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Anorexie » : un sujet lourd, comme l'est ce livre, de plus de 900 pages, pesant 2,3 kg, à la construction éditoriale très travaillée, de la couverture rouge au toucher caoutchouteux et au personnage féminin apparaissant/disparaissant derrière le titre à la graphie manuscrite ancienne, au papier glacé assez froid sous les doigts, et allant en s'affinant au fil du temps et du récit.
Un sujet porté par l'auteur de bout en bout (texte et illustration) pendant au moins 5 ans, documenté puisqu'à la fin de l'ouvrage se trouve un entretien avec l'association Boulimie
Anorexie qui complète l'approche personnelle de l'artiste née de relations avec des femmes anorexiques -dans le quotidien ou des relations épistolaires, nous apprend-il lui-même.
Un sujet sans doute rare sous cette forme, mais qui rejoint les obsessions de
Pascal Croci, à savoir l'atteinte du corps, la violence, la religion, la mort, la Shoah, la sexualité, voire la définition de la pornographie, le vampirisme, que l'on retrouve d'album en album.
On reconnait aussitôt son style en voyant Emma, son personnage féminin, dans le traitement des yeux, des cheveux, la gestuelle, les postures, les vêtements, les doigts effilés, le caractère anguleux du dessin. le rouge est récurrent, comme celui d'une passion dévorante, le décor absent ou très réduit, les ombres se démultipliant du fait de la finesse du papier. Tout est fait pour mettre en valeur cette jeune femme, seule, isolée, qui ne trouve face à elle toujours qu'une page blanche (les dessins n'occupent jamais que la page de droite). Est-ce la marque de l'incompréhension, d'une écoute sans jugement ? Est-ce le psy caché ? le creux, le vide, l'absence ? La recherche de sens ?
Le texte, fort, donne essentiellement la parole au personnage, dans des expressions resserrées, lapidaires, jouant des mots, des expressions à la manière des lacaniens, sans jamais rien de trop ni de superflu ; il apporte informations sur des traitements, recherche d'explications sur l'origine de la maladie, interrogations pour tenter de comprendre, de se comprendre.
L'oeuvre interroge aussi le rapport des « bien portants » à la maladie, au monde et à sa consommation.
Il s'agit donc d'un roman graphique qui ne peut laisser indifférent, qui fait passer le lecteur par des sentiments différents - entre condamnation de l'entourage, incompréhension, interrogation, vraie joie quand on voit (enfin) le poids pris.
Un livre que j'attendais car je le savais en gestation, et qui ne m'a vraiment pas déçue.