AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
3,8

sur 169 notes
"J'écoute mais ne sais
Si ce que j'entends est silence
Ou Dieu"
Sophia de Mello Breyner Andresen.

Attirée par la superbe couverture végétale et le titre énigmatique, « L'accordeur de silences » est une pierre de plus dans ma découverte de la littérature lusophone. Mia Couto est en effet un auteur contemporain du Mozambique, de langue portugaise donc. Au début de chacun des chapitres des poèmes de Sophia de Mello Breyner Andresen, de Hilda Hilst, de Jean Baudrillard, et d'Adélia Prado, apportent de biens beaux ornements poétiques à cette histoire surprenante. Ces extraits, très divers, lui font totalement écho.
Dès les premières pages parcourues, j'ai ressenti un sentiment de déjà vu troublant, oui cette atmosphère unique, poétique, dans cette réserve de chasse isolée et aride me parlait, cette brousse immense à la fois incroyable espace naturel de liberté et prison à ciel ouvert pour les quelques protagonistes qui y vivent, je la connaissais, jusqu'à ce que je comprenne que j'ai lu ce livre en version originale, sous le titre de Jesusalem, il y a une dizaine d'années. Ayant lu peu de livres en portugais, le fait de le retrouver complètement par hasard m'a ravie car autant je me souvenais de l'atmosphère, autant je ne me souvenais guère de l'histoire, mes difficultés à lire le portugais expliquant sans doute cela…Une atmosphère très marquante à la lisière de l'onirisme, à la margelle de la folie.

Les silences…au pluriel…Des silences qui se différencient de par leur épaisseur, leur tessiture, leur profondeur, leur couleur…les silences brumeux des secrets, ceux des choses tuées et donc tues, ces silences plus assourdissants que les cris, plus signifiants que les mots. Mais aussi les silences salvateurs de la nature, de cette brousse désertique à trois jours de voiture de toute civilisation, cernée de lions, au fleuve infesté de crocodiles, ceux des constellations à portée de main lorsque l'électricité n'est plus.
Les silences mordants de l'absence, les silences incurables de l'Absente, la grande absente, Dordalma, la mère du petit Mwanito.
Les silences du déni, déni de civilisation, déni de religion, déni des femmes, silences du mensonge de la part de ce père si étrange, Silvestre Vitalicio. Mwanito a appris à les différencier, à les tamiser, à les épurer, à les ressentir au point de les accorder c'est-à-dire d'en faire un chant muet. Une musique apaisante, notamment pour ce père qui le réclame régulièrement auprès de lui lorsque la rage commence à le submerger, ce fils, son accordeur de silences comme il l'a nommé, diapason grâce auquel il arrive à assembler et à ré-accorder ce qu'il lui reste de paix intérieure et à faire fuir ses démons qui dévorent son sommeil.

« Lorsqu'on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n'étais pas prostré. J'étais comblé, l'âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences ».

Nouer les fils délicats dont on tisse la quiétude…Un moyen pour le père d'oublier peur et culpabilité, les deux mamelles nourrissant cette décision incroyable d'avoir osé fuir toute civilisation et d'avoir amené avec lui ses deux fils pour aller vivre totalement coupés du monde en ce lieu qu'il baptise du nom de Jesusalem. En faisant croire à ses enfants que le monde est mort et qu'ils sont les derniers survivants. Il leur mène une vie rude en chef de tribu christique, basée sur des règles inflexibles notamment celles de ne pas parler des femmes, « toutes des putes », de ne jamais évoquer l'Extérieur, « L'Autre Côté » qui n'existe plus et dont Mwanito ne se souvient plus ayant trois ans lors de l'exil, de taire le passé, d'oublier les souvenirs, de ne pas lire ni écrire. Une vie qui annihile et malmène l'enfance de ces deux garçons dont le plus grand, Ntunzi, commence à rejeter les bases, ayant lui des souvenirs de la vie d'avant.
Un militaire, Zacario Kalash, qui étonnamment obéit au doigt et à l'oeil au père, vit avec eux ainsi qu'une ânesse, au doux nom de Jezabela, seule personnage féminin dans ce monde exclusivement masculin, «tellement humaine qu'elle noyait les divagations sexuelles de mon vieux père ». L'oncle Aproximado vient régulièrement leur livrer des vivres, des restes de l'Extérieur…

« Mon père. Sa voix était si discrète qu'on aurait seulement dit une autre variété de silence. Il toussotait et sa toux rauque, celle-là, était une parole occulte, sans mots, ni grammaire ».

