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Gabrielle Danoux (Traducteur)
EAN : 9789731241319
ART (01/11/2007)
4.5/5   9 notes
Résumé :
La poupée russe, traduit du roumain par Gabrielle Danoux, retrace la vie de Leontina Guran, femme fatale, sportive de haut niveau, dans les années soixante, jusqu'à ses quarante ans lors de la Révolution de 1989. Une vie qui se termine par une mort violente trois ans plus tard, dans un hôtel au bord de la mer Noire.
L'auteur construit un récit épique complexe, associant le plan historique-social de la Roumanie communiste avec l'histoire intime de l'héroïne.
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Critiques, Analyses et Avis (7) Voir plus Ajouter une critique
Gabrielle Danoux a eu beaucoup de mérite de traduire La Poupée russe, de Gheorghe Grăciun, auteur roumain que je découvre grâce à ce roman hors normes.
En effet, avec l'histoire de Leontina Guran, l'auteur me plonge dans la Roumanie communiste. D'ailleurs, il n'hésite pas à insérer des intermèdes permettant de s'imbiber de l'ambiance de l'époque, de cette République socialiste de Roumanie où tout devait être parfait, où tout le monde surveillait tout le monde tout en lorgnant vers l'ouest sans se faire remarquer par le grand-frère soviétique.
Tout d'abord, Leontina n'aime pas son prénom alors que celui-ci reflète bien sa double personnalité ; Leon affiche sa masculinité et Tina une féminité qui va s'affirmer de plus en plus, allant jusqu'à une absurdité dérangeante.
Gheorghe Grăciun mélange allègrement les époques, les situations, les rencontres, revient sans cesse en arrière alors que je suis impatient de savoir ce qui va arriver à Leontina. L'auteur change même de narrateur sans prévenir…
Il n'hésite pas à m'embarquer dans des phrases interminables avec un déferlement de mots, d'expressions, qui n'en finit pas. Cela peut être impressionnant, enthousiasmant mais aussi lassant parfois.
Surtout, il y a l'érotisme, ce sexe omniprésent, qu'il soit subi ou mené par Leontina. C'est souvent très cru car Gheorghe Grăciun nomme chaque chose par son nom et, allez, j'ose, appelle une chatte, une chatte…
Cette fille, abusée sexuellement très jeune, violée aussi bien par des femmes que par des hommes, en demande et en redemande, collectionne les amants, s'en débarrasse facilement aussi, tout en restant sous l'emprise du parti unique et de ceux qui se chargent d'assurer sa domination.
À quatre reprises, l'auteur livre ses impressions, ses doutes, partage ses fantasmes, laisse aller son imagination qui va produire encore et encore des pages gorgées d'un vocabulaire impressionnant qui peut aller du scatologique au plus recherché, mais peut aussi être poétique. Il va même nous conter sa visite dans les vécés femmes d'une petite gare et cela lui fait oublier sa réputation d'homme tendre et pudique…
Comme cela s'est produit à plusieurs reprises et m'a gêné les premières fois, j'ai été surpris de tomber sur des intermèdes publiés sur deux colonnes avec une taille de caractères plus réduite. C'est là que je plonge dans l'ambiance de l'époque, un endoctrinement forcené imposé dès l'enfance.
Il y aurait beaucoup à dire encore à propos de cette Leontina qui se souvient avec tendresse de papi Tase mais ne revient plus dans son village de la campagne roumaine alors qu'elle vit en ville, surtout à Bucarest. Comme il l'a écrit dans une note, l'auteur a réussi à se mettre dans le corps d'une femme pour coller au plus près de sa vie, de ses émois, de ses doutes, de ses plaisirs et de ses émotions. Par contre, je le trouve beaucoup trop sévère, voire injuste, lorsqu'il décrit le corps de son héroïne qui prend de l'âge.
Leontina, basketteuse de haut niveau chez les jeunes, n'a pas poursuivi hélas plus avant alors qu'elle aurait pu monnayer ses talents à l'ouest. le renversement de Ceaușescu est arrivé trop tard mais, jamais elle n'a réussi à se décider à quitter son pays où elle aime, où elle subit, où elle se cherche.
