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Critique de Presence


Ce tome fait suite à Spectres Innombrables (épisodes 1 à 4) qu'il faut avoir lu avant pour comprendre les relations entre Emmy et les autres habitants de la région. Il comprend les épisodes 5 à 8, initialement parus en 2015, écrits par Cullen Bunn, dessinés, encrés et peints à l'aquarelle par Tyler Crook qui a également réalisé le lettrage. En fin de volume, se trouvent également 14 pages de croquis préparatoires, et 2 couvertures variantes, une de Jok et une de Bryan Fyffe.

Dans le premier tome, Emmy (une jeune femme de 18 ans) a découvert sa véritable nature, ainsi que celle des personnes qui l'entourent dans ce coin de campagne des États-Unis, ainsi que le sort qui fut réservé à la sorcière Esther Beck, il y a de cela quelques années. Ses rapports avec les gens du coin et même avec son père s'en sont trouvés transformés. Depuis, elle aide les autres habitants qui sollicitent son aide. Ce matin, elle se rend au silo à grain de monsieur Mefford pour enquêter sur la créature qui s'y trouve. Ensuite elle est abordée par Jim Webb qui souhaite qu'elle fasse en sorte que Thad Cribbets arrête de tourner autour de Celia, sa femme, qui est un peu plus jeune que lui. Elle continue d'entretenir une relation privilégiée avec la peau de l'enfant mort.

Emmy organise donc sa tournée en ville et dans les bois pour rendre visite aux différentes créatures rencontrées dans le tome précédent. En rentrant en fin de journée, elle a le plaisir de découvrir que Bernice (la fille de Riah, le marchand ambulant) est venue lui rendre visite. Avec le sentiment du devoir accompli, elle prend grand plaisir à papoter avec son amie, même si leur propre relation se trouve changée du fait de la nature d'Emmy et de celle de Bernice. La pluie se mettant à tomber fort, elles rentrent à l'intérieur. Quelque temps plus tard, elles assistent à l'approche d'une voiture d'un modèle luxueux qui s'arrête devant la maison. Il en descend Kammi, une jeune femme qui ressemble à Emmy comme une soeur jumelle.

Le premier tome de la série avait laissé une impression très agréable. Cullen Bunn avait fait le choix d'un personnage principal féminin, de bonne composition, enjouée et agréable, capable de réfléchir, et refusant la position de victime quelles que soient les circonstances. Il racontait une histoire s'inscrivant dans le genre de l'horreur avec un premier rôle inhabituel, une histoire de sorcière dans un endroit agréable à vivre, avec une utilisation bien maîtrisée du surnaturel. Surtout il bénéficiait de la mise en images de grande qualité de Tyler Crook. Rien qu'en feuilletant ce deuxième tome, le lecteur sait que ça va être la fête des pupilles. L'artiste a conservé le même mode de travail : détourage des formes à l'encre, mise en couleurs à l'aquarelle.

Le lecteur retrouve donc avec plaisir cette ambiance très particulière, et cette attention apportée aux pages, à commencer par le titre de la série, intégré aux décors sur le dessin en double page qui ouvre chaque épisode. Tyler Crook représente les lettres de Harrow County, comme si elles étaient formées par les nuages dans le ciel, les flaques d'eau dans la boue, la lumière du soleil passant à travers le feuillage, ou encore les lianes pendant sur une branche d'arbre. Une lecture rapide de l'image peut ne pas déceler ce titre car l'aquarelle permet de lui donner la même substance qu'au reste de la matière dont il participe. Ces dessins occupant 2 pages sont consacrés pour les 3 premiers à une vision d'un paysage naturel : la prairie et le ciel (épisode 1), la terre transformée en boue par la pluie (épisode 2), une clairière éclairée par le soleil (épisode 3). Les auteurs dédient 2 pages par épisode à montrer le milieu naturel, ce qui participe à prouver au lecteur l'importance de l'endroit où se déroule l'histoire.

Consacrer 2 pages par épisodes à un moment contemplatif influe également sur le rythme de la narration, et invite le lecteur à prendre le temps de contempler ce paysage. le dessin en double page du quatrième épisode est d'une nature différente, mais la nature reste bien présente, en particulier dans une image singulière où Emmy est agenouillée au pied de l'arbre visible depuis la fenêtre de sa chambre. Il s'agit d'un dessin occupé aux trois quarts par une zone verte, striée de traits noirs, tirant l'image vers l'expressionnisme pour un effet saisissant. le lecteur est donc enchanté de retrouver la qualité des pages créées par Tyler Crook, sans signe d'essoufflement ou de baisse de qualité imputable aux délais de production.

