Un cigare dans la bouche de Tolstoï

« Un cigare dans la bouche de Tolstoï » est la traduction en français d' «“Anna in the Tropics.”, pièce qui valu à son auteur Nilo Cruz le prix Pulitzer en 2002. Pour une fois je trouve ce titre heureusement et poétiquement traduit.
L'action se situe en 1929 à Tampa, Floride, « une petite ville d'Ybor City » Une famille d'immigrés cubains fabriquent les fameux cigares. Arrive de Cuba un lecteur. A cette époque, la coutume voulait que pendant leur journée de travail, les ouvriers écoutaient une lecture d'un beau texte, d'un grand auteur.
Et le roman qui va leur être lu est « Anna Karénine ».
Nilo Cruz est lui-même un ex-émigré cubain : arrivé aux Etats Unis à l'âge de dix ans avec ses parents ; il est maintenant américain, complètement imprégné de ses deux cultures.
Le premier intérêt de sa pièce est qu'elle est totalement intégrée dans un temps historique.
Une rapide recherche sur Wikipédia précise qu'en 1929, Ybor city produisait 500 millions de cigares  et qu'y prospéraient environ deux cents manufactures. Les années 1920 c'est aussi le début de la mécanisation des moyens de production.
Nilo Cruz situe ses personnages sur une faille, une rencontre de deux plaques tectoniques (?) les traditions du passé et les nouvelles exigences de rentabilité, un monde où le cigare va se voir détrôné par la cigarette, emblématique de ces nouveaux héros cinématographiques qui font beaucoup plus rêver que ces personnages romantiques comme Anna Karénine.
Dans cette fabrique familiale de cigares, qui connaît quelques difficultés, c'est l'arrivée d'un jeune lecteur frais descendu du bateau en provenance de la Havane qui va être le déclencheur, le révélateur bien sûr d'émotions, de passions plus ou moins larvées. A ces ouvriers écrasés de chaleur il va leur lire un roman russe qui leur parlera de neige et d'amours impossibles. Les unes rêvent, et d'autres n'ont qu'une envie renvoyer ce lecteur et le remplacer par des machines. Moins élégantes mais tellement plus efficaces.
Cette épée de Damoclès qui est le Jeudi Noir, donne toute la dimension tragique à cette histoire.
Nilo Cruz parle de cigares, de cette production qui est aussi tout un art de vivre, un peu nonchalant, sorte de lien avec les dieux par cette fumée odorante qui monte vers les cieux, propulseur d'élégance et de raffinement tout comme le soin qu'apportent ces ouvriers à leurs tenues de lin blanc, parfaitement repassées, où en roulant les feuilles de tabac, l'esprit pouvait se nourrir de beaux textes, tout comme le petit Nilo Cruz le faisait assis au fond d'un atelier. C'est aussi un monde qui va s'effondrer, qui sera remplacé par le bruit des machines, leur entretien qui ne permettra plus que des bleus de travail grossiers, et ces cigarettes qui se fument et se jettent si vite.
Mais que vient faire « Anna Karénine » dans ce contexte ? Donner l'exemple d'une femme qui choisit de vivre et de mourir ? Qui se drape dans des manteaux luxueux , comme ces vedettes de cinéma et comme la jeune Marella qui, en devenant l'image de la nouvelle marque de cigares, gardera le long manteau nécessaire à la photo et dont elle prétend qu'il lui apporte un peu du froid retenu de l'hiver passé...
Et ce jeune lecteur ? Arrivé pas tant au mauvais endroit qu'au mauvais moment ! Sa jeunesse fera qu'il ne se rendra pas compte qu'il sème la convoitise, suscite des amours illicites, exacerbe le désir de gagner plus, plus facilement, et donc qu'il doit disparaître.
L'écriture est souvent poétique mais, parfois, c'est un peu trop recherché. Qu'importe puisque les images sont belles.
Amusant aussi de rapprocher un écrit de Tolstoï sur l'alcoolisme et cet échange de réflexions sur la prohibition .
Et l'art dans tout cela ??? Cinéma ou littérature c'est selon. Art de vivre aristocratique ou course à la montre, ce n'est plus un choix. Mais que les racines sont belles et robustes, et prometteuses, comme celles de Nilo Cruz.