sont d'apporter des solutions pour leur permettre une vie plus confortable.
"A vos yeux, nous sommes toujours des enfants. Des enfants désemparés. On ne peut rien faire sans votre aide."
"Le fait est qu'un homme ayant accès à l'eau ne comprendra jamais la soif de son semblable."
L'homme blanc est ici incarné par Ray Campbell, le narrateur. Vingt ans plus tôt, il est venu au Lubanda dans le cadre d'une mission pour une organisation non gouvernementale : Espoir pour le Lubanda. Avec pour seul et sincère désir d'aider ces pauvres gens.
"Offrir à ce doux pays qui souffrait depuis si longtemps le cadeau d'un réel espoir."
En favorisant l'éducation, en aidant à installer des puits, en irriguant les cultures pour permettre leur diversification ...
Durant son séjour d'un an, il sera assisté par un boy, le jeune Seso Alaya, qui sera ravi d'avoir un emploi.
"Seso m'avait été attribué. Il était mon interprète, mais aussi mon homme à tout faire. Cuisine. Petit bricolage."
Mais la modernisation autour du village de Tumasi ne se déroulera pas comme prévu. Une femme s'oppose en effet farouchement à tous ces changements qui sont proposés.
"Il y a parfois plus d'amour à ne pas donner qu'à donner."
Martine Aubert est une fermière typique du village, jeune femme à la peau déjà crevassée, habillée grossièrement de sandales et d'un fichu multicolore.
Mais elle est blanche de peau elle aussi. Et elle aime lire lire
Stendhal ou
Balzac, seul lien qu'elle s'autorise avec les pays occidentaux. Elle a peut-être des origines belges ou françaises, mais elle est née au Lubanda, se considère comme Lubandaise, et n'a aucune intention de partir ni de nuire à son pays.
Or, si elle accepte les compromis qui lui sont demandés, notamment en cultivant du café au lieu de céréales, elle trahira ses idéaux.
Pourquoi ?
Parce que le café ne fait l'objet d'aucun troc au Lubanda. Qu'il est uniquement destiné à l'exportation. Que sa nation va ainsi devenir redevable et dépendante de la richesse de pays tiers pour un avenir incertain alors qu'il s'en sortait auparavant seul, tant bien que mal.
Quel est l'intérêt ?
"Le problème est que nous confondons toujours le "progrès" avec le concept d'avancer dans la même direction que nous."
Sans compter que c'est cette richesse nouvelle qui attire les coups d'Etat de barbares sanguinaires.
Que sur les dons faits à des associations pour construire des puits dans ces zones considérées comme sinistrées, seule une moitié va être ainsi dépensée. Et l'autre servira à alimenter en armes meurtrières un pays en pleine guerre civile.
Tout cela, Cook l'explique beaucoup mieux que moi. Toujours est il que tous ces Européens ou Américains parfois convaincus d'agir pour une bonne cause - quand ça n'est pas l'or, le pétrole ou les diamants qui les intéresse - en forçant un pays du tiers monde à se développer tel qu'ils l'entendent font parfois la monumentale erreur de ne pas tenir compte des mentalités, des pratiques et des coutumes dudit pays et donnent un coup de pied dans une fourmilière fragile mais organisée pour des conséquences qui peuvent s'avérer dramatiques.
Parce qu'il ne suffit pas d'arriver sur son grand cheval blanc en imposant la suprématie de sa culture et de ses idées pour résoudre tous les problèmes d'un pays pauvre.
Vingt ans séparent cette première et tragique expérience au Lubanda et le retour de Ray Campbell dans ce pays d'Afrique. Vingt années durant lesquelles le pays a vécu sous le joug du dictateur Mafumi, mais qui vient de célébrer l'arrivée d'un nouveau président, avec lequel Ray a rendez-vous, muni d'une intrigante mallette. Qu'y a-t-il dans celle-ci ? le lecteur sait juste que son contenu représente probablement le dernier espoir du Lubanda.
Trois mois plus tôt, à New York, le narrateur est devenu spécialiste de la gestion des risques financiers, proposant ses services à de riches clients qui hésitent par exemple à racheter une entreprise en faillite. Son passé le ratrappera puisqu'il apprendra le meurtre de Seso, ce jeune homme qui lui avait proposé ses services pendant ses années bénévoles.
Qu'était-il venu faire à New York ? Quels documents avait-il en sa possession ? A qui voulait-il les montrer ?
Et c'est en enquêtant sur ce crime que Ray se retrouvera plongé dans le passé, se remémorera tout au long de ses investigations son rôle au Lubanda, et celui de
Martine Aubert, incarnant l'opposition, femme qu'il respectait, admirait, et désirait à la fois.
La construction alterne donc les époques et les lieux, on passe parfois sans transition du New York actuel au Lubanda de l'époque et d'aujourd'hui, chacune des histoires étant reliée et avançant vers leur résolution : Quelle tragédie a eu lieu vingt ans plus tôt, pourquoi Seso a-t-il été tué, et quel est le contenu de ce mystérieux attaché-case ?
Danser dans la poussière est différent des autres romans de
Thomas H. Cook. Plus complexe, plus politique, il nous entraîne en Afrique noire, expliquant les rouages des aides qui sont accordées à ces pays en voie de développement, ainsi que ceux de l'arrivée au pouvoir de militaires aussi cruels qu'adulés. Il pose la question de la nationalité, rappelle également que la xénophobie envers les blancs minoritaires existe également ( "le racisme des Blancs à l'égard des Noirs, et inversement, se portait comme un charme de par le monde" ).
C'est un roman qui fait beaucoup réfléchir aux transformations progressives des différentes colonisations dans les pays d'Afrique, mais aussi à celui des ONG et des associations humanitaires en posant la question de l'impact culturel, et en soulevant des problématiques auxquelles je n'aurais jamais pensé. Dommage en revanche que l'aspect de l'aide médicale ( médecins sans frontières, médecins d'Afrique ) ne soit jamais évoqué.
Mais sous cet emballage différent, plus personnel, plus engagé, parfois presque philosophique ; on retrouve un Cook doté de sa plume la plus magnifique pour nous faire partager son univers et ses réflexions.
A nouveau, il nous offre un narrateur empreint de culpabilité en quête de rédemption, qui a énormément évolué entre ses premiers mois au Lubanda et son rendez-vous avec le nouveau président deux décennies plus tard. Il nous livre également une histoire d'amour impossible, puisqu'il était aussi inconcevable pour Martine de quitter son pays que pour Ray d'y rester.
Cook nous entraîne à nouveau avec lui sur un chemin poignant, celui d'une tragédie que l'on sait inéluctable, tout en délivrant une note optimiste finale.
A mi-chemin entre polar noir et essai géopolitique, il m'est difficile de donner un avis tranché sur ce roman écrit en 2014. Je n'avais jamais pensé au tiers monde de cette façon, et ça a été un plaisir incontestable de devoir réfléchir différemment, d'être bousculé dans d'évidentes convictions. Et cette plume plus magistrale que jamais m'a permis de m'intéresser à cette partie de l'histoire mondiale récente, ce qui n'était pas gagné d'avance.
Mais il a manqué à mon sens un peu de cette intensité dramatique coutumière à l'auteur pour que ce roman noir soit une parfaite réussite, et la construction particulière m'a parfois perdu entre deux époques.
Danser dans la poussière m'aura donc davantage marqué par les idées qu'il développe que par sa tragédie centrale et la résolution de ses énigmes.