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Jean Serroy (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070419463
224 pages
Gallimard (24/06/2004)
3.69/5   113 notes
Résumé :
Noir, c'est noir. De toutes les tragédies de Corneille, Rodogune est l'une des plus sombres, celle où les tensions atteignent une violence d'autant plus saisissante qu'elles se font jour à travers une intrigue lourde de toutes les complications, lesquelles se dénouent dans un final que Stendhal comparait à ceux des drames shakespeariens.
Tragédie dynastique du pouvoir, la pièce est aussi une tragédie familiale de l'amour et de la haine. Des êtres se déchirent... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (16) Voir plus Ajouter une critique
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« Bonjour les Babélionautes ! Aujourd'hui, je vous propose de célébrer le mois de décembre avec une lecture parfaitement adaptée à cette ambiance de préparation de fêtes : une tragédie ! Comment ? Ce n'est pas du tout adapté à l'ambiance ? Bon, d'accord, vous avez raison. Mais j'ai rédigé l'intro à la façon d'un conte de fées. Prenez donc à partir du paragraphe dessous votre plus belle voix de conteur pour Rodogune, de Pierre Corneille.

Il était une fois dans une Syrie fantasmée un roi, Nicanor, et une reine, Cléopâtre. Ils avaient deux fils, deux jumeaux, princes dotés de toutes les vertus, et étaient très heureux. Un jour, le roi partit affronter les Parthes, laissant sa femme avec leurs deux enfants seuls au palais. Cléopâtre apprit bientôt que son époux et roi avait été tué par ses ennemis.

Sur ce, Tryphon, un vil félon, prit alors les armes et se lança à la conquête du pouvoir ! Isolée, affolée, Cléopâtre n'eut d'autre choix que d'épouser le frère de feu son mari, afin que le royaume retrouvât sa stabilité ! Et le frère parvint en effet à mater Tryphon l'infâme.

Hélas, les ennuis de la reine ne s'achevèrent pas là. Sentant que l'oncle n'éprouvait guère d'amour pour les héritiers légitimes du trône, la malheureuse mère envoya ses fils en Egypte, pour les protéger d'éventuelles tentatives de meurtre.

Le temps passa, l'oncle poursuivit la guerre contre les Parthes et périt au combat. Cléopâtre, soulagée, put retrouver ses fils bien-aimés, qu'elle rappela d'Egypte. Allaient-ils enfin vivre heureux ? Hé non ! On ne le savait pas encore, mais le roi Nicanor n'était pas mort ! Il était seulement fait prisonnier et filait le parfait amour avec Rodogune, une princesse parthe. Il revint, bien décidé à punir Cléopâtre d'avoir épousé un autre homme, sourd à ses suppliques et explications !

-Ah, le mort qui revient, le bon vieux truc des feuilletons américains ! On n'a décidément rien inventé !

-Méchante Déidamie, on n'interrompt pas ! Cléopâtre, mue par un sens d'autoconservation extraordinaire, régla le problème et fit de Rodogune sa prisonnière.

Si vous êtes toujours là, vous pouvez reprendre votre voix normale. Tout ceci, c'est ce qui se passe AVANT la pièce. Désolée, je n'ai pas trouvé plus simple pour vous expliquer l'histoire.

Or donc les princes jumeaux, Antiochus et Séleucus, s'éprirent tous les deux de la belle princesse et rechignaient à prendre la couronne s'ils devaient pour cela renoncer à l'amour. Cléopâtre leur proposa un marché : celui qui tuera Rodogune deviendra roi. Rodogune, assez peu enthousiasmée par cette perspective, riposta avec le plan suivant : elle épousera celui qui tuera Cléopâtre.

-Et moi qui me plaignais de l'ambiance aux repas de famille… Bon !

Rodogune n'est pas aussi connue que le Cid, et pour cause : ce truc est illisible ! La légèreté de ce texte se compare à celle de la Grande Pyramide. Rien que l'exposition coûte deux scènes entières. Et n'espérez pas tirer une belle citation fluide et aérienne comme dans la pièce consacrée à Rodrigue et Chimène. Les échanges restent lourds, bavards, pesants et… pourquoi tu souris comme une andouille ?