Dans La Poupée russe, Gheorghe Grăciun fait vivre cette Roumanie dont j'ai beaucoup entendu parler. Ses descriptions du quotidien valent le détour. Elles sont crues, terriblement détaillées sans épargner les odeurs, mais cet écrivain qui aurait le même âge que moi aujourd'hui s'il ne s'en était allé en 2007, est un fameux auteur.
Je remercie Gabrielle Danoux pour me l'avoir fait découvrir et je salue à nouveau son énorme travail de traduction, travail qu'elle poursuit pour beaucoup d'autres écrivains roumains. Coup de chapeau amplement mérité !

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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C'est notre amie "Tandarica" sur Babelio, pour l'état civil Gabrielle Danoux, qui a eu le courage de traduire cette oeuvre littéraire roumaine vers le Français, oeuvre qu'elle a qualifiée elle-même dans un message récent à votre serviteur de "dense" !
Et, en effet, en dépit du titre plutôt banal de "La poupée russe", l'ouvrage de Gheorghe Crăciun de 451 pages (en caractères relativement petits) est loin d'être une histoire simple, et donc la traduction ... une sinécure !
J'offre à notre amie l'expression de ma profonde admiration pour son travail titanesque et d'exquise qualité.
Par ailleurs, Gabrielle/Tandarica a également assuré la préface de ce monument littéraire. Par contre, pas les dessins, dont celui de la couverture, qui proviennent de la main de l'auteur.

Gheorghe Crăciun (1950-2007) est un grand nom en littérature roumaine. Diplômé en philologie de l'université de Bucarest, professeur de théorie littéraire à l'université Transilvania à Braşov, il a été un rénovateur de cette forme d'art avec de nouvelles approches expérimentales, polyphoniques et underground... Grand admirateur de notre Alain Robbe-Grillet (1922-2008), il en partage un style parfois légèrement alambiqué. Pas étonnant que malgré une production littéraire considérable, il n'existe, du moins à m'a connaissance, que 2 oeuvres traduites de lui en Français. Sa "Composition aux parallèles inégales", courageusement traduit par Odile Serre et donc "La poupée russe"par notre amie.

La traduction littéraire est une activité et aussi un art, malheureusement souvent sous-estimé, bien que certaines traductions offrent une qualité supérieure que la version originale, pour n'en citer qu'un seul fameux cas, Charles Baudelaire avec Edgar Allan Poe et leurs "nouvelles histoires extraordinaires".
Et puisque j'en suis au mot traduction, le titre en V.O. de poupée russe est "Pupa russa", non pas en Roumain où c'est "păpuşă", mais en Latin. le mot russe pour poupée est "kukla" ou "kukolka". Voir mon billet du roman de Lana Lux avec ce titre du 17 août dernier.

L'oeuvre de Gheorghe Crăciun est riche en clins d'oeil et trouvailles. Ainsi, le tout premier personnage qui nous est présenté, le censeur de l'école, s'appelle Kolontay...comme la révolutionnaire, ministre et ambassadrice russe, Alexandra Kollontaï (1872-1952). Les gamines de cette école ont rebaptisé leur lycée "gynécée" etc.

La protagoniste principale s'appelle Leontina Guran et fascine les autres écolières de ses beaux yeux verts, ses vêtements de bécasse d'occasion totalement démodés. Ce qui les laissent le plus sidėrėes tout de même sont ses mains longues, fines de pianiste, et ses belles jambes de pin-up dignes d'un catalogue Neckermann.

Nous suivons tout un groupe de jeunes dans ce pays communiste, où le tank soviétique est considéré, officiellement du moins, "une machine pourvoyeuse de paix" et où parfois bizarrement un père disparaît pour une paire d'années et revient "faible et voûté". Sur fonds d'intrigues, l'auteur, en passant, presque mine de rien, nous offre des petites leçons d'histoire et de géographie de son pays.

