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Critique de KrisPy


J’aime bien Crumb. Depuis longtemps. J’ai connu quand j’avais 13 ans, quand je faisais du baby-sitting chez des gens adorables, des anciens hippies qui avaient fait mai 68… Et ce n’était pas des clichés ! Mais comme chez tous bons hippies qui se respectent, Crumb faisait partie de leur bibliothèque – Fritz the Cat, Mr. Natural – entre autres choses intéressantes pour une ado de 13 ans – Gotlib, Alexis, Druillet, Moebius, Jodorowsky, et des vhs aussi cultes, Vol au-dessus d’un nid de coucous, Johnny Got His Gun, Jeremia Johnson, et une discothèque à l’avenant : Zappa, Captain Beefheart, Jefferson Airplanes…etc.- J’ai passé des soirées mémorables là-bas. Ça éveille la conscience des choses comme ça… ça offre l’opportunité d’un monde « différent », moins condescendant. Le monde des adultes ne me paraissait plus aussi gris et repoussant : certains passaient même leur temps à faire les enfants !
Par la suite, j’ai lu Crumb, de loin en loin, avec affection pour cette grande asperge asociale, portant un regard tolérant et amusé sur ses errances phallocrates et obsessionnelles.
Et puis je les aimais bien moi ses grandes bonnes femmes aux culs énormes ! Je les aime toujours d’ailleurs, même si elles m’insupportent parfois avec leur air de grande génisse shootée aux hormones de croissance.
J’ai appris il y a quelques années, quand moi-même suis venue m’installer dans le sud, que Bob habitait dans le coin et qu’il faisait de temps en temps des concerts de grassroots avec ses potes musiciens… Mais je ne lisais plus rien de lui.
De retour dans une médiathèque après des années d’abstinence, je « consomme » énormément de B.D., et le choix n’étant pas très large, je me tourne vers ce vieux Crumb : « Tiens, il a sorti ce truc avec sa femme… C’est p’t’êt pas mal… ».
Rentrée à la maison, déjà je tique : en complément du titre il est écrit : par cette chose à deux têtes, Aline & R. Crumb ; Bob s’efface déjà…
Je n’avais jamais lu une seule histoire d’Aline Kominsky-Crumb. D’abord parce que les comics américains undergrounds ne sont pas faciles à trouver, encore moins ceux de Miss Kominsky, parce qu’elle n’en a publié que quelques exemplaires à chaque fois, personne ne voulant en acheter…
Je me lance donc - avec un léger apriori sur le bien-fondé de sa présence dans ce comic-book, en dehors du fait qu’elle est Mme Crumb, et qu’en tant que telle, elle a toute légitimité à s’exprimer si son cinglé de mari l’y convie – et je découvre au fil des pages l’étrange personnalité de Mme Crumb/Kominsky, « le Bunch », celle pour qui bât le pouls, à défaut de cœur, et pour qui bande ce vieux Bob depuis plus de 35 ans… C’est une sacrée rencontre… Ces deux-là sont fait pour s’entendre, c’est indéniable.
L’un est introverti, obsessionnel, grand, maigre, plein de névroses, paranoïaque, léthargique, obsédé sexuel et fétichiste venant du Minesotta, de l’Amérique profonde ; l’autre est extravertie, gros-cul, grosses jambes, grande gueule, hyperactive, nymphomane, narcissique et décomplexée, venant d’une famille juive de Long Island. Ces deux-là ne pouvaient que se rencontrer…
Et de me rendre à cette évidence : la bête à deux têtes, le duo de choc, ça fonctionne !
Sauf quand le « Bunch » prend trop le dessus - le Bunch c’est l’alter-ego à l’esprit fortement masculin d’Aline K.. Crumb est en admiration devant le Bunch, cette force de la nature. Il aime son côté autoritaire, voire totalitaire. Car Crumb aime fantasmer sur la soumission des femmes qui le dominent, et avec Aline, il peut enfin réaliser ses fantasmes, elle se laisse faire… mais elle reprend le dessus dans la vie quotidienne, et dans la B.D…
De fait, j’ai trouvé la première partie de ce gros livre (écrit et dessiné sur une période de 20 ans..) un peu trop axée sur le nombril d’Aline Kominsky… Elle a bouffé Bob. Son dessin est très médiocre, approximatif, sert des histoires ne parlant que d’elle et de ses cruels dilemmes : robe ou pantalon ? Rouge ou bleu ? Talons ou pas ? Refaire la déco ou acheter des fringues ? Faire un régime ou manger plus ?
On suit avec plus ou moins de bonheur les tribulations de nos 2 déglingos à Los Angelès. Puis arrive le bébé, Sophie. Quelques histoires sont très réussies, sans fausse pudeur, cash, on y pratique un joli auto-dénigrement, et c’est drôle.
Mais Aline a une obsession pour son corps. Elle ne parle que de ça, l’agitant sans cesse sous le nez de Crumb, qui se retrouve à n’être plus que l’ombre de lui-même. C’est pour Aline l’occasion de monter au créneau en tant qu’artiste, car dans leur milieu très arty, un peu snob, il semble inconcevable que la compagne de Crumb, cette icône de la culture beat underground, ne soit bonne qu’à baiser et à faire le ménage. Et bien qu’elle excelle dans ces activités injustement dévalorisées, et bien que ses goûts en matière d’art soient discutables, il lui faut une activité artistique pour ne pas passer aux yeux de tout leur petit monde pour la plouc juive débarquée de Long Island. Son passif familial de petite bourgeoise juive brimée par des parents immondes lui donne matière à s’extérioriser avec humour. Et elle en a.
