Il aurait voulu une bicyclette, ou un chien, ou d'autres cadeaux dont je ne me rappelle plus, pour son anniversaire. On lui offre un cahier. Il en fera une sorte de journal, notant un peu ce qui lui arrive, beaucoup ce qu'il voit, et surtout ce qu'il entend. Parce qu'il a des yeux d'enfant, une ame de poete, et de grandes oreilles qui captent les dires et les reparties de son entourage.
C'est un gosse qui grandit a Belgrade, avant, pendant et juste apres la deuxieme guerre mondiale. Il note tout, succintement, dans une ecriture d'etudiant applique, comme si c'etait un devoir d'ecole. C'est frais, faussement naif, et carrement hilarant. Hilarant pour moi et pour d'autres lecteurs d'hier et d'aujourd'hui, surement moins pour son instituteur d'alors si jamais il eu acces a ce cahier, et surtout pas pour la censure communiste a la sortie de ce livre en 1969. Les censeurs ont du attraper une rage de dents: publie dans une edition artisanale, le livre a eu un succes immediat, inespere, et recut le prix Nin, le plus important prix litteraire yougoslave.
Pour donner une idee de ce qu'ecrit le jeune Bora dans son cahier, je vais le citer longuement (je demande comprehension et indulgence: je n'ai pas sa verve, et je suis feignant).
Il commence par decrire son entourage proche.
Une mere hypocondriaque: “Si seulement je pouvais connaitre le jour et l'heure de ma mort, je pourrais vivre tranquille!”.
Un pere alcoolique, representant et courtier d'affaires en tous genres. “Papa transportait dans une mallette des bouts de tissu numerotes, avec des chiffres romains et ordinaires. Il les montrait a differentes personnes dans les cafes et disait: Ce ne sont que des echantillons, allez savoir ou se trouve la marchandise”. Mais c'est un pere tres responsable: “Ma voix a commence a muer. […] Maman a dit a papa, alors qu'on etait a table: «Il serait temps que tu lui expliques, moi, je ne peux pas, je suis une femme.» Mon oncle a commente: «Tout cela, il le sait deja!» Je suis alle aux chiottes et maman a force papa a entrer derriere moi. «Dis-lui tout, d'homme a homme.» Papa m'a regarde uriner et a declare: «Ce n'est rien, c'est la nature!» Je lui ai repondu: «Je le sais!»”.
Un grand-pere grogneur: “Papa, en reve, nous donnait des leçons de gymnastique. Une nuit, grand-pere a saute au bas de son lit et a hurle: «Je vais appeler les pompiers!»”.
Et pour completer la maisonnee, un oncle coureur de jupons et deux tantes, vieilles filles qui revent de Tyrone Power.
Assez vite il passe a decrire les voisins, les copains, l'ecole, puis ce qui arrive, ce qu'il remarque avec le passage du temps.
La guerre: “Un jour, mon oncle nous a annonce: «Ils ont embarque toute la famille Baruh, meme les gosses!» Grand-pere a commente: «Pas etonnant, avec un nom pareil!»”.
La penurie: “Maman a commence a faire la queue devant divers magasins. Elle attendait longtemps, puis, quand son tour venait, elle s'entendait dire: «Il n'y a plus rien!» Cela se repetait souvent. Elle s'est lancee elle-même dans le negoce. Elle allait voir un commerçant et lui disait: «Cher monsieur, accepteriez-vous de m'acheter cette coupe avec une vue de Venise, même si elle est un peu ebrechee, malheureusement!» […] Mes tantes ont dit, glacees d'effroi: «Il parait qu'il y a des gens qui kidnappent des petits enfants pour en fabriquer des saucisses!» Maman s'est exclamee: «Dire que je pourrais manger mon propre fils sans meme m'en apercevoir!»”.
Enfin, l'arrivee des russes et la mainmise communiste sur le pays (et sur ses biens): “C'est alors qu'est arrive ce petit homme en chapeau. Il a sorti des papiers de son sac – un cartable d'avant-guerre – et nous annonce: «Vous allez devoir demenager dans un appartement d'une seule piece car ici doit venir s'installer un camarade avec toutes ses affaires!» Grand-pere a demandé : «Quelles affaires?» L'autre a precise: «Personnelles!»”.
J'espere avoir donne une idee de l'humour corrosif avec lequel Cosic portraye sa famille et retrace cette eprouvante et chaotique epoque de l'histoire dans les Balkans. le livre rayonne encore de nos jours de la meme fraicheur subversive qu'il avait lors de sa parution. Procurer une lecture-plaisir sur une periode atroce, un vrai tour de force. Et puis c'est un livre court, c'est ce qui a pu etre sauve du carnet originel. “On m'a d'abord demande de decrire certains evenements de notre vie familiale, puis on m'a menace: «Ne prends plus jamais un crayon en main!» Auparavant deja, je notais parfois les nobles pensees formulees par mon grand-pere ou mon oncle, celles de papa beaucoup moins souvent. Grand-pere a trouve les feuilles que j'avais ainsi noircies, il les a decoupees avec le gros couteau de cuisine et mises dans le sac a papier des chiottes”. A chacun l'autodafe qu'il merite.
P.S. Pour la reedition du livre cette annee,
Bora Cosic a ajoute une preface: “Cinquante ans apres". le moins que je puisse dire c'est que sa vieillesse ne depare pas sa jeunesse. Pour preuve, encore une citation, grincante, que je me suis pris en plein dans les dents: “A cette epoque, cependant, je n'avais que neuf ans, j'etais amoureux de la belle dame solitaire qui vivait dans la mansarde : je lui apportais les journaux du matin, et quand elle m'ouvrait la porte, elle n'avait rien sur elle. Dans le meme temps, le fils du fripier du rez-de-chaussee, qui etait plus jeune que moi, me battait regulierement – je n'etais pourtant pas juif –, et un chien m'avait fait tomber et avait mange un morceau de ma chaussure. La fin du monde, que ma mere attendait en tremblant, n'etait pas encore arrivee, et il n'y avait pas de pogromes car nous etions en majorite des Aryens. J'ai compris plus tard que les pogromes n'etaient pas ineluctables car la facon dont on vivait dans la maison de Zeleni venac, a Belgrade, au numero 10, vers le milieu du siecle dernier, c'etait deja un pogrome. J'avais aussi compris qu'on ne peut absolument pas vivre sans pogromes, puisque c'est en les attendant qu'on vit ce que le monde a de plus merveilleux”.
Il ne me reste plus qu'a lui decerner le prix de l'humour juif.