L'héroïne, Leontina Guran, est une basketteuse à succès qui évoque naturellement le phénomène olympique roumain qui a tant fait rêver : Nadia Comăneci, née en 1961 à Oneşti en Moldavie. Son nom n'est jamais explicitement mentionné, mais il est évident que l'ombre de la grande gymnaste plane sur la Roumanie de ces années 1975-1984.
Sur la base de son ouvrage autobiographique de 2004 "Letters to a Young Gymnast" , j'ai brossé un portrait de cette athlète légendaire le 14 juillet 2017, auquel je me permets de vous renvoyer.

Le seul bémol de cet ouvrage, à mon avis, ce sont les trop fréquents et trop longs passages érotiques de Gheorghe Crăciun sur ses poupées roumaines.

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Voici une longue critique au premier abord, mais détrompez-vous, je fais intervenir les « autres » avec l'espoir de gagner en objectivité (et de me détourner peut-être de la belle frimousse du gentleman Simon Baker qui fait des pichenettes aux méchants et offre le poney de ses rêves à sa proche collaboratrice) pour moi et en « autorité » pour vous. Dans une « Nota auctoris » sorte de passage récurent d'auto-exégèse du roman où l'auteur déclare ouvertement ses intentions « textualistes » et documentaires presque, même s'il se défend de faire un livre sur le communisme (encore un, me diriez-vous), Gheorghe Crãciun écrit (traduit par mes soins, page 238 de la seconde l'édition roumaine de 2007, chez ART) :
« Du temps s'est écoulé depuis, j'ai publié quelques livres. Les termes faisant référence au sexe et à la physiologie de l'amour étaient systématiquement barrés dans mes manuscrits. Je vieillissais et un beau jour je me suis dit que cela ne devrait pas être trop difficile pour moi de sortir pour un temps de ma nature masculine, avec tous ses préjugés, pour tenter d'apprendre ce que signifiait endosser, en écrivant un livre, la peau de l'autre nature. Je pensais à un livre si impitoyable et si direct que j'aurais honte devant tous, surtout devant les femmes qui m'avaient connu comme un homme tendre et pudique. Maintenant, c'est un jour ensoleillé du mois de mai et j'ai passé depuis longtemps la quarantaine. Je poursuis l'écriture de ce livre. »
Voilà qui est dit. Son personnage Leontina (fusion de Leon et de Tina ; a-t-il seulement vu la crinière de celle nommée Turner, la « simply the Best » qui fait encore rugir de plaisir) est un objet de vivisection censé aider à comprendre : « comment devient-on une poupée de chiffon, une poupée qui fait NON »?
Pour ceux qui lisent régulièrement mes billets, il n'y aura pas de surprise à ce que je propose un parallèle, de force littéraire « inégale » en apparence (l'auteur y verrait sans doute un sympathique clin d'oeil) : le chapitre XX du roman Calomnies de Linda Lê.
Assez tôt, dans la lecture de son long roman roumain qui traite de manière singulière de la femme, j'ai ressenti un style aux antipodes de celui de mon idole d'origine vietnamienne. J'ai donc naturellement eu l'idée de cette confrontation littéraire entre un écrivain de sexe masculin ayant évolué dans un milieu peu enclin au respect de l'égalité entre les sexes et l'écrivaine française qui excelle dans le style concis et lucide, plume féminine unique qui entre quant à elle dans la peau d'un personnage de sexe masculin (Ricin est éditeur, milieu socio-professionnel similaire donc) qui s'exprime (encore qu'on pourrait aussi laisser s'escrime) sur les femmes. Voici donc l'extrait des pages 109-111 de Calomnies :
« Il dit, La plupart des hommes se comportent avec leur femme comme des maquereaux. Ils les protègent et les méprisent. Elles ne sont rien d'autre que leur jouet, leur poupée, dans le meilleur des cas leur victime, dans le pire leur complice, celle qui leur fait la courte échelle pour qu'ils puissent pénétrer dans la maison des riches et une fois qu'ils y ont pris pied, ils la font entrer à leur suite comme un chien. Ricin, lui, se comporte avec les femmes comme un flic ou un prêtre qui aurait manqué sa vocation de maquereau. Il entend les réformer, il les endoctrine, les amène à reconnaître qu'elles racolent pour la seule satisfaction de leur vanité. Il exige qu'elles fassent l'aveu de leur futilité, de leur inconséquence. Une fois qu'elles se sont accusées devant lui, il ricane et s'en va en claquant la porte. Le rêve de toutes les femmes, dit-il, est de se retrouver en position d'accusées pour pouvoir clamer leur innocence, pour pouvoir, en somme, mentir devant un public nombreux.