Ce père est-il fou, dangereux, protecteur ? Agit-il par amour ou par égoïsme ? Par rage aveugle tel un baobab arrachant ses propres racines ? le livre va peu à peu le révéler, par couches successives, de façon subtile de sorte que l'histoire vibre encore une fois le livre refermé, des compréhensions se font jour par infusions lentes et délicates, face à des éléments du scénario qui m'ont paru de prime abord quelque peu maladroits ou improbables…mais non, tout s'imbrique, la lumière se fait peu à peu.

« Certains ont des enfants pour être plus proches de Dieu. Depuis qu'il était père, il était devenu Dieu ».

J'ai été bouleversée par le petit Mwanito dont on suit les pensées, les regards, tout en innocence et en naïveté. Sa façon de considérer et de traiter son père est d'une sensibilité extrême, comme si le tissage minutieux des fils de quiétude lui avait permis de comprendre les racines profondes des sentiments et des ressentis paternels. Touchant également la façon dont il apprend à lire et à écrire en cachette grâce à son grand frère. Ce dernier lui apprend également ce qu'est une femme jusqu'à ce que Marta arrive dans ce royaume sacré, faisant vaciller complètement le père, roi au pied d'argile s'engluant dans une utopie dont il est bien le seul à croire. Arrivée qui sera une brèche venant déverser une eau salvatrice, une eau de tendresse et d'espoir, engloutissant tout le royaume. Sans doute la couverture, verdoyante et foisonnante, exact contraire du paysage aride et minéral dans lequel l'histoire évolue, trouve-t-elle là sa raison d'être…

« Ces eaux dormantes gagnaient une surprenante limpidité. Ntunzi lâcha ma main et m'aiguilla : je devrais l'imiter. Alors il plongea, puis une fois complètement immergé, il ouvrit les yeux pour contempler ainsi la lumière qui se réverbérait à la surface. Ce que je fis : depuis le ventre du fleuve, je contemplai les éclats du soleil. Et ce scintillement m'éblouit dans un aveuglement enveloppant et doux. Si l'étreinte d'une mère existait, elle devait s'apparenter à cette perte de sens ».

Mia Couto sortira le mois prochain un nouveau livre. Je serai au rendez-vous. Découvrir sa plume m'a marquée, plume dont je garde de précieux passages, extraits notés, annotés, soulignés, nourriture de l'âme dont la tournure et l'état d'esprit m'ont véritablement enchantée. Un très beau coup de coeur.

« La vie est trop précieuse pour être dilapidée dans un monde désenchanté ».

Commenter  J’apprécie          9025
Les portugais ont legue a leurs anciennes colonies africaines la "saudade", cette quete infinie, desesperee et esperante, et Mia Couto en fait un des meilleurs elements de son beau livre. Tres beau livre. Tres belle histoire. Tres belle ecriture.

Peut-on fuir le monde, la societe? Couto raconte des essais infructueux. Peut-etre pas si infructueux que ca, car il y a aussi des modes de fuite cerebrales, interieures. Il joue sur plusieurs registres de fuite, donnant l'impression qu'il n'est sur de rien.
Peut-on se disculper d'une faute? Se pardonner soi-meme, s'absoudre, oublier? Idem. Couto laisse le lecteur se poser la question sans prendre parti.
Peut-on oublier un etre aime, un AMOUR? Comment vit-on après le depart d'un etre aime? The answer, mes chers, is blowing in the saudade. La saudade restera, quand tous les souvenirs s'estomperont, papillonneront, s'acclimateront.

Tout ca est dans livre. Et un questionnement pertinent sur les rapports entre les sexes. La place de la femme dans le vecu et l'imaginaire de l'homme. La place de l'homme dans le vecu et l'imaginaire de la femme. Et une reflexion sur les rapports entre les generations, de l'acceptation, du respet, de la deference, a la revolte. Et des pages magnifiques sur une sauvage nature, suivies d'autres decrivant une bordelique petite ville africaine. Dans une ecriture poetique a souhait, sans manierismes superflus, sans mignardises,sans chique. Et accompagnee des vers de poetesses – que je decouvre – qui introduisent et epaississent chaque chapitre.