-Parce que j'adore cette pièce ! Je lui ai donné tout mon petit coeur amoureux de la tragédie ! Je la trouve tellement meilleure, plus profonde et grande que le Cid !

-Et pourquoi, s'il te plaît ?

-Pour une foultitude de raisons ! Lorsque j'ai lu le Cid, Chimène m'avait amèrement déçue. Elle promettait de jouer un personnage fort et puissant lorsqu'elle jurait de provoquer la mort de son amant et de se tuer ensuite. J'attendais donc qu'elle ourdisse et fomente, qu'elle plaide et poursuive, bref, en un mot comme en cent : qu'elle agisse.

-Et elle fait quoi ?

-Rien du tout ! Elle parle de vengeance et ne fait rrrien. Quel désappointement !

Rodogune, elle, prend des décisions, calcule ses chances, choisit sa stratégie et avance ses pions sur le jeu des trônes, dût-elle piétiner son coeur et son amour. Elle change, d'ailleurs, elle choisit de ne plus attendre ce qu'il va advenir d'elle, elle refuse la passivité. Je la trouve admirable !

-Ah, parce que demander à ses soupirants de tuer leur mère, c'est admirable ?

-Euh… non, ne le faites pas chez vous, les enfants.

La pièce passe une grande partie de son texte à jouer sur les inversions et le dédoublement. le mal devient le bien, le bonheur se mérite à grands renforts de crimes insoutenables, la vertu se change en déshonneur. Obéir à sa mère est vertueux ; assassiner son amour pour un trône avilit. Désobéir à sa reine représente un acte de trahison ; refuser de servir ton amante revient à renoncer à son amour.

Antiochus et Séleucus sont ainsi pris dans un conflit impossible à résoudre, un conflit qui se joue à la fois sur le terrain de la famille (ils doivent le respect à leur mère), sur le terrain politique (ils sont censés obéir à leur reine), sur un plan éthique (tuer, c'est mal, désobéir n'est pas bien) et sur le terrain amoureux (désobéir à sa déesse de l'amour, c'est mal).

-« Déesse de l'amour », rien que ça !

-Mais oui, déesse de l'amour, j'assume. C'est pas moi qui le dit, c'est Antiochus : « Il faut plus de respect pour celle qu'on adore. » Adorer possède deux sens, le premier : « vouer un culte » et le deuxième : « aimer avec passion ». J'ai vérifié, tous deux existaient lorsque Corneille écrivait, je suis donc convaincue que le choix du verbe ne repose pas seulement sur la rime, mais aussi sur la signification, pour rendre l'amour d'Antiochus plus grand et chevaleresque.

La formule grandit Rodogune aussi : de princesse esclave, elle devient la divinité, la créature toute puissante de quelqu'un. Moi, je… snif… je trouve ça bô (larme au coin d'un oeil).

-Moi, ça me rappelle XXX-Holic, le manga, ce que tu dis. Quand Watanuki, le perso principal, appelle Himawari sa « déesse du bonheur ».

-Oui, c'est vrai ! Et puis, tu imagines ? Etre en couple avec quelqu'un dont tu serais la divinité ? Quelle idée merveilleuse !

-Je tiens quand même à rappeler aux gens que c'est joli sur le papier, c'est joli dans la tragédie, mais, si votre déité vous inflige plaies, maladies, massacres et calamités, changez-en pour une plus bienveillante. Ou pour le célibathéisme. Comme vous voulez. le temps qu'il vous plaira.

-On digresse quand même pas mal, là… Bon, je reprends !

Quant au dédoublement, motif qui se retrouve tout au long du texte, il se résume à ceci : les personnages jouent double rôle, et ce, malgré eux. Pas double jeu, non, je dis bien double rôle. Les fils aimants se révèlent traîtres, les amants sont aussi des ennemis, et ce, non par leurs actes, mais par ce qu'ils représentent. Rodogune l'illustre bien avec son « J'aime les fils du Roi, je hais ceux de la Reine ».

Bref, il résulte de ce vaste imbroglio une histoire d'une formidable noirceur, où personne ne peut tenir sa place dans la famille ni dans la hiérarchie : toutes les relations ou presque sont polluées par la haine et les impossibles exigences. Quelle merveille ! En voilà, de la tension et de l'intensité !