Ricin traque le reflet de ce qu'il hait : la jeune femme qui vit seule, prétend ne se soucier que de sa carrière et de son indépendance, cultive le désordre sentimental, porte des jupes courtes, fume des cigarettes blondes, rentre tard chez elle et s'endort en négligeant de se démaquiller. Il dit, J'ai le désir de leur corps, mais leur visage me répugne. Je veux leur arracher des cris de volupté, mais pourvu qu'après elles se taisent. Pourvu qu'après elles me laissent seul, qu'elles ne se renversent pas sur le lit, le visage satisfait, le sexe humide, à fumer une cigarette en me débitant des niaiseries sur leur vie intérieure. Qu'elles m'épargnent leur minute de vulnérabilité. Je sais ce qui les séduit chez moi : il manque à leur collection un raté intransigeant, qui aboie après toutes les caravanes qui passent. Les femmes prennent pour du dévouement le regard apitoyé qu'elles posent sur ceux qui ne vont pas jusqu'au bout de leur ambition. Les femmes ont toujours un faible pour les fardeaux et les poids mort. Souvent, le soir, je pense à me ligoter à ma chaise. Je me bouche les oreilles. Je m'en veux d'être si faible. Je me répète, Enferme-toi. Cache-toi dans ton lit, sous tes draps. Supporte ta solitude. Ne va pas leur mendier encore une étreinte. Elles papillonnent devant tes yeux, elles se succèdent les unes aux autres, elles s'appellent Désastre, elles ne te donnent aucun sentiment de bonheur, elles te veulent parce que tu fais mine de les rejeter, alors qu'au fond personne plus que toi n'a autant besoin d'elles. Tu as besoin d'écraser tes doigts sur leurs lèvres, besoin de sentir leur chair se déchirer, besoin de leur faire violence. Tu sais qu'il n'y a aucune tendresse, que c'est une affaire de lit, de sueur et de dégoût. Tu les prends comme un soldat se saisit d'une grenade dégoupillée. Avec la même fébrilité, la même horreur.
Ricin se raconte des histoires. Les années passant, la grenade s'est vidée de sa charge explosive. Ricin a besoin des femmes comme d'autres de narcotiques –prises le soir, elles ne laissent aucune trace au réveil, les effets secondaires sont les mêmes : accoutumance et perte de mémoire.»
Pour savoir ce que pense la poupée russe roumaine, il vous faudra découvrir le roman de Gheorghe Crãciun. Au chapitre des bonnes nouvelles, j'ai cru entendre qu'un projet jadis porté par Fanny Chartres, une habituée de la traduction de sous-titres de films roumains (je l'envie d'avoir eu la chance d'en voir ainsi de très bons) et Dieu sait que le roman renvoie souvent au cinéma, est en passe d'aboutir, qu'une traduction en français sera bel et bien publiée. Vous y découvrirez, avec plaisir je l'espère, une liberté de ton rare chez un écrivain roumain.
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Gabrielle Danoux m'a proposé de choisir parmi des oeuvres de littérature roumaine traduites en français et tous mes remerciements pour l'envoi de la poupée russe de Gheorghe Crãciun au Liban.
La découverte d'un auteur roumain est vraiment une belle expérience et enrichissante pour la culture. Mon choix sur ce livre s'est imposé pour diverses raisons tant sur la couverture que sur le synopsis qui m'ont intrigué.
Il convient de féliciter la traductrice de cet ouvrage de 452 pages Gabrielle Danoux pour son travail qui se perçoit méticuleux et approfondie.