Ceux qui voudraient en savoir plus sur l'histoire peuvent se referer a d'excellentes critiques qui ont ete postees sur ce site. Je ne fais que donner libre cours a mon admiration, a l'emerveillement, la saudade qui m'accompagnent depuis que j'ai ferme le livre.
Commenter  J’apprécie          697
L'accordeur de silences, ce titre à la beauté énigmatique synthétise à lui seul le charme singulier de ce livre. L'atmosphère étrange de ce roman vous pénètre dés les premières pages et ne vous lâche pas.
Certainement parce qu'il est difficile d'échapper à l'emprise immédiate de son écriture, une poésie lumineuse et inspirée qui en quelques mots parvient à faire éclore une ambiance oppressante, des émotions fugaces ou dissimulées, à faire vibrer la lumière du jour ou à emplir de longs silences.
La beauté singulière de ce roman réside aussi et surtout dans une véritable aventure humaine qu'il donne à lire et dans laquelle la vie et la mort s'entrelacent de manière bouleversante.


Accompagné d'un domestique et d'une ânesse, un homme s'est installé avec ses deux fils dans une réserve de chasse abandonnée, loin de la ville, loin du monde, loin de tout ce qui est susceptible de raviver le souvenir de sa défunte épouse et la souffrance qui va avec. Ni regret, ni désir, ni passé, ni avenir …ça résonne comme une incantation pour le père "qui avait vidé le monde pour le remplir de ses inventions" mais pour les enfants et notamment l'aîné Ntunzi, le seul à garder des souvenirs de sa mère, cela conduit au plus douloureux des exils.
Il faut le regard plein de tendresse naïve du cadet Mwanito pour enluminer l'horizon obscur de ceux qui l'entourent et desserrer les liens du chagrin qui les retiennent captifs. Etranger au monde extérieur et ses banalités, Mwanito est doté de la faculté précieuse de saisir l'humanité des êtres en recueillant leurs voix intérieures et leurs vérités. Démontrant ainsi qu'il faut parfois des mots d'enfant pour pousser au-delà des silences et de la réalité sombre afin de comprendre ce qu'il y a derrière les obsessions d'un homme, surtout lorsque celles-ci le conduisent à la folie. Et il faut l'intrusion d'une "créature" interdite sur ce territoire hors du temps, une femme à la voix douce et tendre "venue au monde pour avoir du regret" pour faire tomber les masques imposés par le père du haut de son "trône absolu de la solitude" et qui s'avéraient plus étouffants que protecteurs …


C'est un roman magnifique qui s'insinue dans les profondeurs du désenchantement humain, on est absorbé par un récit qui offre des images pétrifiantes de ses personnages faisant de l'humanité une sorte de relique d'un monde en ruine. Rien de superficiel dans ce texte magnétique mais des émotions intenses jusqu'aux tressaillements souterrains.
Commenter  J’apprécie          603
Devant un livre pareil, on ne peut qu’être humble...
J’aurai envie de partir dans de grandes envolées pour vous faire partager le plaisir que j’ai eu à le lire, cet engourdissement du temps palpable à la lecture, ces mots qui vous envoutent et la seconde d’après, vous claquent les deux joues en vous laissant pantois, groggy, à bout de souffle, mais toujours aux prises avec l’écriture de Mia Couto.
Mais je n’en ferai rien...

L’accordeur de silences, nous met face à une tentative désespérée de s’extraire du temps, du monde, dans un lieu où la mort n’a plus ses droits. Un monde d’exclusion, sans livre, sans écriture, sans apprentissage, sans femmes, sans guerres, sans tout ce qui pourrait ramener Sylvestre Vitalicio à la honte, à la douleur et aux regrets.
Ce monde du renoncement, Sylvestre le baptise Jésusalem. Il y emporte, tel Noé dans son arche fuyant la souillure des autres hommes, ses deux fils (Ntunzy l’aîné et Mwanito, le cadet), un serviteur et une ânesse, compagne des jours où la chair reprend ses droits.
Mwanito n’a plus le souvenir du monde d’avant : les terres du Mozambique en proie à la guerre et le refuge des bras de sa mère. C’est un accordeur de silences. Il apaise et redonne justesse à la musique intérieure qui assourdit son père.

Il n’y a ni passé, ni avenir à Jésusalem. Il n’y a qu’un présent distendu, orchestré par le père tout puissant, érigé en dieu vivant et tyran... Jusqu’à ce que Mwanito se baigne dans le fleuve, qu’une femme vienne à deux pas d’eux, occuper cet espace de sa beauté, de sa parole et de sa quête insensée d’amour passé.