Toutefois, Corneille parvient à conserver de la vertu et de l'héroïsme dans certains de ses personnages, à l'exception de la reine. Cette dernière représente pour moi une seconde Merteuil : une victime coupable de grands crimes, obsédée par son rang et sa vengeance.

Rodogune ne se consomme pas. Rodogune se lit - du moins pour mon petit cerveau malhabile - avec lenteur, avec soin. La complexité de la langue et de l'intrigue en font une pièce difficile d'accès, un texte qu'il faut patiemment dégager de sa gangue de poussière pour en admirer les subtilités, les jeux de miroirs et de symétrie.

Je ne regrette pas d'avoir accompli ce travail : j'ai découvert une tragédie splendide, chargée d'émotions puissantes portées par des personnages exceptionnels. Et le suspense de la dernière scène est quasi insoutenable. »
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Cette pièce m'a donné du mal avant que je ne l'apprécie, un peu comme si j'avais dû manger un met amer qui aurait nécessité du temps avant d'être goûté.

Tout d'abord, je n'arrivais pas à intégrer le contexte. Un vrai bordel. Il faut dire que les événements qui précèdent le début réel de la pièce sont nombreux et emberlificotés. Ils auraient mérité leur propre pièce. Un usurpateur sur le trône de Syrie, un roi de Syrie qui est mort mais en fait ne l'est pas, une reine de Syrie qui épouse le frère de son présumé époux-roi, ce frère qui allonge l'usurpateur, des fils éloignés en Égypte, le roi mort qui n'est pas mort mais otage en Parthie et qui hait sa reine d'avoir pris son frère pour époux en son absence, ce roi qui épouse du coup la fille du roi des Parthes, la reine de Syrie énervée qui attaque les Parthes et bute son ex-époux, le roi des parthes qui s'énerve à son tour et attaque la Syrie, les fils prodigues qui reviennent…
Ouf ! Je reprends mon souffle.
Bon, je tire les événements comme des balles de mitraillette pour que vous compreniez ma confusion du début. Je n'étais pas aidé par le nom d'Antiochus qui est porté à la fois par l'un des fils de la reine et par le frère du roi que cette reine finit par épouser. Il faut au moins deux scènes à Laonice pour exposer tous ces événements. Et moi j'ai dû faire appel à Wikipedia en complément.

Une fois le contexte assimilé, la situation devient claire : Cléopâtre, la reine de Syrie, doit laisser le trône à l'un de ses fils qui va épouser Rodogune, la fille du roi de Parthie. C'est le contrat à remplir pour éviter le retour de la guerre entre les deux pays. Mais Cléopâtre tient à régner. Et comment pourrait-elle donner un de ses fils à l'infâme (de son point de vue) Rodogune qui était cette seconde épouse de son roi ? Elle la hait.
Pour compliquer un peu plus, il faut faire un choix entre les deux frères, Antiochus et Séleucus, qui sont jumeaux et tous deux amoureux de Rodogune. Lequel aura à la fois la fille et le trône ? Lequel perdra tout ? Comment réagiront ces deux frères face à cette rivalité ?

La pièce se concentre dès lors sur les échanges entre ces personnages. J'ai d'abord eu du mal à considérer que certaines de leurs émotions – surtout de leurs changements brusques d'émotions – puissent être réalistes. Mais petit à petit je me suis pris au jeu de ce mélange de guerre psychologique, de coup de bluff et de théâtre de masques. La profonde malfaisance de Cléopâtre – mélange de Médée et de Clytemnestre comme l'a si bien remarqué H-mb ; cela suffit pour décrire les actes qu'elle ose dans la pièce – est compensée par l'amitié si pure des deux frères qui défie leur rivalité et leur forme de naïveté qui se refuse à croire la haine de leur mère si puissante. L'héroïne éponyme de la pièce, Rodogune, est peut-être le maillon faible de cette pièce. J'ai peu cru – et elle non plus je pense – à son changement d'humeur, la peur faisant place à la haine, à son coup de bluff envers les frères lorsqu'elle leur enjoint d'abattre Cléopâtre comme prix de sa main, à son amour même pour Antiochus.