Gheorghe Crãciun auteur de plusieurs romans et essais en Roumanie et qui me semble d'après de nombreuses recherches être un auteur de renommé dans son pays. Son style quoique complexe est captivant dans le bon sens du terme.

Je vous invite d'ailleurs à suivre ce lien de Wikipédia qui vous fournira de plus amples informations qui vous seront utiles pour élargir votre culture littéraire :
La poupée russe est un roman qui se déroule durant les années soixante jusqu'à la révolution roumaine de 1989, qui jouxte l'histoire en parallèle avec le vécu d'une femme Leontina Guran sportive ensorcelante battante charismatique espiègle manipulatrice… il n'y a pas de mots pour exprimer l'ambivalence de sa personne. Sa vie chaotique se dirige parfois à l'encontre des moeurs avec des contradictions qui ne mèneront nulle part.
L'histoire d'une femme qui traverse toutes les étapes de sa vie allant de sa jeunesse à sa maturité, de son innocence à sa féminité confirmée d'un besoin insatiable de pulsions qui divulguent l'inavouable, qui morfondent les remords, chassent les démons. L'auteur nous trace le plaisir charnel de cette femme envers les hommes qui ne se tarissent pas de sa présence et s'en offusquent parfois dans leurs pensées les plus profondes comme quoi la nature humaine s'apparente à un labyrinthe assez chaotique qui nous dépasse.
Malgré la complexité de la lecture elle s'affine avec la plume de l'auteur lequel quelque part hypnotise le lecteur par le merveilleux amont d'écrits qu'il diffuse qui vous laisse perplexe, vous poigne, vous garde ébahi par tant d'ardeurs.
La poupée russe se définit par une transparence du corps à laquelle s'ajoute la nudité du coeur et qui s'habille avec un pays comme la Roumanie par une histoire mouvementée d'évènements historiques et quelque part érotiques.
Le petit bémol est que l'écriture est petite ce qui perturbe un peu la lecture, mais cela ne veut pas dire illisible tout dépendra du lecteur en fin de compte parce que ce roman vaut le détour de se pencher dessus, car il y a beaucoup de choses à percevoir.

Lien : http://chroniqueuse6.canalbl..
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« La Poupée russe » Gheorghe Crăciun, traduit du roumain par Gabrielle Danoux (Maurice Nadeau, 450 pages)
Un livre très dense (et pas seulement par une typographie serrée), riche, original dans son sujet, dans sa construction et son écriture, parfois envoûtant, parfois poignant, avec quelques longueurs certes, mais vraiment un très bon roman.
C'est, dans la Roumanie des années soixante aux années quatre-vingt-dix, l'histoire de Léontina Guran, jeune fille puis femme de caractère, depuis son enfance débridée, intense et bousculée jusqu'à sa maturité désenchantée, comme « rétrécie », perdue. C'est d'abord un roman sur la soif de vivre de son héroïne, courageuse et gourmande, curieuse de tout goûter, qui trouve dans le basket scolaire puis de haut niveau de quoi exprimer son énergie et sa soif de victoires. Mais elle comprendra aussi assez vite tout ce que peut lui rapporter en bénéfices secondaires une carrière sportive qui la met en première ligne, vu toute la permissivité qu'accorde le régime aux athlètes qui jouent le jeu de la collaboration.
La première partie du roman est teintée d'un bel érotisme prenant, qui témoigne d'une quête un peu désespérée de Léontina au travers d'expériences et de rencontres multiples. La sensualité, pas seulement sexuelle, donne une couleur vive à ces chapitres. Et sous la plume de Gheorghe Crăciun, les hommes, corsetés dans leurs costumes machos, ne sont guère à la fête. On peut presque dire que c'est un roman « genré », sans doute en avance sur l'intérêt qu'on porte aujourd'hui à ces questions (il est achevé en 2004) ; Léontina se sent « double », depuis toujours garçon Léon et fille Tina, deux identités qui se mêlent en elle, qui se heurtent, chacune des deux autant attirée par les hommes que par les femmes.