Lire l’accordeur de silences, c’est faire soi :
- Le refus de la perte de l’être aimé et cette fuite en avant pour que la réalité ne nous rattrape pas, pour que nous puissions encore « y croire » (comme Marta), ou « oublier » (comme Sylvestre).
- Ce que serait un monde sans femmes. Un monde où il ne serait question que d’elles, entre admiration, mépris et répulsion : les voix féminines des poètes au fronton de chaque chapitre, comme une réminiscence, silencieuse mais omniprésente.
- Mère ou Pute : entre les deux, point de salut ! Et le vent ramène le sable dans la fosse, avant que la terre recouvre d’un voile d’oubli l’objet du scandale. Entre la femme vénérée et celle vénale de chair et de sang : un espace muselé, que certains souhaiteraient vide.
- La guerre et ses balles incrustées dans la chair qui détruisent l’âme des guerriers, oublieux de leur humanité.
- L’écriture et son don de vie.
-...
- et tous ces silences qui hurlent.

C’est un livre étrange que cet accordeur. Étrange dans le sens d’étonnant, de ce mystérieux qui interpelle. Mais c’est cette étrangeté qui séduit et nous relie, comme un autre soi qui nous parlerait de nous, comme ces soirées de fado, où je pleure et je ris, sans rien comprendre de ce qui se dit, mais les yeux graves et lumineux de Rosa-Maria sur moi. La saudade...

Quel beau présent, Ellane. Je l’ai aimé immensément plus, que ce que je ne l’ai attendu.
Sois en remerciée ici même.
Lien : http://page39.eklablog.com/l..
Commenter  J’apprécie          5611
« Toute l'histoire du monde ne me paraît souvent rien d'autre qu'un livre d'images reflétant le désir le plus violent et le plus aveugle des hommes : le désir d'oublier. »
Hermann Hesse

Ce roman ressemble à un long fleuve qui serpente dans la forêt tropicale du Mozambique. Je l'ai suivi, glissant le long de ses méandres paisibles et mélancoliques, sombres et tortueux, affrontant ses nombreux rapides dont la fougue et la violence dessinent tout du long de nouveaux rivages.

Mia Couto nous offre une belle histoire d'amour teintée de réalisme magique.

« le rêve est un dialogue avec les morts, un voyage au pays des âmes. »

*
Ce roman qui emprisonne et enchaine le passé, l'amour, la mort, les regrets nous ramène au coeur d'un Mozambique ravagé par la guerre civile.

Mwanito Vitalício, le narrateur, a onze ans lorsqu'il voit une femme pour la première fois. Surpris par cette apparition, il pleure comme un enfant orphelin de mère.
En effet, depuis ses trois ans, il vit de « l'autre côté du monde », dans vieux pavillon de chasse isolé à plusieurs jours de la ville avec son père, son frère aîné Ntunzi, et le vieux militaire soldat Zacaria. Un oncle leur rend régulièrement visite, affrontant des routes peu sûres pour leur apporter les denrées indispensables à leur survie dans la forêt.
Dans cet endroit hors du temps et de l'espace que son père a baptisé "Jésusalem", la vie est faite de silences et d'oublis.
Le père règne en maître, imposant sa discipline, ses lois, ses mensonges comme vérités, exerçant son pouvoir d'assujettissement, comme un dictateur, sur son entourage et son territoire.

« … c'était Dordalma, notre mère absente, la cause de toutes les étrangetés. Au lieu de s'estomper dans l'autrefois, elle s'immisçait dans les fêlures du silence, dans les replis de la nuit. Il n'y avait pas moyen d'ensevelir ce fantôme. Sa mort mystérieuse, sans cause ni apparence, ne l'avait pas ravie du monde des vivants. »

Jusqu'au jour où Marta, une portugaise s'installe dans une des maisons abandonnées de la concession de chasse. Leur monde factice s'ébranle alors comme un château de cartes.

« Une faille s'ouvrit à mes pieds et un fleuve de fumée m'embruma. À la vue de cette créature, le monde déborda soudain des frontières que je connaissais si bien. »

*
L'écriture de Mia Couto est belle, sombre, dramatique, énigmatique, nostalgique, patinée par la poussière du temps, hantée par le vent qui bruisse dans les arbres, les ombres et les absents. Mais parfois elle est traversée de puits de lumière, offrant tantôt un éclairage diffus, doux, feutré, tantôt l'éclat chaleureux du soleil.