Il n'y a pas à tortiller. Les théâtres antique et classique ne sont jamais aussi forts que lorsqu'ils mettent en scène des femmes torturées, jalouses, haineuses, prêtes à tous les excès. On en a encore un bon exemple ici.
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Sans doute créée pendant la saison 1644-45 au théâtre du Marais, la pièce est publiée au début de l'année 1647, le délais entre les premières représentations et la publication laisse penser que la pièce a dû avoir du succès. D'ailleurs une autre Rodogune, publiée en 1646 par Gabriel Gilbert, et très proche de celle de Corneille montre que la pièce attire la convoitise de la concurrence. Elle est très régulièrement reprise à l'époque, la troupe de l'Hôtel de Bourgogne et celle de Molière l'ont très vite mis à leur répertoire.

Cette pièce a un statut particulier dans l'oeuvre de Pierre Corneille, c'est parmi toutes ses oeuvres celle qu'il préférait, et il semble avoir gardé cette préférence jusqu'à la fin de sa vie, il parle même de « tendresse » qu'il éprouve pour sa création.

La trame de la pièce est basée sur l'histoire, Corneille a trouvé ses sources chez Appien d'Alexandrie dont il cite même le texte dans l'avertissement qui précède la première édition de sa pièce. Il y a d'autres sources, Justin, Les antiquités Judaïques de Josèphe, et enfin le premier livre des Maccabées. Cela semble donc très étayé sur le plan historique. Mais en réalité, Corneille, même s'il s'est inspiré de l'histoire, a beaucoup inventé.

L'intrigue de la pièce est difficile à résumer et donne une l'idée de quelque chose de compliqué, alors qu'à la lecture, tout cela est assez évident à suivre. le personnage principal de la pièce est en réalité la reine Cléopâtre Théa. Son mari, le roi Séleucide Démétrios, fait prisonnier par les Parthes, se fiance avec une princesse de cette nation, Rodogune. Il revient pour reprendre possession de son pays administré par la reine Cléopâtre, qui a épousé le frère de Démétrios. Ce dernier est tué, et la reine fait tuer Démétrios, et fait prisonnière Rodogune. Les Parthes menaçants obtiennent que Rodogune se marie avec l'héritier du trône, l'un des deux fils de Cléopâtre et Démétrios que Cléopâtre fait venir de l'Egypte. Les deux princes aiment également Rodogune. La pièce commence à cet instant.

Les deux princes, Séleucus et Antiochus, qui sont jumeaux, attendent que leur mère révèlent lequel des deux sera roi et épousera Rodogune. Ils sont proches l'un de l'autre. Cléopâtre, ivre de pouvoir et de haine, propose de désigner comme roi, celui qui tuera Rodogune. Cette dernière à son tour, leur propose d'être l'épouse de celui qui vengera leur père, c'est à dire, qui tuera Cléopâtre. Séleucus, épouvanté, décide de quitter le jeu, et de laisser toute la place à Antiochus. Cléopâtre assassine Séleucus. Au moment du couronnement et du mariage, Cléopâtre projette de faire boire dune coupe de poison à Antiochus et Rodogune. Mais son stratagème se retourne contre elle, et elle finit empoisonnée, alors que les deux jeunes gens, sains et saufs, vont pouvoir se marier et régner.

Corneille a rajouté beaucoup de choses aux sources historiques dont il s'est inspiré. Ces dernières précisaient bien que Cléopâtre a fait tué son mari, et Séleucus, son fils et roi légitime, et que son fils Antiochus l'a fait mourir avant qu'elle ne l'assassine. Mais Rodogune (femme et non pas fiancée de Démétrios) disparaît de l'histoire une fois son mari assassiné. de même les deux frères ne sont pas jumeaux, et il n'y a aucune ambiguïté sur l'ordre de succession. Cléopâtre finit tuée par Antiochus, qui défend sa vie devant cette mère prête à dévorer ses enfants pour garder le pouvoir. On peut donc voir à quel point Corneille transforme l'histoire, rajoute des éléments, qui lui permettront de construire une tragédie, dont il pense qu'elle pourra passionner les spectateurs. Corneille reconnaît lui-même que dans cette pièce il s'est livré à de « hardies entreprises sur l'histoire ». Il évoque « des embellissements de l'invention et des acheminements vraisemblables. Il était particulièrement fier de l'intrigue de sa pièce, il a insisté sur le caractère « implexe » (complexe dirait-on aujourd'hui),de cette oeuvre, opposé au caractère simple de pièces comme Cinna.