Enfant qui se cabre, puis jeune femme conquérante qui se veut libre, jeune adulte elle se fait piéger par la police politique qui va tout faire pour l'utiliser à ses fins d'encadrement propagandiste, voire de bas mouchardage. Je la sens moins manipulatrice que manipulée, sans trop de défenses, prisonnière de méthodes policières autant que d'un regard incertain sur le monde et sur ses véritables désirs. Entre dégoût d'elle-même et soumission, elle continue pourtant à résister comme elle peut, au moins à l'échelle de sa vie personnelle. Mais ça use, d'autant que son parcours, ses expériences ne l'éclairent guère réellement sur ses questions existentielles. Elle glisse peu à peu vers l'antithèse d'elle-même, une Emma Bovary qui comme celle-ci vieillit mal. Autant j'ai été touché par l'énergie vitale qui se dégage d'elle dans son enfance et son adolescence, autant sa lente évolution résonne d'une tristesse et d'un désenchantement qui semblent être aussi ceux de l'auteur (et Gheorghe Crăciun ne laisse-t-il pas entendre, à l'égal de Flaubert, « Léontina Guran, c'est moi » ?)
Par bien des côtés, on peut donc qualifier ce livre de politique. En toile de fond du parcours de Léontina, c'est un tableau réaliste et glaçant de ce que fut cette dictature. Les difficultés de la vie quotidienne, mais plus encore les logorrhées surréalistes du régime et qui ne trompent personne (et que Crăciun distille dans des apartés parfois trop longs et répétitifs). La peur que fait régner la police politique et le quadrillage de la population, la soi-disant « démocratie populaire » nous sont dévoilés dans toute leur dureté et leur ubuesque violence. Mais la fin du roman, qui se clôt après la chute de Ceausescu, laisse filtrer aussi tout le désabusement de l'auteur, tant l'arrivisme et la langue de bois demeurent, au-delà de libertés formellement retrouvées, les apparatchiks de l'ancien régime se recyclant sans trop de problèmes dans le nouveau système.
Et cette chute improbable, si surprenante, presque déstabilisante…
Toute cette fiction si réaliste est imprégnée de joie sautillante, d'un humour en apparence léger, mais aussi de plus en plus au fil du récit d'une nostalgie, d'une mélancolie, voire d'une tristesse désespérée, dramatique, accentuées par les nombreux flashbacks vers l'enfance de Leontania, avec ses souvenirs bons ou douloureux. J'ai été d'autant plus pris que Gheorghe Crăciun passe sans arrêt du « Je » au « Tu », s'adressant à elle comme narrateur, ou parfois à ses lecteurs, avant que l'auteur ne croise son héroïne, et que le « Je »-« Tu » ne s'éclaire différemment.
J'ai par ailleurs beaucoup apprécié ces quatre « Notes de l'auteur », des inserts distillés au fil du livre où il se situe lui-même comme écrivant face à son personnage qui le fascine tant, son rapport à l'écriture ou aux modes littéraires de son époque, voire quelques aspects de ses positions philosophiques. Où Kundera l'admiré n'est pas si loin...
Enfin l'écriture est sophistiquée. Parfois avec des lourdeurs : des listes d'une longueur que j'ai trouvée inutile, certaines phrases de plusieurs dizaines de lignes sans aucun signe de ponctuation ne m'ont pas convaincu. Cela n'a cependant guère gâté mon plaisir de lecture.
Et c'est aussi un livre sur le langage, sur les jeux de mots, ou du moins les possibles de la langue, avec beaucoup d'inventivité créative. Et là, il faut souligner le travail remarquable de traduction, il fallait parvenir, au-delà de la richesse foisonnante du vocabulaire, à rendre compte en français, par exemple, de rimes dans des paragraphes entiers de prose dans la langue originale, et bien d'autres subtilités. Chapeau bas pour ce pari parfaitement maîtrisé, qui nous permet d'avoir accès à un très beau roman.