Malgré ses thèmes durs, la plume poétique m'a enveloppée, bercée, touchée car l'auteur parle merveilleusement bien des douleurs humaines qui assombrissent la vie : l'absence, le deuil, le chagrin, la solitude, le désespoir, la fuite, la culpabilité, l'obsession.
L'auteur parle également des souvenirs et de la quête d'identité, de la mémoire et des mensonges, de peur et de folie, des dissensions et des désillusions.

« … le monde prend fin quand on n'est plus capable de l'aimer. »

*
Mia Couto montre avec finesse et poésie comment le poids du passé et des remords influe sur les rapports humains, pèse sur les consciences et les secrets les plus intimes.
Pour cela, l'auteur a créé des personnages magnifiques de profondeur, touchants d'humanité par leurs failles et leurs fêlures, par cet amour paternel brutal qui irradie mais ne sait comment s'exprimer.

« Ce n'est pas en lui tenant les ailes qu'on aide un oiseau à voler. L'oiseau vole simplement parce qu'on l'a laissé être oiseau. »

Silvestre Vitalicio, le père, broyé par la douleur, les souvenirs et la culpabilité, sombre peu à peu dans la folie, repoussant les morts et les vivants, allant jusqu'à effacer le nom de chacun et les rebaptiser.

Mwanito parle peu. Enfant mal-aimé, calme, il a apprivoisé la solitude, les silences et est le seul à pouvoir apaiser les délires, les errances de son père. Peu à peu, en grandissant, il appréhende la vie mensongère dans laquelle son père les a tous poussés.

« Lorsqu'on me voyait, immobile et reclus, dans mon invisible recoin, je n'étais pas prostré. J'étais comblé, l'âme et le corps habités : je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences. »

*
Les femmes sont absentes dans la première partie du récit, mais leur ombre plane sans cesse, se faufilant entre les lignes du texte, dans les pensées, les silences et les non-dits, rendant leur présence encore plus forte et fondamentale.

Cela apparaît d'autant plus flagrant lorsque la Portugaise se présente au domaine. Elle est le révélateur d'un monde hanté par l'absence de la mère, décédée de façon mystérieuse.
Même en quittant la civilisation et en s'enfonçant dans le coeur de la forêt, Silvestre ne peut se défaire de la présence de Dordalma : elle le suit partout, sous-jacente, invisible mais perceptible dans le silence des adultes, dans la nuit piquetée d'étoiles, dans le murmure du vent qui laisse entendre les lamentations des morts.

« Pour Silvestre, le vent était une danse de fantômes. Les arbres ventés devenaient des gens, c'étaient des morts qui se lamentaient, désireux d'arracher leurs propres racines. Ainsi parlait Silvestre Vitalício, cloîtré dans sa chambre et barricadé derrière les fenêtres et les portes dans l'attente de l'accalmie. »

*
Pour conclure, « L'accordeur de silences » est un très beau roman, serti par de beaux personnages et une écriture envoûtante. C'est le portrait saisissant d'un enfant en quête de son histoire familiale et d'un père muré dans le silence et l'obstination à oublier ce qui dérange.

Si ce récit est celui d'un tourment, c'est aussi un voyage dans un monde poétique, dissimulé et obscur, lequel nous parle d'errance, d'effacement de l'être dans l'aliénation, la déchéance et le renoncement.
J'ai été à l'écoute des bruits de la forêt habitée par la présence des morts.

« Les morts ne meurent pas lorsqu'ils cessent de vivre, mais quand nous les vouons à l'oubli. »

