Polar social en pleine cité HLM : une claque !
Premier volume des Chroniques de la Place Carrée, ce roman social, d'une troublante noirceur, m'a conquise, me replongeant sur les lieux de ma propre enfance, à savoir les méandres d'une cité HLM dans l'Est de la France, avec ses codes, ses rituels, son lot de misères humaines traversées par quelques fulgurances lumineuses teintant la promiscuité d'une ondée soudaine de poésie.
Tristan Saule a-t-il vécu lui aussi dans une telle cité pour avoir su ainsi s'en approcher avec autant de justesse ?
Le coeur névralgique de la cité c'est la Place Carrée ceinte de sa résidence en forme de U formant comme un coeur au milieu des hautes tours. Les immeubles ici ne dépassent pas trois étages. On y trouve une annexe de la bibliothèque, la mission locale et la maison de quartier et surtout son marché hebdomadaire du dimanche matin qui attire toute la ville, aimantant « des gens qui cherchent ici un peu de Maghreb et d'Afrique, des épices rares, des mélanges de condiments, des pâtisseries orientales ». Cette place grouille de monde quelle que soit la saison. C'est ainsi la vitrine de ce quartier populaire, cette place en sandwich entre la Mosquée et le Leader Price. Mais au-delà de la vitrine et des apparences, c'est un quartier qui a sa propre police, à savoir la tutelle d'un voyou dénommé Salim qui fait régner la terreur, ses propres codes, sa façon bien à elle de régler ses comptes, son commerce notamment de shit, son économie souterraine et ses laissés pour compte.
« La lumière décline. Les oiseaux de jour croisent les oiseaux de nuit, indifférents les uns aux autres, deux faces d'une même pièce dans un quartier où personne n'a de leçon à donner à personne. Tu gagnes ta vie comme tu peux. Tu vends du shit ou tu es caissière chez Leader Price, c'est du pareil au même. La morale n'a pas de gosses à nourrir ».
Mathilde, la grande et mystérieuse Mathilde, ancienne ceinture noire de judo, femme célibataire de 46 ans toujours vêtue de son indécrottable jogging, qui cache si bien ses émotions au point de la croire toujours impassible et froide, habite dans l'immeuble situé coté est de la Place Carrée. Elle est voisine d'un couple d'un certain âge, grands-parents du petit Idriss auquel elle s'est attachée. Elle travaille sinon comme assistante sociale à aider les plus démunis, à leur trouver des solutions d'urgence et, à la collectivité territoriale où elle officie, y travaille sa seule amie, Sophie. Nous sommes en pleine période du mouvement des Gilets Jaunes, phénomène social face auquel Mathilde n'arrive pas trop à se positionner. L'impassibilité pour armure pour atteindre l'invisibilité.
Le premier chapitre nous cueille immédiatement tant cette entrée en matière est totalement flippante : nous y découvrons Mathilde s'introduire chez une inconnue, une certaine Gaëlle, vivant dans une maison bourgeoise pour la menacer de payer ce que son mari doit à son voisin. En effet, le vieil homme a refait toute la terrasse, avançant même le prix des matériaux, le fameux comblanchien étincelant, mais le mari, Jean-Philippe, prétextant que le travail a été mal fait, ne lui jamais remboursé les matériaux et n'a jamais payé le travail réalisé. Suite à cette arnaque, les loyers impayés placent le vieux couple en situation d'expulsion. Face à leur détresse, Mathilde a décidé de les aider de façon disons non conventionnelle. En faisant peur à cette femme bourgeoise fragile.
Dans sa façon de faire, dans sa capacité à mettre une distance entre son acte et elle-même, on sent que Mathilde a vécu un jour quelque chose de très marquant, qu'elle expie un passé traumatique qui va se révéler au fur et à mesure du livre.
Voilà un superbe portrait, un portrait noir et sans concession, d'une femme puissante qui a un jour tout perdu et qui est désormais seule au milieu de cette jungle péri-urbaine où règne la loi du plus fort, sans plus rien à perdre, juste obnubilée par l'extinction du soleil.
Mathilde va me marquer durablement.
Tristan Saule maîtrise à la perfection ce premier tome percutant et efficace, tant dans sa manière de nous maintenir en haleine, que dans la façon de camper ses personnages, ou encore dans ses descriptions de la cité HLM et des pavillons de banlieue à proximité, lisières qui ont le don de me fasciner, entre-deux ni urbains ni campagnards.
Je referme ce livre avec le regret de quitter Mathilde, de la quitter dans un triste état qui plus est, et j'ai déjà hâte d'aller errer, de nouveau, à la Place Carrée avec les autres tomes de ces Chroniques dans lesquels un personnage secondaire de ce tome deviendra le héros du suivant, fresque sociale développée sur plusieurs années avec sa galerie de personnages pittoresques. J'espère que les autres tomes seront tout autant addictifs !