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Citations et extraits (95) Voir plus Ajouter une citation
« Bonne année à tous, je sors d'une Saint-Sylvestre un peu spéciale avec eux » :

Chaque semaine, la sœur de Darvari passait également chez Cartea Românescã pour voir le libraire Mircea (elle avait entendu qu'il s'appelait ainsi, et tout le monde disait qu'il était aussi prosateur) un homme joyeux, énergique, d'une masculinité fascinante, qui aimait le jeu de dames et les conversations avec des types intelligents. De Mircea elle était purement et simplement amoureuse, elle aimait ses longs cheveux châtains, ses pupilles expressives, sa négligence vestimentaire affichée, sa façon de s'emparer d'un bic pour noter quelque chose sur une feuille de papier qu'il avait par hasard à portée de main sur le comptoir plein de livres, la manière dont, quelle que soit la personne devant lui, il tendait le paquet de volumes achetés et recevait l'argent comme s'il s'agissait de la chose la moins importante au monde, souriant de toute sa bouche. Mon Dieu, quelles lèvres avait cet homme ! Et ses yeux sont si noirs, qu'il pourrait vous hypnotiser ! disait Visanta d'un air songeur. À tous les coups, lui aussi était grec. J'ai entendu dire qu'il serait de Fundulea et que son père aurait travaillé pendant sa jeunesse sur les propriétés de Caragiale. Matei, et non le vieux, celui avec le débit de tabac.
Puis Visanta évoquait d'autres noms encore. Très à la mode étaient deux Arméniens, Tache Grosapian et Horia Sangian, écrivains de grand talent, qui dormaient dans les salles d'attente et circulaient avec les trains de nuit, très en colère, et le plus grand peintre était Horia Bernea que quelqu'un lui avait montré un jour dans la rue. Quelle homme ! Il passait toutes ses journées perché sur des collines et travaillait d'arrache-pied, quel grand homme ! On dit qu'un autre, fort jeune, Mazilescu, venait de mourir, il s'agissait de celui qui se nourrissait de vodka à la maison des écrivains et qui toutes les deux minutes envoyait Ceaușescu se faire foutre, tandis que Florin Iaru, le pauvre, habitait dans un entrepôt de livres et écrivait des poésies sur des fous. Oui, et à Pãltiniș vivait un philosophe qui était surveillé jour et nuit par des membres de la Securitate et qui se cachait sous les sapins et jurait par tous les dieux, car le froid avait raison d'eux et faisait voler en éclats les cambrions de leurs bottes. Elle avait également entendu parler d'un certain Radu Petrescu ou bien Matei Iliescu, elle ne s'en souvenait plus très bien, mais dans tous les cas il s'agissait d'un grand ponte, qui sortait rarement de chez lui et qui avait une épouse artiste-peintre avec de la famille ni plus ni moins qu'à Éphèse, ce qui posait franchement problème au moment où la censure avait redoublé de vigilance, et où, pour un peu plus de liberté, il fallait se tourner vers les éditions militaires. Sultanica Gâdea, la ministre, une vache avec des bottes, paraît-il, ne tire pas la chasse d'eau quand elle va aux toilettes, et puis il y a ce nid de comploteurs, mené par un déjanté, Mehașes (en voilà un nom !) qui construit sa maison tout seul et qui joue du clavecin quand il a du temps libre, à Pietroșița où se rendent des types de Târgoviște pour boire de la tsuica et critiquer la situation du pays quand ils ne veulent pas se suicider dans le jardin botanique de Bucarest, en signe de protestation et qui adressent des lettres à Radio Free Europe, comme cette histoire dont vous avez certainement entendu parler, celle de Dan Deșliu, qui, eh bien, s'est fâché une fois dans un restaurant d'où il a emporté une assiette, car disait-il, c'est là qu'était le micro, alors que tout l'espoir vient de Ștefan Andrei, mais la crétine de Leana ne blairait pas sa femme comédienne et belle par-dessus le marché ! Ah, y en a un autre, Țopa, qui essaye toujours de devenir écrivain sans y parvenir, très dangereux, qui était un soir avec un certain Crãciun, sculpteur celui-là et avec un Țuțu Russu, qui écrivait des poésies, tous les trois ivres morts, dans la rue, et v'la que Țopa se met à hurler Je ne veux pas me suicider. Ils n'ont qu'à me fusiller ! jusqu'à effrayer la police elle-même qui a fini par les embarquer.