Tyler Crook continue de représenter les personnages avec des visages simplifiés, essentiellement un trait de contour pour la forme de la tête, une forme de coiffure, avec 2 ou 3 traits dans la surface délimitée pour donner une indication sur le mouvement du peigne, des yeux qui peuvent se réduire à 2 points, 2 traits pour les sourcils, 2 points pour les narines, et parfois un trait pour la bouche. Lorsque la scène le requiert, il représente les pupilles, les dents, mais toujours avec le reste du visage lisse. Il l'habille ensuite par l'aquarelle, lui donnant du volume, les variations de teinte apportant également une texture. le lecteur voit ainsi des personnages d'apparence assez simple (les traits encrés), mais avec une bonne consistance (les variations de teinte apportées par l'aquarelle). Il a conscience de leur simplicité, mais aussi de leur caractère adulte : l'effet est très convaincant.

Tout au long de ces 4 épisodes, le lecteur constate le soin apporté à Tyler Crook pour la narration visuelle. Les personnages disposent d'une apparence spécifique qui les rend immédiatement identifiables. En voyant Emmy et Kammi côte à côte, le lecteur est frappé par leur ressemblance morphologique, et par ce qui les oppose en matière d'habits, de posture, de coiffure (la barrette toute simple d'Emmy), et d'expression de visage : une grande réussite. Chaque lieu dispose également d'une forte identité visuelle, du salon de Pa et Emmy, à la cabane hantée par l'Abandonné (le monstre aux yeux de chèvre). le dessinateur a conservé son doigté pour donner vie aux monstres, avec une mention spéciale pour le mélange de répulsion et de pitié qu'inspire Priscilla. Il réussit aussi les quelques moments d'horreur, avec une mention spéciale pour les fleurs de Jim Webb.

Le charme de la narration visuelle de Tyler Crook est intact et même plus séducteur encore que dans le premier tome. Outre la cohérence interne des images et leur pouvoir narratif, il y en a plusieurs qui ressortent de par leur qualité : la peau du garçon allongée sur le lit d'Emmy, les postures de l'Abandonné, les poules en train de picorer dans la cour, Kammi en train de creuser la terre avec ses ongles comme une folle, la jolie nappe à carreaux pour le piquenique, les draps étendus sur la corde à linge, ondulant sous l'effet du vent. C'est d'ailleurs également à mettre au crédit de Cullen Bunn de savoir ménager des scènes ordinaires qui donnent l'occasion à la personnalité d'un protagoniste de s'exprimer. Cette séquence avec les draps en train de sécher permet au narrateur omniscient de faire une remarque révélatrice sur l'état d'esprit d'Emmy.

D'un côté, Cullen Bunn raconte une histoire simpliste, avec une opposition basique fondée sur le contraste entre les caractères de Kammi et d'Emmy, et comment elles envisagent d'utiliser le pouvoir que leur confère leur ascendance. de ce point de vue, l'intrigue est linéaire, et sans beaucoup de surprise quant à son déroulé. D'un autre côté, le lecteur éprouve la sensation de côtoyer de véritables individus. Kammi se conduit comme ça parce que personne n'est de taille à contrer ses envies. Les habitants des environs sont conscients de leur nature et de ce qu'ils doivent à Esther Beck, ainsi que de ce qu'ils peuvent espérer d'Emmy. Les créatures surnaturelles de la région disposent également de traits de caractère différenciés.

Sous le charme des protagonistes, le lecteur apprécie également le comportement d'Emmy. Les dessins et ses préoccupations ne permettent pas d'oublier qu'il s'agit d'une jeune femme, avec des aspirations pures et simples. de ce fait, la séquence avec les draps étendus apporte un éclairage émouvant sur son état d'esprit et la façon dont elle supporte les responsabilités qui lui sont tombées dessus. Dans cette même séquence Emmy fait également preuve d'une sensibilité inattendue envers la peau du garçon (ou la peau sans garçon), apportant encore une preuve de sa gentillesse. Alors que Kammi remplit son rôle de méchante chipie avec un sadisme d'autant plus horrible qu'il lui vient naturellement, Emmy se retrouve à occuper un rôle à connotation maternelle, ce qui la rend encore plus attachante, à l'opposé d'un héros s'assurant de la victoire à grands coups de poing.

Ce deuxième laisse loin derrière lui le premier en termes de qualité. Tyler Crook n'a rien perdu de sa motivation et de ses compétences artistiques, s'investissant dans chaque page pour raconter visuellement une histoire personnelle. Cullen Bunn s'appuie sur l'artiste pour rendre une histoire simple visuellement intéressante, et en profite pour ciseler des petits moments tout aussi simples, mais d'une belle sensibilité.
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