Malheureusement, la redondance et la récurrence de ses préoccupations – gym, tenues vestimentaires, déco, harceler Crumb… tournent vite à vide, et passé le seuil de curiosité primaire pour les merdes des autres, la vie et l’avis d’Aline m’ont vite ennuyée… Et Crumb est inexistant, il ne sert que de faire-valoir à Aline.
Elle devient vraiment drôle quand elle commence à porter son regard incisif sur autre chose que son nombril… Et cela n’arrive qu’à la 2ème moitié du livre, lorsqu’ils décident de venir s’installer en France.
J’ai failli arrêter ma lecture en cours de route, fatiguée de ces incessantes jérémiades même pas funs. Et Crumb qui suivait comme un toutou, cela était très énervant à la longue…
Du coup, je feuilletais au hasard, me disant que j’allais ramener « cette daube commerciale » illico à la médiathèque. Quand soudain mon cerveau bloqua sur cette phrase :
« Je suis particulièrement contente de ne pas être aux U.S.A. en ce moment… D’abord mon mari y est traité de néo-nazi à cause d’une de ses histoires satiriques appelée « Quand les nègres et les juifs prendront le pouvoir » et ensuite le film « Crumb », un documentaire fait par un de nos amis proches, T. Zwigoff, vient de sortir et se trouve sous le feu des médias… mon pire cauchemar ! ».
Mon attention revint, ma curiosité piquée au vif : ce film-docu, j’en avais entendu parler, et je profitais de l’instant pour le regarder enfin. La claque… (Terry Zwigoff n’est autre que Daniel Clowes, créateur de génie du roman graphique « Ghost World », et réalisateur du film portant le même nom, voir ma critique éventuellement…)
Mon regard sur Crumb se modifia sensiblement. Je connaissais un peu sa jeunesse (voir « Mes problèmes avec les femmes »), mais pas du tout d’où il venait vraiment.
Tout s’expliquait enfin : son obsession pour les femmes fortes, cet air maladif et constamment ricanant, sa façon d’aborder le monde, ses relations bizarres avec les femmes, et avec sa 2ème femme, Aline. Tout prenait sens sous l’éclairage de cette incursion dans son intimité…
J’ai donc entamé la 2ème partie avec plus d’entrain. Pour info, Crumb et Aline ont mis de côté pendant des années ce projet de b.d. à deux, pour le reprendre une fois bien installés à Sauve avec leur fille Sophie, alors âgée d’environ 5 ans.
Le dessin d’Aline ne change pas, toujours naïf à l’extrême, bâclé, et celui de Crumb manque encore de vitalité, mais les historiettes se teintent d’une couleur locale très "frenchy vus par les ricains", et ce bouquin commence enfin à me plaire.
On peut même voir apparaitre dans un sketch génial, des guests de choix : Charles Burns et Art Spiegelman, qui se dessinent eux-mêmes… C’est une trouvaille savoureuse.
Et surtout on sent que Crumb retrouve l’envie de dessiner ce qui l’entoure, les maisons de village, les gens, cela reprend vie, et de fait, les dialogues deviennent plus intéressants. La France leur permet de prendre du recul, ils sont toujours centrés sur leurs ego respectifs (en même temps, c’est ce qu’on leur demande de faire, une longue plainte, un plaidoyer contre la haine de soi…) mais on sent qu’ils ont grandi.
Leur introspection se fait plus intime encore, moins condescendante, moins accommodante. Le Bunch reconnait qu’elle prend beaucoup de place. Crumb reconnait qu’il s’est laissé bouffer par Le Bunch. Et ils se lâchent en vieillissant... Les scènes hot se multiplient… sans censure ! ^^
Et puis leur travail change encore, quand ils deviennent chroniqueurs officiels pour le New-York Times ! Crumb reprend ses droits de dessinateur, et les sketchs – Le festival de Cannes, La fashion-week à New-York – sont très drôles et sacrément bien dessinés. On retrouve enfin l’esprit anar et antisocial du grand Bob, et l’esprit incisif et perçant d’Aline.
La couleur aussi fait son entrée dans le comic : les dessins d’Aline en deviennent moins laids. (Désolée ma grande, tu es meilleure en peinture qu’en dessin… ^^)
Une des dernières histoires, une des plus touchantes de ce gros pavé graphique, raconte la réunion de la famille Crumb au grand complet dans le Minesotta. Robert, Aline et Sophie y sont conviés. C’est deux univers qui se rencontrent, et qui ne sont pas si différents que ça au final… On assistera à un troublant face à face entre Robert Crumb et un cousin qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. Pour Sophie, la vingtaine, cette soudaine rencontre avec ses ancêtres sera une véritable révélation. Aline quant à elle, tentera de se fondre dans le décor, sans faire de vague ni attirer l’attention sur elle, pour une fois.
Au final, j’ai bien apprécié de passer un long moment avec les Crumb. Et même si les dessins et digressions d’Aline m’ont donnée parfois un peu la nausée, j’ai bien aimé faire mon voyeur et partager leur intimité… Mais je me demande si ce genre d’ouvrage peut plaire à ceux qui ne connaissent pas l’œuvre de Crumb… car j’ai l’impression qu’il faut quand même être un peu tordu pour aimer son univers si particulier, ou alors, être un hippie ! (mais au fait, c’est pas un peu la même chose… ?)
note- pour la notation ****, j'ai changé plusieurs fois d'avis... au départ, je n'avais mis que 2 étoiles. Puis devant l'effort réalisé par nos deux lascars, j'en avais rajouté une... Et au final je mets 4 **** car ils ont réussi un tour de force : rester et dessiner ensemble pendant plus de 30 ans... Bravo les tourtereaux ! ^^
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