Il se rendait compte, avec une cruelle perspicacité, que tous ses prétendus maux étaient dus à l’argent. Elle n’avait de sa vie travaillé un seul jour, elle se dorlotait, se soignait, se nourrissait trop bien. Si elle ne dormait pas, c’était parce qu’elle ne prenait aucun exercice... pas plus pour son cerveau que pour ses muscles. Elle n’avait rien à faire qu’à détacher les coupons de ses titres, à penser à ses dividendes, à secouer sa femme de chambre et à combiner des menus pour elle et son chouchou, un loulou de Poméranie. Si elle voulait bien sortir de son cabinet et faire quelque chose de sensé, renoncer à toutes les pilules, à tous les sédatifs, soporifiques, cholagogues et autres niaiseries... donner de son argent aux pauvres, aider les autres et ne plus penser uniquement à elle... Mais jamais, jamais elle n’y consentirait, ce n’était même pas la peine de le lui demander. Elle était moralement morte et lui aussi l’était, dieu lui pardonne.
“- Ah ! s’écria Sir Rumbold, alors vous aussi vous avez payé votre tribut”. Et en s’éclaircissant la voix et mettant son pince-nez sur l’organe dont il était richement pourvu, il attira l’attention de toute la table. Sir Rumbold était très à son aise en pareil cas : depuis des années déjà l’attention du grand public britannique se concentrait sur lui. C’était lui qui, il y avait un quart de siècle, avait stupéfait l’humanité en déclarant qu’une certaine portion de l’intestin était non seulement inutile, mais décidément nuisible. Dès centaines de gens s’étaient immédiatement précipités pour se faire enlever ce dangereux morceau et, bien que Sir Rumbold ne fût pas lui-même de ce nombre, le bruit que fit cette opération, appelée par les chirurgiens “l’excision Rumbold-Blanc” établit sa réputation de diététiste. Depuis lors, il s’était maintenu au premier rang, faisant adopter avec succès par ses compatriotes successivement le son comme aliment, le yogourt et le bacille de l’acide lactique. Il inventa ensuite la “mastication Rumbolt-Blanc” et à présent, sans compter son rôle actif dans nombre de conseils d’administration, il rédigeait les menus de la série des fameux restaurants Railey : “Venez, mesdames et messieurs, permettez à Sir Rumbold-Blanc, M.D., F.R.C.P. de vous aider à choisir vos calories”. Nombreux étaient les murmures et les protestations parmi les guérisseurs plus authentiques, déclarant qu’on aurait dû depuis des années rayer Sir Rumbold de la liste officielle des médecins... A quoi on répondait évidemment : “Que serait donc cette liste sans Sir Rumbold?”
Lorsque André entra dans la pièce, une longue chambre médiocrement meublée, aux rideaux de chenille fermés, où brûlait un petit feu dans une grille, Édouard Page se retourna lentement dans son lit, au prix, semblait-il, d’un effort considérable. C’était un homme grand, osseux, d’une soixantaine d’années, aux traits rudement taillés, aux yeux clairs et fatigués. Toute sa physionomie portait les marques de la souffrance et d’une sorte de patience lasse. Et ce n’était pas tout. La lumière de la lampe à huile tombant sur l’oreiller révélait une moitié de la face sans expression et comme en cire. Le côté gauche de son corps était également paralysé et sa main gauche, posée sur le couvre-pieds fait de pièces et de morceaux, n’était plus qu’un moignon luisant. En remarquant ces signes d’une attaque violente et ancienne, André se sentit brusquement consterné. Il y eut un silence gêné.
Il trouvait anormal, et presque triste, que l'esprit humain soit capable de se remettre d'une blessure mortelle comme celle qui l'avait frappé. Pourtant, il n'y pouvait rien, il se remettait.