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Critique de HordeDuContrevent


« La poésie n'est pas un genre littéraire, c'est une langue antérieure à tous les mots ».

Les titres de Mia Couto invitent aussitôt à la poésie. Après avoir découvert cet auteur lusophone du Mozambique avec « L'accordeur de silence » voici son nouveau livre « le cartographe des absences ». L'un semble prédestiner l'autre…cartographier les absences pour mieux accorder les silences. Pouvoir enfin s'accorder des plages de silence lorsque les absents, trop longtemps ignorés, sont enfin réhabilités. Que leurs cris muets cessent de venir nous hanter. Ces absents, toutes les victimes du colonialisme portugais aux Mozambique.

« J'habite le monde quand j'oublie que j'existe. A rien ne sert la géographie : une autre ville m'habite ».

Le poète Diogo Santiago que nous suivons dans ce livre se dit être également, en tant qu'écrivain réinterprétant la réalité, inventeur d'oublis. le voilà donc revenu sur les lieux de son enfance des années 70 pour recueillir des souvenirs de sa ville, des hommes et des femmes de son passé, honorer ceux qui ne sont plus et comprendre précisément leur histoire, en une quête mélancolique remuant les blessures d'un passé colonial très douloureux. le voici à cheminer sur les lieux de son enfance, réempruntant les chemins d'un paysage qu'il a toujours porté en lui, géographie remémorée malgré l'éloignement et l'absence, obsédante présence avec laquelle le poète entretient des liens inextricables. Un cheminement des plus poétique dans ce pays d'Afrique où « il n'y a pas de distance, il n'y a que des profondeurs ».

« Quand on est enfant, disait mon père, on ne dit pas au revoir aux lieux. On pense toujours revenir. On croit que ce n'est jamais la dernière fois. Les lieux sont comme les livres : ils n'existent que lorsqu'on les lit pour la deuxième fois ».

En 2019 un cyclone a entièrement détruit la ville de Beira sur la côte du Mozambique. Ce poète est invité par l'université de la ville quelques jours avant la catastrophe. C'est l'occasion aussi de partir loin de son quotidien et de trouver un remède à sa dépression, voyage « vers le centre de son âme » pour retrouver ce passé lourd duquel il tire des souvenirs falsifiés, notamment pour revenir au plus près de la mémoire de son père, grand poète engagé dans la lutte contre la colonisation portugaise.
Il fera la connaissance d'une femme, Liana, qui est également en quête d'identité. Alors que lui souffre d'un passé trop lourd, trop chargé, qui l'empêche d'exister, elle souffre au contraire d'un manque de repères, d'un manque d'histoire, étant orpheline. Ses parents se sont suicidés car leur différence de couleur de peau était à cette période inacceptable.

« Cette histoire si simple rayait d'un trait de plume toute la propagande d'un Portugal sans races et sans racisme ».

Liana, dont le grand-père était l'inspecteur de la police politique de Salazar, la terrible PIDE, qui avait arrêté le père de Diogo Santiago, a de ce fait en sa possession un ensemble de documents le concernant : journal personnel de l'homme alors adolescent en 1973, lettres de la police politique qui traquait son père, lettres et écrits de sa mère, de la voisine qui devait espionner ses voisins, les écrits de Sandro son frère caché. Documents à charge faisant partie du procès-verbal du père. Elle va restituer ce dossier à ce fils lui permettant d'assembler les pièces manquantes de son puzzle familial. Un acte généreux de la part de cette femme, en contrepartie d'une recherche avec le poète de ses propres racines, s'enroulant autour de lui et de son passé, telle une liane affolée et virevoltante autour d'un arbre aux racines étendues et profondes. Les deux ont en commun de multiples et troublantes déchirures, les deux sont en quête de dignité, en quête de disparus, son frère Sandro pour lui, sa mère la mystérieuse Almalinda pour elle.

A côté de ces histoires personnelles, nous découvrons les exactions commises par les portugais au Mozambique, les massacres, la violence, le racisme, les traitrises dans une construction alternant la quête des deux protagonistes en 2019 et les pièces du dossier des années 70.
La langue est sublime, poétique, élégante, délicate, truffée de vérités à la beauté mélancolique en cette veille de catastrophe qui pèse sur la ville. Deux temporalités qui s'entremêlent, deux tissus que l'auteur tente de coudre ensemble pour se constituer un nouvel habit intime dans lequel envelopper son âme. Deux temporalités qui offrent une vision d'un ensemble de protagonistes, blancs et noirs, victimes et tortionnaires, dans un ensemble de péripéties tragiques.

« le soldat a tiré de sa poche un pot en verre et l'a approché de mon visage. Il l'a secoué comme une tirelire.
- Sais-tu ce qu'il y a là-dedans ? a-t-il demandé.
- On dirait des coquilles de bêtes, ai-je répondu, apeuré.
- Tu as bien raison, a déclaré le miliaire. Ce sont des ongles de nègres. de nègres qui refusaient de parler. Une fois ceux-là arrachés, ils ont craché le morceau et leurs tripes avec. Tu n'as jamais entendu l'expression « parler jusqu'au bout des ongles ».
Et il s'est ensuite adressé à mon père : Vous vous plaigniez toujours qu'on ne leur apporte pas la civilisation. Comme vous le voyez, monsieur l'intellectuel, on les gratifie même d'un service de manucure ».

Ce poète Diogo Santiago, cet homme bon et ingénu, nous dit l'auteur dès le début du livre est le propre père de Mia Couto qui a en effet reçu les preuves d'un massacre commis en 1973 au Mozambique. Son fils raconte son histoire.
Nous le comprenons, Mia Couto nous offre là un texte éminemment intime et personnel, d'une beauté troublante, à la construction morcelée qui, comme toute quête, nécessite du temps aux gestes arrondis pour pouvoir dresser la carte des souvenirs enfouis la plus juste et digne possible.

« Lao-Tseu a écrit : le souvenir est un fil qui nous condamne au passé …Peut-être est-ce le contraire : se souvenir est le meilleur moyen d'échapper au passé ».

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