(p. 312-313)
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Immobilisée sur le pas de la porte, tandis que ses grands yeux verts nous lançaient de courts éclairs en guise de légitime défense, la nouvelle-venue ressemblait à une petite paysanne (aussi piquante qu'un hérisson, comme nous aurions l'occasion de le voir le soir même), vêtue, simplement, d'habits d'occasion selon toute vraisemblance. Elle portait des collants en coton beige et sa robe blanche, fermée jusqu'au cou, que l'on apercevait entre les pans de son pardessus, lui arrivait bien au-dessus des genoux. Absolument scandaleux pour une jeune fille de son âge.

[Rămasă țeapănă în apropierea ușii, deși din când în când fulgerându-ne scurt, în legitimă apărare, cu ochii ei mari și verzi, nou-venita părea o țărăncuță sălbatică (și țepoasă ca un arici, cum aveam să ne dăm seama chiar în seara aceea) îmbrăcată modest, ca dintr-o prăvălie de solduri. Purta ciorapi de bumbac beige, iar rochia albastră, închisă până la gât, zărită printre cele două aripi ale pardesiului, îi cobora mult peste genunchi.]
(p. 22)
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Mais dans l’industrie, de nouvelles branches ont été créées. De grands succès ont été obtenus. Partout, la lutte des classes a triomphé. Et nous, à l’école, nous avons appris beaucoup de choses utiles, par exemple : la discipline consciente, la participation massive, la liquidation du retard, l’application dans la vie de ce qui dit le parti et le développement de la croissance. Nous, au magasin d’alimentation du village, nous voyons que les besoins toujours croissants de ceux qui vivent depuis toujours ici disposent désormais de biens de grande consommation, comme : marmelade, conserves de poisson, sucre, pain et huile pour tout le monde, sur les cartes jaunes et roses, maillots, pantalon en tergal, fromage, nappes en plastique, clous pour les nouvelles constructions, des marteaux pour les clous et des moissonneuses pour moissonner là où les moissonneuses-batteuses ne passent pas.
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Quand elle avait entendu le verbe s’exiler, elle avait tout vu. Comme dans un film, comme à travers la lentille d’un diascope, les doigts près de la joue actionnaient la succession des images : ah ! le grincement énervant de la molette en bakélite, la torture de marcher, le cou tendu, vers la lumière de la vitre, afin que la pellicule en celluloïd devienne transparente ! Elle voyait tout, une silhouette lourde (sa marraine et ses grosses fesses ?) de femme facile, ses jambes épaisses dans des collants noirs en coton qui s'empressaient vers le sommet de la colline, derrière le jardin du grand-père Tase. Son imagination ajoutait d’autres détails : l’entrée ensoleillée de la véranda, ses fissures où grouillaient les fourmis rouges, le chemin de terre rougeâtre, les murs de la grange, la palissade, les bouquets d’orties et leur odeur d’obscure âpreté (elle essayait depuis longtemps de s’expliquer cette odeur quand un beau jour, elle avait été obligée de s’arrêter à cette formule), le tas chaud, sec, enveloppé dans leurs vapeurs, des déchets de l’étable, la proximité des latrines et de leur amère pestilence de chaux et de déjections humaines, la silhouette pressée de sa marraine qui disparaissait de l’autre côté de la clôture, dans les framboisiers, à l’arrière des buissons de noisetiers, d’argousiers, d’aubépines ou d’églantiers.
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Elle n’était plus naïve. Elle avait appris à contrôler ses pulsions intempestives. Elle se tenait bien droite dans ses bottes, elle savait : sourire, porter des chemisiers et des jupes d’apparence à la fois sobre et séduisante, ondoyer de sa voix et de son corps, être digne directe délicate dominatrice dubitative exigeante expressive expéditive, de temps en temps incolore inodore insipide. Il est vrai que, parfois, ici, dans la toile d’araignée de ces structures, il fallait se transformer purement et simplement en un être sans goût, qui ne s’y connaît pas, mais aurait bien voulu apprendre.
(page 207)
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