Il s'agit en réalité d'une véritable pièce à suspens, dans laquelle le spectateur est censé aller de surprise en surprise, de retournement en retournement. Avec une forte charge émotionnelle, puisque nous sommes entre parents proches, qu'une histoire d'amour est présente. Les princes sont dans une situation impossible, choisir entre leur mère et la femme qu'ils aiment, ils sont en quelque sorte, empêchés d'action, car toute action les rendraient criminels. Or depuis Horace, le héros cornélien doit avoir les mains purs. Antiochus, après le meurtre de son frère, préférera dont risquer de mourir, plutôt que de se défendre, car cela l'obligerait à sévir contre une des deux femmes (il ne sait pas à ce moment qui a tué son frère). L'acte héroïque consiste à ne pas agir, quelles qu'en puissent être les conséquences, même les plus terribles.

C'est vraiment une oeuvre étonnante, très extrême dans ses partis pris, très personnelle, dans laquelle une grande rigueur dans la construction et la définition des personnages s'accompagne d'une sorte de débauche d'effets. La logique quasi mathématiques de l'intrigue aboutit à une sorte de baroque poussé à son paroxysme. Entre la glace et le feu, des approches qu'on pourrait trouver antinomiques trouvent une sorte de point d'équilibre.
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Cela fait trop longtemps que je n'ai pas exhumé d'anciennes notes de lecture ou d'études… Aujourd'hui, je ressors de ma bibliothèque Rodogune de Corneille, une tragédie très sombre autour de la famille et des enjeux de pouvoir.

Corneille s'est inspiré d'une situation historique antique complexe, sur fond de conflit entre les Syriens et les Parthes, soit trois guerres consécutives auxquelles un accord matrimonial entre le fils aîné de Cléopâtre et une princesse ennemie devrait enfin mettre fin.
Dit ainsi, tout paraît assez clair, mais les tensions décrites dans la pièce sont le fruit d'évènements passés qu'il faut expliquer aux spectateurs avant de les mettre face à l'action proprement dite. C'est donc Laonice, la confidente de Cléopâtre, qui nous les expose en les racontant à son frère Timagène dès la première scène, puis un peu plus tard, dans la scène quatre.
La situation n'est pas facile à résumer… Je vais essayer de faire simple : lors de la première défaite des Syriens devant les Parthes, le roi Nicanor, époux de Cléopâtre, a été fait prisonnier, mais une fausse rumeur a fait croire à sa mort. Cléopâtre a alors épousé le frère de son mari, Antiochus, qui a usurpé le trône refusant de céder la couronne à l'un des princes légitimes. Les choses se sont encore plus compliquées après la mort d'Antiochus : la reine a appris que non seulement son premier époux n'était pas mort mais qu'il allait épouser la princesse parthe Rodogune, mariage grâce auquel il aurait gagné sa liberté ; de plus, il comptait mettre sur le trône de Syrie sa nouvelle épouse. Cléopâtre a donc tendu à Nicanor et à Rodogune une embuscade au cours de laquelle Nicanor a enfin trouvé la mort tandis que la princesse Rodogune était faite captive.
Ceci étant posé, l'intrigue de la pièce proprement dite peut commencer.