*
Il ne me reste plus qu'à remercier Chrystèle (@HordeDuContrevent) qui m'a permis de découvrir cet auteur. Et je vous engage à aller lire les deux magnifiques billets qu'elle a écrits sur « L'accordeur de silences » et « le Cartographe des absences ».
Commenter  J’apprécie          5141
Je n'avais jamais lu Mia Couto, c'est le titre qui m'a attirée. « L'accordeur de silences », rien que ces mots m'emportent déjà ailleurs, moi qui n'aime pas trop parler et préférant l'écrit, vers un monde rêvé où la Parole serait descendue de son moderne piédestal.
« L'accordeur de silences », c'est l'histoire d'un lieu nommé Jésusalem, tentative désespérée de déni. de déni de la civilisation, de la réalité, du savoir, des souvenirs, du passé, de la religion, de la Femme, des femmes, de la mort, du bruit et de la fureur de la guerre, aussi.
« L'accordeur de silences », c'est Mwanito, fils cadet de Silvestre Vitalicio. Celui-ci, des années auparavant, à la mort de sa femme, a emmené ses deux fils, un serviteur et l'ânesse Jezabela au fond de la brousse, loin de tout. Il voulait échapper à la douleur, à la colère, trouver la paix ou au moins l'oubli, mais c'est dans sa tête que se fracassent les sentiments. Dans les moments où la rage menace de le submerger, il demande à Mwanito de rester près de lui : « Viens mon enfant, viens m'aider à rester silencieux ». Mwanito, « né pour [se] taire », a « un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences », il est le diapason grâce auquel son père ré-accorde ce qu'il lui reste d'harmonie intérieure.
Mwanito ne se souvient plus du monde de « l'Autre Côté », il n'avait que trois ans lors du départ. Pour lui, l'humanité, c'est « moi, mon père, mon frère Ntunzi, et Zacaria Kalash, notre domestique », l'ânesse Jezabela et l'Oncle Aproximado, qui les ravitaille.
Dans ce monde inventé où le passé est interdit d'entrée, Mwanito apprend à lire et écrire en cachette, grâce à son frère, qui lui parle aussi des femmes, que Mwanito n'a jamais vues. D'après son père, elles sont soit mères soit putes, peut-être les deux à la fois, mais rien d'autre.
Faut-il alors s'étonner que l'arrivée d'une femme, Marta, dans cette façon de paradis perdu, d'îlot barricadé au milieu du désert de la civilisation, mette l'humanité de Jésusalem sens dessus dessous ? Tel un ver dans le fruit, l'altérité, la féminité de Marta s'insinuent dans les fondations du royaume de Silvestre, et ne tardent pas à faire vaciller ce roi colossal dont les pieds reposaient sur une utopie à laquelle il était seul à croire. Tels Eve abandonnant l'Eden après avoir rencontré le serpent, Silvestre et ses fils quittent alors Jésusalem. Avec ce retour à la réalité, qui équivaut pour Mwanito à une sortie de cocon, il leur faudra s'accommoder de la vie, de la mort, du bruit, des souvenirs. Et de l'avenir, pour le meilleur ou pour le pire.
Etrange fiction que ce livre envoûtant, sur le fil de la folie et de l'onirisme, qui raconte comment un père entraîne ses enfants avec lui dans la prison de sa douleur, pour les protéger de la cruauté de la « vraie » vie. Paradoxe insoluble selon lequel pour échapper à la mort, il faut fuir la vie.
Empli de poésie et d'images saisissantes, récit du passage initiatique de la bulle protégée de l'enfance à la réalité des adultes, résonnant aussi des échos de la guerre civile au Mozambique et rendant hommage aux femmes poètes, ce roman riche et magnifique comporte de multiples niveaux de lecture, qui le rendent inépuisable. La preuve, je pourrais encore vous en parler pendant des pages, mais je laisse le silence s'accorder à ces vers de Sophia de Mello Breyner Andresen :
« Terreur de t'aimer en ce lieu si fragile qu'est le monde
Douleur de t'aimer sur cette terre d'imperfection
Où tout nous brise et nous laisse sans voix
Où tout nous ment et nous sépare »
Lien : http://www.voyagesaufildespa..
Commenter  J’apprécie          512
Silvestre a quitté la civilisation. Avec ses deux enfants, un militaire , il s'est établi dans un lieu baptisé Jérusalem , au fin fond du Mozambique . Son beau frère, Aproximado fait le lien avec la "civilisation", à plus d'un jour de route et permet le ravitaillement.
il y a aussi une ânesse qui évite au père de limiter sa vie sexuelle à ses mains.
Tout est caché dans ce monde sans femme. Pourquoi est on là, qu'est devenu la maman dont l'image hante les enfants? le monde extérieur est il vraiment mort, comme le père veut bien le faire croire?
Le livre dévoilera au fil des pages tous les secrets qui bousculent le lecteur.
Roman étrange mais extrêmement sensible. J'ai fini par me désintéresser de l'histoire , bien construite au demeurant, pour me focaliser sur les mots , les sentiments , les pensées essaimés par l'auteur.
Il y a beaucoup de finesse, de tendresse et d'amour dans la plume de Mia Couto qui livre une histoire étrange mais fourmillant de tendresse et de questionnements.
Si l'intrigue ne m'a pas tenu en haleine malgré la situation incongrue initiale , les mots m'ont ébloui. La place accordée aux femmes dans cette histoire est aussi très belle, loin de celles de leurs congénères poilus.
Une immersion dans un monde littéraire qui m'était inconnu, sensible , poétique , mystérieux et envoutant.
Commenter  J’apprécie          420
L'Humanité se réduit pour Mawnito, onze ans, narrateur de ce récit poétique entre fable et réalité, à son père Silvestre Vitalicio, son frère Ntunzi et Zacaria Kalash, domestique ancien militaire plus deux semi-habitants : l'oncle Aproximado qui sert de lien avec «l'Autre côté», les territoires sans vie, et «notre chère ânesse», prénommée Jezibela «tellement humaine qu'elle noyait les divagations sexuelles de mon vieux père».
Cinq hommes vivant dans ce «paradis» inversé de Jésusalem, lieu perdu dans la brousse, ancienne concession de chasse, loin de la ville qu'ils ont fuie huit ans auparavant, pour des raisons liées à la mort de Dordalma = douleurdâme, mère de Mwanito et Ntunzi , entourée d'un mystère qui ne s'éclaircira qu'à la fin.
« Au lieu de s'estomper dans l'autrefois, elle (Dordalma) s'immisçait dans les fêlures du silence, dans les replis de la nuit. Il n'y avait pas moyen d'ensevelir ce fantôme. Sa mort mystérieuse, sans cause ni apparence, ne l'avait pas ravie du monde des vivants.» p 33

