Au fil des années, la plume de
Cronin évolue : vous vous souvenez, les premiers romans mettaient en scène des jeunes gens aux manches retroussées qui affrontaient la vie avec une belle détermination, malgré toutes les embûches, toutes les contrariétés (chez moi on dit « trébucs », tous ces trucs qui vous font trébucher). Et puis avec l'âge, ses héros ont l'âge de leur auteur.
C'est le cas de David Moray, la cinquantaine bien tassée. Contrairement à André Manson, Duncan Stirling ou Robert
Shannon, c'est un médecin « arrivé » (mais pas parvenu). Il a tout ce qu'il peut désirer, il est même veuf (ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire). Il n'a qu'un seul remords, Mary, son amour de jeunesse, qu'il a trahie pour une riche héritière, Doris (oui, celle-là, justement). Il repart à sa rencontre, mais elle aussi est partie dans un monde réputé meilleur (d'après la publicité). Reste sa fille, Kathy. David trouve là peut-être un moyen de se racheter ...
Ce Cronin-là est sacrément bien ficelé, comme on dit chez Justin Bridou. C'est un roman sentimental, on ne peut pas le nier, mais pas cucul pour deux sous, aucune mièvrerie, au contraire les personnages (comme l'auteur) font preuve de pudeur et de retenue dans les sentiments. Pas faciles à analyser, ces sentiments : Moray est un personnage au départ fort peu sympathique, ses valeurs concernant la médecine sont en balance avec celles concernant ses affaires et ses richesses, côté amour, s'il a vraiment aimé Mary, qu'il a trahie, il n'a pas vraiment aimé Doris (sa dot, peut-être ?) qu'il épousée, et une walkyrie germanique Frida Altishofer (et non Oum Papa, comme vous pourriez le croire) lui tourne autour avec ses grandes ailes.
Cronin profite de l'occasion pour évoquer un sujet qu'il aime bien : les connexions pas toujours très honnêtes entre la médecine et les affaires (en l'occurrence les laboratoires). En ce temps-là, c'étaient plus que des connexions, c'étaient des connivences voire des complicités qui s'établissaient entre ces mondes la médecine, les laboratoires, les banques… Quelle époque ! Heureusement qu'on n'a pas connu ça !...
Le roman est dans l'ensemble plutôt amer, dans la mesure où l'auteur fait le compte de tout ce qu'une ambition démesurée peut faire de dégâts dans une vie. Moray toute sa vie a vécu dans le mensonge et le détournement des valeurs. Ce n'est que lorsqu'il se confronte à un amour véritable et sincère qu'il voit clair dans sa propre existence.
Une fois de plus il faut parler de
Cronin romancier de la simplicité, des valeurs banales et profondes, de la vanité des richesses et des relations, de la puissance énorme de l'amitié et de l'amour. Bien-pensance ? Certainement, et de la meilleure. Parce qu'elle est totalement naturelle.
Cronin n'est pas un théoricien : il dit seulement ce que son coeur lui souffle. Il n'y a pas tant d'écrivains qui, aujourd'hui, pourraient témoigner d'un tel altruisme, d'un tel humanisme, au sens premier du mot…
On peut lire
Cronin à tout moment, dans la joie ou dans la peine. Il est de ces auteurs qui vous tiennent la main, en qui on reconnaît un ami ou un membre de sa famille, quelqu'un a qui on peut faire confiance pour passer un bon moment.