Citations sur L'homme à l'affût (23)
ça, je suis en train de le jouer demain, c’est horrible, Miles, ça, je l’ai déjà joué demain.
C'est toujours la même chose, me voilà heureux de nouveau pouvoir penser que les critiques sont beaucoup plus nécessaires que je ne suis moi-même porté à la croire (en privé) ; les créateurs, eux, depuis l'inventeur de la musique jusqu'à Johnny, sont bien incapables de tirer les conséquences dialectiques de leur oeuvre, de postuler les raisons et la transcendance de ce qu'ils écrivent ou improvisent.
Je vais raconter le truc du métro à Bruno. L'autre jour j'ai parfaitement compris ce qui se passait. J'étais en train de penser à ma vieille, à Lan, aux copains et, au bout d'un moment, j'ai eu l'impression que je me promenais dans mon quartier et que je voyais les gars qu'il y avait à cette époque. Mais ce n'était pas vraiment penser, je crois que je t'ai déjà dit que je ne pense jamais. C'était comme si j'étais planté à un coin de rue en train de regarder passer ce que je pensais, mais sans penser ce que je voyais, tu saisis? Jim dit que c'est pareil pour tout le monde, qu'en général personne ne pense pour son propre compte…
C'est un jazz qui rejette tout érotisme facile, tout wagnérisme, si je puis dire, et qui se situe sur un plan désincarné où la musique se meut enfin en toute liberté comme la peinture délivrée du représentatif peut enfin n'être que peinture.
Mais une fois maître de cette musique qui ne facilite ni l'orgasme ni la nostalgie, cette musique que j'aimerais pouvoir appeler métaphysique.
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En réalité, je n'avais jamais pensé qu'il pût lire mon livre. L'art incomparable de Johnny. Que pouvais je dire de plus ? Mais c'est peut-être justement à ce tournant qu'il m'attend, à l'affût comme toujours ramassé sur lui-même, prêt à faire un de ces bonds qui risquent toujours de blesser l'un de nous. Honnêtement, que m'importe sa vie ? La seule chose qui m'inquiète c'est qu'en se laissant mener par ce genre d'existence que je ne peux pas suivre, disons que je ne veux pas suivre, il ne finisse par contredire les conclusions de mon livre, par laisser entendre une ou deux fois que sa musique n'est pas ce que je dis.
Je pense à la musique qui se perd, aux douzaines de disques où johnny pourrait encore nous laisser cette présence, cette supériorité étonnante qu'il a sur n'importe quel autre musicien . "ça je suis en train de le jouer demain" me parait soudain très clair.
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Quand le maître m'a donné un saxo, ..., je crois que j'ai compris tout de suite. La musique me sortait du temps.
Les gars se sont arrêtés nets, eux aussi (deux ou trois ont continué de jouer pendant quelques mesures, comme un train qui freine avant de s’immobiliser). Johnny se frappait le front et répétait : « ça, je suis en train de le jouer demain, c’est horrible, Miles, ça, je l’ai déjà joué demain. » On ne pouvait pas le sortir de là. La séance était fichue. Johnny se remit à jouer sans entrain, il avait envie de s’en aller (se droguer, dit l’ingénieur du son, mort de rage) et quand je le vis partir, vacillant, le visage cendreux, je me demandais si cela pouvait continuer encore longtemps.
et j'ai montré comment le renoncement à la satisfaction immédiate avait amené Johnny à l’élaboration d’un nouveau langage qu’il poussait aujourd’hui, avec d’autres musiciens, jusque dans ses derniers retranchements. C’est un jazz qui rejette tout érotisme facile, tout wagnérisme, si je puis dire, et qui se situe sur un plan désincarné où la musique se meut enfin en toute liberté comme la peinture délivrée du représentatif peut enfin n’être que peinture.
On attaque tous du mieux qu'on peut. Johnny se plante sur ses jambes écartées comme s'il était sur un bateau qui tangue et il se met à jouer comme je ne l'ai jamais entendu jouer de ma vie, je le jure. ça a duré trois minutes après quoi il nous a lâché un de ces couacs à faire frémir Dieu le père et il est allé s'asseoir dans un coin en nous laissant nous démerder tous seuls.