Pas ce soir

C'est comme si en retirant le tapis, la table de nuit, ses livres et tous ses habits, Isabelle avait fait sauter une digue, comme si plus rien ne retenait sa souffrance longtemps diluée dans la nonchalance de la routine et qu'elle s'écoulait maintenant dans un torrent déchaîné. La douleur irradie en lui, se propage à une vitesse fulgurante dans tout son corps. Ce qui le crible à ce moment-là, ce n'est ni la désolation ni le manque, mais le sentiment abyssal de la perte. Une perte abominable, dont il n'est pas sûr de pouvoir se remettre. Ni même de le vouloir. Peut-être qu'elle finira par avoir sa peau et alors il mourra, comme ça. La bouche bêtement ouverte et la main sur la poitrine. Tranquille enfin. Il prend tout à coup conscience qu'une partie de lui a disparu en même temps que tous les gestes qu'Isabelle ne fait plus. En s'éteignant, le sexe a tué bien plus de choses entre eux qu'il ne l'avait imaginé, et sûrement bien plus encore qu'il n'accepte de l'admettre. Son histoire avec Isa hoquette, leur vie à deux crève sans bruit. Et cette agonie l’anéantit. p. 99-100

De toute façon ce n'est pas gagné. Rien n'est fait pour l'aider. Il tombe dessus partout. Nez à Nez. Nez à fesses, nez à riens, nez à seins. Dans la rue, sur le cul des bus, au bistro, au bureau, sous terre, dans les parkings, le métro, au ciné. Et même sans sortir de chez lui, sur le Web, à la télé, la radio, dans les journaux. Jamais jusqu'alors il ne s'était rendu compte que le sexe avait envahi la ville. Il aura fallu qu'il s'éloigne du sexe, ou plutôt que le sexe s'éloigne de lui, pour qu'il apprenne à le voir, et qu'il le voie partout.
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Peut-être qu'Isa allonge les mots pour raccourcir la distance qu'elle instaure entre leurs corps. En tout cas, elle laisse traîner sa voix depuis qu'elle ne le prend plus dans ses bras.

Ce qui lui manque le plus, ce ne sont pas leurs ébats, ce n'est pas le plaisir, ce ne sont pas ses seins, ce n'est pas sa bouche dans son cou, ce n'est pas son goût. [...] Non, ce qui lui manque le plus, c'est son désir qui se dandine, monte, l'inonde. C'est qu'elle n'a plus envie de lui. Plus du tout, pas la moindre envie. Pas même de mettre sa main dans la sienne. Ce qui lui manque le plus, c'est la promenade de son index sur son dos, sa course dans son cou quand il conduit, son pouce qui effleure sa joue, redresse la pointe du col de sa chemise avant de partir le matin. Ce qui lui manque le plus, c'est sa tendresse, ses caresses. Elle ne le touche plus. Plus jamais. Même habillés. Même avinés. Même sans le faire exprès. Plus jamais.

Il aimerait aussi que les petites ne soient jamais parties. Ni Roxane ni Élodie. Qu’elles n'aient pas grandi. Retrouver leur douceur potelée et innocente. Avec elles, il n’aurait pas peur de l’avenir et le présent serait supportable. Il y aurait des baisers en voici, en voilà.

Il a compris. Elle crois quoi, qu'elle va encore l'avoir? Qu'il suffit de lui envoyer un coeur, de lui jeter une baballe pour qu'il rentre ventre à terre à la maison et l'attende sagement assis dans le salon, mendiant une caresse, un quignon de tendresse, langue pendante et papatte levée ?
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Aujourd'hui, quand Isabelle n'est pas plongée dans un des bouquins qu'elle rapporte chaque soir de la librairie, elle est scotchée sur son portable. Inatteignable. C'est à devenir dingue. Qu'elle lui manque alors qu'elle est là, devant lui, ça le rend fou. Jamais elle n'a été si lointaine à son gré. Ce soir, elle n'a strictement rien mangé. Nourritures digitales. C'est économique, tu me diras.

Il ne peut s'empêcher de se demander si cette élongation orale ne vise pas à compenser sa mise à l'écart. Peut-être qu'Isa allonge les mots pour raccourcir la distance qu'elle instaure entre leurs corps. En tous cas, elle laisse traîner sa voix depuis qu'elle ne le prends plus dans ses bras. Elle redouble aussi désormais de gratitude. Ou plutôt dédouble ses remerciements, les prononce par deux, merci, merci, comme les baisers qu'elle distribue.
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Pauvre Calimero ! Mais c'est trop injuste tout ça ! Ma queue, ma queue. Il n'y en a que pour elle, que pour toi ? Elle n'en revient pas. Elle est épuisée par le boulot, déprimée par le déaprt des filles, laminée par la ménopause, et lui, i pense à quoi ? A son nombril ! A sa bite ! A la baise ! Non mais je rêve...

Il ne pense qu’à ça. Ça veut dire quoi? Que tout le porte à frémir. Que tout le porte au désir. Qu’il a toujours les idées mal placées. Placées au même endroit en tout cas. Ça veut dire qu’au premier confinement, quand Isa revenait des courses en disant Il y a la queue partout, il devait se faire violence pour ne pas répondre Il y en a aussi une chez toi, tu sais ? Ça veut dire que s’il croise une jupe à vélo, il la laisse passer, histoire de reluquer ses jambes et d’avoir une chance d’apercevoir sa culotte. Ça veut dire qu’il suffit qu’une cliente lui serre la main pour qu’il se figure la sienne sur ses seins. Ça veut dire que s’il monte dans un taxi et que c’est une femme qui conduit, il fantasme tout ce qu’il pourrait lui faire sur la banquette arrière. Ça veut dire qu’en ce moment même, malgré les manteaux, les doudounes, les écharpes et les bonnets, malgré les cols roulés et autres pulls dissuasifs, malgré toutes les pelures empilées, il ne peut s’empêcher de déshabiller mentalement toutes les femmes qu’il mate dans le métro, de les imaginer à poil, de se représenter la forme de leurs seins et de parier sur la couleur de leur chatte. Ça veut dire qu’il bande depuis que cette brune s’est collée contre lui, bien obligée, wagon bondé. Charmante, tatouée et percée, reproduction parfaite de Lisbeth Salander. Elle a sûrement aussi un piercing sur les tétons. Et sans doute même sur le clitoris. Délice. Il s’imagine en titiller la bille de sa langue, de droite à gauche, de gauche à droite, la glisser entre ses dents et mordiller les lèvres de son sexe un peu trop vivement. La voit se pâmer, sur le point de jouir, l’entend gémir, s’enivre déjà de ses soupirs.