Penser le temps non plus comme une ligne au tracé horizontal mais comme un point sans cesse posé puis effacé, sa trace retenue par le filet du langage. Il ne faut plus essayer de déterminer le nombre d’heures, de jours ou de mois écoulés depuis mon arrivée, il faut cesser de s’inquiéter en l’absence de réponse puisque seul importe le point présent et puisque je conserve, grâce à ce rapport, un calque déformé de ceux qui l’ont précédé.
[…] ce sont ces mots issus de ma muette bouche qui constituent mon sauf-conduit. Et comme je les propulse en avant, ils prennent une forme pleine s’enchaînent et sonnent comme une formule incantatoire dont je suis surpris d’avoir été l’auteur tant elle me paraît englober plus que les absurdes élucubrations de mon esprit, n’être plus une suite de phrases inconsistantes et éphémères mais une matière durable, solidifiée autour de l’éphémère innommable que son énonciation a fait naître.
Et mon père que je ne sais pas à quel temps conjuguer pour conjurer son pouvoir sur moi. Au passé de l’enfance où je redeviens ce que j’ai fui avec le domicile familial, un garçon timoré et poussif rapetissant sous le joug de son jugement honnête et de mon désir opiniâtre de lui plaire. Au passé antérieur, où il porte mon âge et dont je ne connais que des bribes anecdotiques semées par inadvertance parce qu’il s’est refusé à me décrire sa vie de jeune homme qu’il était impudique d’exposer à sa progéniture. Au présent qui fait de nous deux adultes avec leur rivalité, leur manque de précautions, leur affection chevillée au corps, reniée, dissimulée derrière un rapport rigide qui perpétue les convenances pour maintenir une entente précaire. Au futur qui l’annihile. Je ne sais pas imaginer la dernière fois où je verrai mon père ; je refuse d’accepter qu’elle ait été.
Ce sont des éclats de souvenirs restés incrustés, qui percent et qui écorchent. La plupart du temps, il est possible d’éviter les aspérités car l’emplacement est connu, balisé par une signalisation interne qui court-circuite les influx néfastes, les pulsions destructrices, retient le tout en bonne place dans une configuration fonctionnelle. Parfois l’aiguillon ne peut être évité, pénètre, inattendu, provoquant un relent d’émotion aigre parce qu’il y a eu répétition par inadvertance, conjonction d’un état et de son double mnésique entrés en résonance dès leur superposition. La distance protège et assoiffe ; le rétrécissement des images stockées et le risque d’une rupture de contact définitive affûtent le besoin des absents.
- Un homme, et par extension une société, qui refuse l’imagination est un homme qui redoute son propre désespoir et qui craint de laisser surgir au travers de cette divagation les pires compositions de sa pensée. Il redoute de perdre le contrôle parce qu’il sait intimement qu’il est une menace pour lui-même.
Les phrases qui ne naissent jamais, portées par un ventre, nichées à l’intérieur, tournant et retournant, sans jamais trouver d’issue, au seuil, dans un état intermédiaire, perçues par leur créateur qui ne peut pourtant les énoncer. Décrire la sensation mais devoir s’en contenter car ce qui la produit n’est ni explicite, ni perceptible du dehors. Penser à un récit simple et fourni, efficace et puissant, mais être incapable de le propulser hors du champ de la conception. Le non-écrit pèse comme pierre dans poche. L’histoire bouge du dedans, mollusque informe qui ne parvient pas à se solidifier. Connaître ses ondulations, ses variations, ses mutations indénombrables, mais rien d’autre, essayer de les reproduire de l’autre côté d’où elles pourront s’infiltrer chez un autre, par osmose ou capillarité, et devenir une expérience à dimensions multiples, subsistant à la manière du vécu.