Le père, le vieux Silvestre Vitalicio «l'unique connaisseur de vérité, le devin solitaire de présages», a vécu un drame dont n'a pas connaissance Mwanito le plus jeune de ses fils et il veut oublier en effaçant toute vie, tout souvenir issu du passé. Il exige que tous jouent le jeu et croient à ce que lui-même veut croire pour rendre l'oubli possible. Les noms de chacun sont modifiés sauf celui de Mawnito car il est pour le père «l'accordeur de silences»
« Je suis né pour me taire. le silence est mon unique vocation. C'est mon père qui m'a expliqué : j'ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J'écris bien, silences, au pluriel. Oui, car il n'est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l'état de gestation.
(...) je nouais les fils délicats dont on tisse la quiétude. J'étais un accordeur de silences.

--- Viens mon enfant, viens m'aider à rester silencieux. » p 17
Viens rétablir la paix en moi par ton silence.

En déconstruisant, niant la réalité qui l'a blessé profondément, Silvestre se fait créateur de mort, mort contre laquelle va lutter Ntunzi le grand frère auquel il reste assez de souvenirs, ferments de désirs et de rêves, pour permettre d'instiller le doute dans le coeur de son frère. 

Petit à petit Mawnito «L'accordeur de silences» va se construire ses images à partir, entre autres, d'un jeu de cartes, support qui lui permettra d'imaginer des figures, de donner une forme à un monde bien à lui et de tracer ses premiers mots. 

Le silence intérieur, les silences qu'entend Mawnito sont en accord avec l'écriture qui l'attire et le rattrapera plus tard. L'écriture naît du silence en donnant forme aux voix qui en montent, elle permet de composer avec des mots la musique de chaque silence.
Ce beau livre est aussi celui de la guerre civile, guerre dont les échos se font encore entendre au fin fond de la brousse et surtout guerre qui se joue dans le coeur des hommes, dans leur lutte intérieure.
«Zacaria Kalash ne se souvenait pas de la guerre. Mais la guerre se souvenait de lui. (...) le souvenir des explosions le bouleversait. le grondement des nuages n'était pas un bruit : c'étaient d'anciennes blessures ravivées. On oublie les balles, pas les guerres.»
Une belle part est offerte aux femmes dans cette parabole, femmes à l'écoute, femmes donneuses de vie, par l'intermédiaire de Dordalma omniprésente dont la mort provoque la fuite de Silvestre et par Marta la portuguaise qui va ramener le trouble et surtout la vie, sans oublier les superbes citations, voix de femmes poètes placées en exergue de chaque chapitre, brésiliennes telles Hilda Hilst et Adelia Prado, Alejandra Pizarnik l'argentine et Sophie de Mello Breyner Andersen la portugaise.
J'avais noté ce livre sur mes «tablettes» mais l'avis de Moustafette en a précipité la lecture et je ne le regrette pas. Je pense lire d'autres livres du même auteur qui m'a fait aussi penser à un autre auteur que j'aime beaucoup, José Eduardo Agualusa angolais d'origine portugaise.

