A part quelques articles de revues spécialisées, j'ai un principe pour préserver mon optimisme professionnel : ne jamais lire d'ouvrages ayant rapport aux sciences de l'information et de la communication. Discours relayant les directives officielles et utopiques du ministère de l'Education nationale ou bien au contraire beaucoup trop militants, ils sont soit trop abstraits et emplis d'un jargon universitaire barbant et démagogique, soit trop revendicatifs et défaitistes. Mais là, bonne surprise ! Tout d'abord, l'ouvrage d'Anne Cordier, ancien professeur-documentaliste aujourd'hui maître de conférences en sciences de l'information et de la communication, s'adresse à quiconque s'intéresse de près ou de loin au rapport de nos adolescents avec le numérique, plus précisément dans la recherche d'information. Parents, enseignants, médiateurs, chacun peut y trouver une analyse fine des pratiques numériques des jeunes. Ensuite, il est écrit de manière très compréhensible et avec beaucoup d'empathie vis-à-vis des jeunes interrogés, sans se départir du sérieux de l'objectif de recherche.
Dans cet ouvrage intelligent et réaliste composé de quatre chapitres, l'auteure s'attache à opposer d'une part les fantasmes et imaginaires qui désignent tous les jeunes nés à partir des années 2000 comme des « digital natives », c'est-à-dire des sortes d'experts innés du numérique ; et d'autre part les pratiques effectives de ces adolescents sur Internet et leur compréhension de tout cet environnement informationnel complexe. Vaste programme…S'appuyant sur des entretiens individuels et des séances d'observation de collégiens et lycéens en situation de recherche, formelle et non formelle, Anne Cordier bat en brèche tous ces discours sociaux, tous ces poncifs qui polluent notre compréhension des pratiques adolescentes et notre relation aux adolescents eux-mêmes. Elle tente également de contribuer aux recherches sur les pratiques informationnelles qui sont déployées dans différents contextes d'observation. En s'appuyant sur ces observations, elle réfléchit à des actions et souhaite avant tout optimiser les actions pédagogiques en lien avec le numérique.
Au fil des questions et des séances d'observation d'Anne Cordier, les adolescents se racontent, s'offusquent, murmurent parfois, et c'est tout un pan de la jeunesse qui se dévoile dans sa relation aux pratiques numériques. Collégiens et lycéens avouent tout d'abord que l'injonction des « digital natives » pèse sur eux et c'est parfois honteux, à demi-mot, que certains reconnaissent qu'Internet ne les intéresse pas ou que « c'est dur ». Quel discours éhonté de faire croire qu'aujourd'hui, le savoir est « déjà transmis » dès lors que l'on est sur Internet. D'autant plus aberrant que ces idées sont relayées par « d'émérites » chercheurs en science de l'information qui confondent information et savoir, accès et appropriation. C'est nier totalement que ces jeunes ont besoin d'une formation au numérique. Or pour ces adolescents, l'expertise en recherche d'information est un facteur d'intégration sociale et amicale non négligeable. Des différences de niveau et de représentation des adolescents à propos d'Internet apparaissent, des inégalités que les discours sociaux répandus tendent à masquer en offrant des portraits-robots trompeurs de ces jeunes vis-à-vis du numérique.
Après avoir vu Internet comme un objet socialement partagé, l'auteur s'intéresse à l'environnement social et numérique des adolescents. Elle aborde les questions de la frontière ténue entre intégration de l'outil par les adolescents et une dépendance consciente ou inconsciente, le rôle des parents à la maison concernant l'accès à Internet et la localisation – primordiale – de l'ordinateur, ainsi que la différence très nette que font les élèves entre la recherche d'information sur Internet qui s'apparente au travail scolaire, et son utilisation comme divertissement dès lors que l'on est chez soi.
Enfin, loin des discours alarmistes qui annoncent la fin de l'ouvrage imprimé, les entretiens avec les adolescents révèlent que pour un tiers des interrogés, le livre « rassure » et demeure objet de plaisir, de « flânerie », tandis qu'Internet rime avec immédiateté, exhaustivité et plaisir aussi. le Centre de Documentation et d'Information reste d'ailleurs pour les élèves un lieu d'information mais aussi de curiosité et de vie, qu'ils ne pourraient imaginer sans livre !
Omniprésence du moteur de recherche Google, connaissances techniques opposées aux connaissances « manipulatoires » de l'ordinateur, problème du vocable numérique, rapport du droit à l'image, l'ouvrage d'Anne Cordier est une mine d'informations.
Reconnaissant le rôle légitime des médiateurs quelque soit leur statut, préconisant un regard empathique et compréhensif sur les pratiques informationnelles des adolescents, l'auteur souhaite que les adultes encadrant ces jeunes les aident à développer une culture de l'information essentielle aujourd'hui. Elle montre également que ces adolescents sont très loin de l'image véhiculée par les discours sociétaux et qu'ils sont tout à fait conscients de leurs pratiques. Aux adultes également de les écouter.
+ Lire la suite