Le personnage éponyme, Rodogune, est donc le gage de la paix tant attendue.
Reste à savoir qui elle va devoir épouser… En effet, Corneille transpose dans la Syrie antique la loi salique française qui attribue la couronne au fils premier né ; seule Cléopâtre est en mesure de dire lequel des jumeaux qu'elle a eus avec Nicanor, Séleucus ou Antiochus, est l'aîné (attention aux prénoms qui se répètent…).
Cléopâtre est un personnage de mère et de reine passionnée, assoiffée de vengeance, manipulatrice, dominatrice, orgueilleuse et profondément éprise du pouvoir. Elle n'a aucun sens moral et n'aime qu'elle-même. Tout chez elle est extrême et exagéré ; son côté extraordinaire et monstrueux fait sa grandeur tragique ; ses crimes provoquent l'horreur tandis que ses victimes suscitent la compassion.
Elle voue à Rodogune une haine profonde car elle n'oublie pas l'affront subi lorsque la princesse parthe a failli la supplanter sur le trône. Il ne faut jamais perdre de vue que dans la tragédie, la vengeance est souvent considérée comme une passion noble.
Cléopâtre pourrait régner elle-même, mais elle est consciente qu'elle aura plus de pouvoir en régnant à travers une figure masculine qu'elle pourra manipuler à sa guise ; du vivant de son mari, elle considérait ses fils comme une menace et les avait tenus éloignés de sa cour et aujourd'hui, elle prolonge sa régence en tardant à désigner l'aîné.
C'est elle qui va mettre en oeuvre le fameux « choix cornélien » en imposant un cruel dilemme à ses fils : sera reconnu comme aîné celui qui acceptera d'assassiner Rodogune… Mais les deux jumeaux sont amoureux de Rodogune, tandis que la princesse est secrètement éprise de l'un des deux, et sont également horrifiés devant la cruauté de leur mère. Séleucus persuade alors Antiochus de s'en remettre au choix de Rodogune : c'est elle qui désignera le roi. Mais nouvelle situation inacceptable, Rodogune déclare qu'elle n'épousera que celui qui tuera Cléopâtre…

La suite verra le renforcement des sentiments fraternels des jumeaux et une montée en puissance du désir de vengeance de leur mère tandis que Rodogune sera partagée entre amour et sens du devoir. Nous sommes plongés dans l'intimité familiale avec tout ce qu'elle peut regorger de violence. La machinerie dramatique est très efficace avec un enchainement exponentiel de péripéties ; le retournement final est particulièrement spectaculaire.

Dans Rodogune, Corneille s'interroge sur la place des valeurs héroïques dans l'ordre politique. La violence politique conduit Cléopâtre à des actes contre-nature. le héros, Antiochus, est persécuté et, lorsqu'il accède au trône, il est dans l'incapacité de montrer sa valeur. Avant de mourir, sa mère lui rappelle qu'il doit sa couronne aux crimes qu'elle a commis et lui souhaite un héritier criminel comme elle, dans un atavisme qui ne saurait mentir.
Corneille a lui-même avoué que Rodogune est sa pièce préférée. À partir de données historiques vraisemblables, il y a ajouté « des incidents surprenants qui sont purement de [son] invention et qui n'avaient jamais été vus au théâtre ». La pièce a été jouée en 1644-45 et imprimée seulement en 1647. Elle aurait pu logiquement être intitulée Cléopâtre car Rodogune n'est que l'un des ressorts de la machination ourdie par la reine en tant qu'objet de sa haine ; la reine ne se contente pas de souffrir, elle agit et c'est sur elle que repose toute la tragédie. Cléopâtre est un personnage fascinant qui éclipse tous les autres par l'énergie mise en oeuvre pour arriver à ses fins et la maîtrise qu'elle exerce sur elle-même, quitte à en mourir.

Un réel plaisir de relecture au rythme de l'alexandrin !
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Comment oser faire une critique d'une tragédie du grand Corneille? C'est une mission impossible. Je ne peux même pas reprocher à cette pièce de "dater", d'être désuète, dépassée... Elle se lit très facilement au contraire. L'auteur reflète bien l'âme humaine dans ce quel à de plus sombre, la haine, la jalousie, le désir de dominer et de tenir la première place... Antiquité, 17 ème siècle, ou premier quart du 21 ème, l'homme est toujours fidèle à lui-même, et de ce fait la tragédie du grand auteur n'a pas pris une ride.
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Citations et extraits (27) Voir plus Ajouter une citation
SELEUCUS

- O haines! ô fureurs dignes d'une Mégère!
O femme, que je n'ose appeler encore mère!
Après que tes forfaits ont régné pleinement,
Ne saurais-tu souffrir qu'on règne innocemment?
Quels attraits penses-tu qu'ait pour nous la couronne,
S'il faut qu'un crime égal par ta main nous la donne?
Et de quelles horreurs nous doit-elle combler,
Si pour monter au trône il te faut ressembler?

