« Ready ? » Bien sûr qu’elle l’était, prête ! Il s’adressait toujours à elle en anglais, et toujours elle lui répondait dans le français châtié que lui enseignait sa mère, ce qui l’amusait. Il avait immédiatement reconnu le regard doré de cette enfant qui aimait s’échapper pour aller voler les lilas de « monsieur le curé » et pousser très haut sa balançoire pour faire, comme elle disait, des « voyages vers la lune ». Dès qu’il descendait de bicyclette au retour de Liévin, en fin d’après-midi, et qu’il entrait dans leur maison les poches chargées de « trésors » : des chiklets comme aujourd’hui ; un jour, des iris marron et beiges – une espèce rare, pas les bleus ordinaires – donnés par le jardinier canadien du monument de Vimy ; et même, un soir, un petit chien, Djim, devenu, depuis, un familier de la maison, Jacqueline dressait leur décor. Elle tirait les étroits rideaux blancs sur les carreaux des fenêtres, chassant le jour toujours gris du Nord comme si elle voulait les protéger tous les deux de cette couleur et du présent. Pendant qu’il s’éclipsait pour se changer, elle disposait, sur une nappe immaculée, la plus belle théière du buffet avec son sucrier assorti, sa petite pince d’argent ; elle choisissait leurs deux tasses en porcelaine translucide, nacrée, celles qui laissaient le goût du thé éclater plus vite sur leurs lèvres ; posait sur la table le cake au gingembre et, à côté, le Times, le journal que Frederick recevait de Londres. Elle préparait le thé comme il le lui avait appris – avec de l’eau frémissante, jamais bouillante. Puis, la bouilloire ronronnant sur le poêle, le chien Djim couché tout près, elle attendait qu’il réapparaisse. En quelques minutes, il était redevenu celui qu’elle aimait : la peau rose, lisse, parfumée à l’eau de Cologne, les ongles curés, une chemise propre tendue sur son torse svelte de cavalier. Prêt, en bon Anglais qu’il était resté, pour leur cérémonie. De sa moustache montait la même odeur, rousse, épicée que celle du cake. Sa belle main carrée, solide saisissait l’anse de la théière et s’élevait très haut pour libérer dans leurs tasses le fumet vif, boisé de ce nectar venu des plateaux de l’Assam, en Inde.
En Inde, la poussière, le fleuve, les moussons, le ciel les enveloppaient dans une membrane sensible les rappelant à tout moment leur insignifiante qualité d'hommes, leur vulnérabilité, leur dépendance.
Tibet, une histoire de la conscience
Tibet, une histoire de la conscience, par Jean Pierre Barou et Sylvie Crossman, éditions du Seuil. le livre coup de coeur du mois de d'Avril de Patrice van Ersel .