DÉDALE PHILOSOPHIQUE
Ci-après et pour mémoire, un article du Matricule des Anges en date d'AVRIL 2010. Par Pascal Jourdana :
Un conte du langage signé par l'écossais
Andrew Crumey, érudit et réjouissant, entre roman d'amour et réflexion sur la fiction.
Pfitz a un destin étonnant. Paru en 1995 chez Dedalus (éditeur anglais pour qui c'est l'une des dix meilleures ventes au catalogue), il a été publié en français successivement chez deux éditeurs, à chaque fois épuisé puis oublié avant de reparaître aujourd'hui aux éditions L'Arbre vengeur... Il se présente comme une fantaisie philosophique où un Prince, " il y a deux siècles " (celui des Lumières), décide " de consacrer sa vie à se faire inventeur de cités fantastiques ". Après les échecs des villes " Mémorial ", " Fantaisie " ou " Célébration ", la Ville ultime qu'il imagine, Rreinnstadt, sera conçue " comme Encyclopédie " pour offrir " une exposition complète du savoir humain tel qu'on l'entendait à ce moment-là ".
À noter que Crumey a aussi écrit
le Principe de D'Alembert (Calmann-Lévy, 1999), la référence directe à L'Encyclopédie de
Diderot et D'Alembert n'étonne donc pas. Rreinnstadt est organisée autour du Musée et de la Bibliothèque, réunis par un système de correspondance et de classification proprement dix-huitièmiste. Tout l'État est soumis à cette tâche : dessiner plans et cartes, mais aussi imaginer l'intérieur des bâtiments, c'est-à-dire les meubles, objets... et habitants ou visiteurs de la Cité, dont il faut écrire la vie fictive. le tout avec une précision absolue, abyssale même, car maquettes, dessins et biographies imaginaires prennent autant de place que les objets réels pour envahir l'urbanisme réel ! Affecté comme l'ensemble des citoyens à cette tâche gigantesque, Schenk, un Cartographe, va rencontrer une jeune femme rousse, une Biographe " dont la peau pâle lui remémora une carte qu'il avait vue autrefois, une carte des régions polaires du globe ". Immédiatement amoureux, il cherche à savoir qui est le personnage de la Ville imaginaire sur lequel la jeune femme travaille, et tombe sur le Comte Zelneck dont il apprend, ou croit comprendre, qu'il a un Valet. Celui-ci,
Pfitz, apparaît sous la forme d'une incertaine silhouette dessinée sur une carte. Il n'en trouve cependant aucune autre trace ou étude, même au " Département des Anecdotes ".
Si l'on n'a pu s'empêcher de songer d'emblée à
Borges, parmi d'autres influences ou échos, le récit, par son traitement romanesque, s'affirme ici en quelque sorte sous l'influence de
Diderot, celui de
Jacques le fataliste plutôt que celui de L'Encyclopédie. le Cartographe va en effet, pour séduire la Biographe, imaginer l'histoire de "
Pfitz et son maître ", qu'il écrit sous la forme d'un dialogue perforé de commentaires qui sont de véritables incursions de l'auteur. le jeu de subversion des personnages et de leur réalité, les effets de miroirs du récit (ou métarécit) deviennent alors étourdissants. Mais ce n'est pas fini, puisqu'un autre nom, presque effacé, est découvert par Schenk à côté de celui de
Pfitz : Spontini, un probable assassin... Un roman policier à présent ? Certes, mais plus proche de
Si par une nuit d'hiver un voyageur d'
Italo Calvino que de
Conan Doyle ! Et pour faire bonne mesure, le final assez échevelé fera intervenir un choeur " logico-philosophicus ", comme si le philosophe Wittgenstein et ses réflexions sur le langage ne pouvaient être tenus à l'écart d'un tel livre...
Pfitz est donc un roman de la langue, stimulant, inventif et nourri de littérature, dont on ne cite ici que quelques exemples (un autre serait l'influence du romantique
E.T.A. Hoffmann, inspirateur du concept freudien d'inquiétante étrangeté). On pourrait trouver cela légèrement indigeste s'il n'était aussi un roman du désir. Celui d'une femme, aimée par trop d'hommes ; celui du Prince, pourchassant ses rêves ; celui de l'homme qui écrit, toujours en quête de réponses ; celui du lecteur enfin, qui a toujours son rôle à jouer dans l'histoire. Comme disent les Anglais : enjoy !