AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de 5Arabella


Sans doute créée en 1643 par la troupe du Marais, la pièce sera publié en octobre de cette année. Elle appartient au théâtre religieux, évoque la vie et surtout le martyre d'un saint reconnu par l'église catholique. La thématique religieuse est relativement rare chez les catholiques. Il faut se souvenir de l'opposition virulente d'une partie de l'église au théâtre, et ce type de thématique était particulièrement sensible. N'oublions pas l'interdiction des Mystères en 1548 par le Parlement de Paris, critiqués pour leur impiété, ce qui va signer l'arrêt de mort du théâtre médiéval. Un théâtre scolaire, essentiellement celui des Jésuites, avait plus souvent recours à ce type de thématique, mais sa diffusion était forcément plus limitée.

Corneille, élève des Jésuites, était d'après des nombreux témoignages, dont celui de son frère Thomas, un homme très pieux et très attaché à la religion catholique orthodoxe, il a d'ailleurs passé plusieurs années à établir une traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ, une oeuvre de piété en latin, écrite au XVe siècle et attribuée communément à Thomas de Kempis. de nombreuses interprétations de la pièce se basent sur la foi de Corneille, et placent en quelque sorte à part cette pièce, considérée souvent comme la pièce la plus accomplie parmi les pièces à thématique religieuse du théâtre classique français. Corneille n'échappera toutefois pas aux reproches sur le terrain religieux, par exemple le cardinal de Richelieu aurait été choqué par les propos de Stratonice critiquant la religion chrétienne. Il est à noter que Corneille écrira une deuxième pièce basée cette fois sur le martyre d'une sainte, « Théodore, vierge et martyre », qui n'aura pas la même notoriété que Polyeucte.

L'action de la pièce se déroule au IIIe siècle en Arménie, pendant les persécutions des Chrétiens par l'empereur Decius. Pauline, la femme de Polyeucte a eu un songe funeste, évidemment prémonitoire. Son mari pense à se convertir au christianisme, et passe à l'acte. Mais cela ne lui suffit pas, pendant une cérémonie religieuse, il met en cause les dieux romains, et renverse les statues. Il est arrêté, mais Félix, gouverneur d'Arménie, père de Pauline, hésite à faire exécuter son gendre, défendu par sa fille. La situation est encore plus compliquée par la présence de Sévère, ancien soupirant de Pauline, aimé d'elle, mais pauvre à l'époque, à qui Félix a préféré le noble arménien Polyeucte. Depuis Sévère est devenu le favori de l'empereur, et Félix craint une envie de revanche, et peut être l'envie de récupérer Pauline, ce que la mort de Polyeucte permettrait. Il essaie de faire revenir Polyeucte sur sa conversion, par la menace, et en faisant intervenir Pauline. Évidemment Polyeucte reste inébranlable. Sa mort va provoquer la conversion de Pauline et de Félix, et peut être plus tard celle de Sévère, qui s'engage en tous les cas à faire cesser les persécutions.

La présentation de Georges Couton dans la Bibliothèque de la Pléiade insiste sur le comportement de Polyeucte, ce qu'il appelle le « zèle téméraire ». Les théologiens chrétiens prônaient la fuite devant la persécution, le chrétien ne doit pas s'exposer de lui-même. Quelqu'un qui brise « les idoles » n'est pas inscrit au nombre des martyrs (concile d'Elvire). Mais c'est en réalité plus subtile, l'action est justifiée si elle provient d'une inspiration spéciale de Saint-Esprit, mais c'est quelque chose de rare, d'exceptionnel.

Mais justement le côté rare, exceptionnel, c'est ce que Corneille recherche habituellement, et ce qui lui a souvent été reproché chez ses personnages, qui ont des comportements qui sortent des normes, qui ne sont pas vraisemblables pour les théoriciens du théâtre de l'époque. Quelque part, quel que soit le sujet, il choisit, le surprenant. L'extraordinaire est le ressort de ses pièces. Même si le personnage est un saint, c'est un saint qui fait quelque peu craquer le cadre.

J'emprunte à Georges Forestier la notion du « coupable innocent » qui permet de caractériser certains de personnages cornéliens après Horace, qui sont une réponse au problème que posait ce personnage assassin à Corneille, et qu'il voudra éviter par la suite. Polyeucte est coupable, il a brisé des statues, provoqué un scandale, son beau-père ne peut éviter de le condamner, même l'église n'approuve pas son action. Mais il est en même temps innocent, car c'est sa foi, une inspiration, qui ont provoqué ses agissements. Et au final, la pièce provoque la frayeur, la pitié et l'admiration chez le spectateur, comme se doit toute tragédie. Nous sommes bien dans les même schémas que dans les drames profanes.

Étrangement, le personnage de Polyeucte évoque pour moi le personnage d'Alidor, de la place royale. Ce dernier, par goût de liberté, refusait de se lier à la femme qu'il aimait et finissait par la perdre. Ici le personnage de Polyeucte, par foi, se précipite vers la mort. Ils provoquent tous les deux leur propre malheur, comme pour échapper aux liens, aux normes, aux contraintes, comme par bravade. Cela a quelque chose de masochiste, mais aussi de sadique, ils rendent malheureux ceux qui les aiment, c'est incontestablement une façon d'affirmer une emprise. Les deux pièces baignent aussi dans une sorte de sensualité diffuse.

C'est une très belle pièce, bien plus complexe que le sujet pourrait le faire croire (le martyr d'un saint), et qui trouve tout naturellement sa place dans l'oeuvre de Corneille, dans l'évolution de ses héros.
Commenter  J’apprécie          158



Ont apprécié cette critique (13)voir plus




{* *}