Commenter  J’apprécie          412
‘'L'accordeur de silences'' de Mia Couto a été une très belle découverte. Un roman qui nous enrobe en quelques mots dans une poésie (métaphorique), nous encercle dans une forêt de mots lumineux, peuplée d'ombres et de mystères.

Dans le Mozambique détruit par les guerres, un homme -Silvestre Vitalicio- décide de s'isoler avec ses deux fils, hors du monde, dans une réserve de chasse. Il a le souhait de créer un nouveau monde qu'il va nommer « Jésusalem » dans lequel il va édicter ses propres règles ; un pays isolé pour protéger ses enfants de la folie des hommes, mais aussi pour oublier l'image de sa femme morte, dona Dordalma. Pourtant lui-même a ses propres folies, ses propres blessures, ses propres fantômes et il rend la vie de ses enfants difficile, sous son contrôle. Il est notamment très violent avec le fils aîné Ntunzi, ce fils qui n'a qu'un seul rêve, s'échapper de ce campement, tandis que le plus jeune Mwanito est ‘'l'accordeur de silences'', qui avec ses silences réussit à calmer les angoisses de son père.

Le récit nous est raconté par Mwanito, âgé de 11 ans. Et bien entendu, son regard naïf et presque innocent sur les choses, sa compréhension et ses questionnements d'enfant qu'il nous faut parfois déchiffrer, son souvenir flou de sa mère, font qu'on avance dans l'histoire plus ou moins à son rythme.
Dans Jésusalem, habitent également leur domestique et ancien militaire Zacaria Kalash, tandis que leur oncle Aproximado (le frère de leur mère), leur apporte des vivres et autres biens de première nécessité. C'est donc un univers restreint, sciemment sans figure féminine, même s'il ne faut pas oublier l'ânesse Jezibela. Mwanito n'a d'ailleurs aucun souvenir des femmes, puisqu'il vit depuis l'âge de ses 3 ans dans ce ‘'nouveau monde''. Et c'est son frère, en cachette, qui lui raconte cet autre monde, celui où les femmes sont réelles, et lui apprend également à écrire et compter.
Une femme, Marta, arrivée du Portugal à la recherche de son mari va bouleverser le semblant de stabilité de leur famille et de ce « nouveau monde ».

Chacun des chapitres commence par des extraits de poèmes de différents auteurs qui renforcent cette atmosphère particulière.
Mia Couto, écrivain mozambicain de langue portugaise, arrive avec maîtrise à souffler à la fois de la beauté et de la violence. Dans l'accordeur des silences, l'auteur nous offre un huis-clos dans lequel on se laisse enrober, embarquer par les mots, la poésie, l'imaginaire, un conte à la fois doux et cruel, telle qu'est l'humanité... Une lecture qui me donne très envie de découvrir plus encore son univers.

Commenter  J’apprécie          390
J'ai trouvé superbe ce livre, le premier que j'ai lu de Mia Couto.

D'astucieux commentateurs ont déjà dit l'essentiel sur "L'accordeur de silences".
Je tiendrais alors à ajouter juste une suggestion, celle nourrie par le sentiment qui a constamment accompagné ma lecture : l'impression qu'on a affaire aussi, implicitement, à une (belle) fable sur la littérature elle-même. La littérature qui sert également comme stratégie de survie.

Puisqu'on trouve chez ces personnages, une extraordinaire capacité fictionnelle, une baroque appétence fantasmagorique déployée fastueusement dans le désert affectif et dans les vastes territoires de l'oubli ; ils secrètent du mythe dès qu'ils ouvrent la bouche, ils s'inventent et réinventent. Particulièrement touchant - l'orphelin qui tente, par tous les moyens de sa psyché, de fabriquer une figure maternelle à partir de rien, dans un monde démuni de femmes.


Commenter  J’apprécie          397




Lecteurs (382) Voir plus




{* *}