ANTIOCHUS

- Gardons plus de respect aux droits de la nature,
Et n'imputons qu'au sort notre triste aventure.
Nous le nommions cruel, mais il nous était doux
Quand il ne nous donnait à combattre que nous.
Confidents tout ensemble et rivaux l'un de l'autre,
Nous ne concevions point de mal pareil au nôtre ;
Cependant à nous voir l'un de l'autre rivaux,
Nous ne concevions pas la moitié de nos maux.

(Acte II - Scène IV)
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LAONICE

- Enfin ce jour pompeux, cet heureux jour nous luit,
Qui d'un trouble si long doit dissiper la nuit,
Ce grand jour, où l'hymen, étouffant la vengeance,
Entre le Parthe et nous remet l'intelligence,
Affranchit sa Princesse, et nous fait pour jamais
Du motif de la guerre un lien de la paix ;
Ce grand jour est venu, mon frère, où notre Reine,
Cessant de plus tenir la couronne incertaine,
Doit rompre aux yeux de tous son silence obstiné,
De deux Princes gémeaux nous déclarer l'aîné ;
Et l'avantage seul d'un moment de naissance,
Dont elle a jusqu'ici caché la connaissance,
Mettant au plus heureux le sceptre dans la main,
Va faire l'un sujet, et l'autre souverain.
(Acte Premier - Scène Première)
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ORONTE
Dans les tristes rigueurs d'un sort si déplorable,
Seigneur, le juste Ciel vous est bien favorable.
Il vous a préservé sur le point de périr
Du danger le plus grand que vous puissiez courir,
Et par un digne effet de ses faveurs puissantes
La coupable est punie, et vos mains innocentes.
ANTIOCHUS
Oronte, je ne sais dans son funeste sort
Qui m'afflige le plus, ou sa vie, ou sa mort,
L'une et l'autre a pour moi des malheurs sans exemple,
Plaignez mon infortune. Et vous, allez au temple
Y changer l'allégresse en un deuil sans pareil,
La pompe nuptiale en funèbre appareil,
Et nous verrons après, par d'autres sacrifices
Si les Dieux voudront être à nos vœux plus propices.
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TIMAGÈNE : Je l'ai trouvé, seigneur, au bout de cette allée
Où la clarté du ciel semble toujours voilée.
Sur un lit de gazon, de faiblesse étendu,
Il semblait déplorer ce qu'il avait perdu ;
Son âme à ce penser paraissait attachée ;
Immobile et rêveur, en malheureux amant...

Acte V, Scène IV, (1611-1617).
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Il est des noeuds secrets, il est des sympathies, - Dont par le doux rapport les âmes assorties - S'attachent l'une à l'autre, et se laissent piquer - Par ces je ne sais quoi qu'on ne peut expliquer.
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Videos de Pierre Corneille (32) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Pierre Corneille
Lecture par l'auteur
Rencontre animée par Marie-Madeleine Rigopoulos
« Ce livre est un ensemble de nouvelles autobiographiques, classées par âge de la vie, de la petite enfance à aujourd'hui. Ces nouvelles sont souvent, pas toujours, des mésaventures dans lesquelles j'éprouve peur et honte, qui me sont assez naturelles et me donnent paradoxalement l'énergie d'écrire. Scènes de gêne ou de honte, scènes de culpabilité, scènes chargées de remords et de ridicule, mais aussi scènes, plus rares forcément, de pur bonheur, comme celle qui donne son nom au livre, Célidan disparu : personnage à la fois pusillanime et enflammé d'une pièce de Corneille que j'ai jouée à mes débuts d'acteur, dont je découvris lors de l'audition pour l'obtenir, qu'il me révélait à moi-même, et faisait de moi un acteur heureux. »
Denis Podalydès
À lire – Denis Podalydès, Célidan disparu, Mercure de France, 2022.
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