-La folie stratifie et ensuite la haine la griffe jusqu'à faire naître une soif de sang. Un processus lent et froid.
_ Que s'est-il passé le 28 avril, Werner ?
Il se tourna vers moi si doucement que je crus qu'il n'avait pas compris la question.
_ Personne ne le sait avec certitude. Je peux te raconter ce que moi j'ai vu et fait. Ou plutôt ce que j'ai vu et fait entre le 28 et le 30 avril de cette maudite année 1985. Concluons un pacte, Jeremiah.
Il avait pris un air grave.
_ Quel genre de pacte ?
_ Je te raconte tout ce que je sais, sans rien négliger, et en échange tu me promets de ne pas te laisser dévorer par cette histoire.
Le choix du mot n'était pas anodin. Ce sont les bêtes qui dévorent.
_ C'est ce qui arrive à tous ceux qui prennent à coeur l'affaire du massacre du Bletterbach.
Mes cheveux se dressèrent sur ma tête.
J'avais l'impression que la brise qui s'était transformée en vent était en train de siffler.
_ Raconte-moi.
Je lisais beaucoup de livres, que diable. Il ne pouvait rien m'arriver de mal. Je croyais que là-haut, au ciel, il existait une divinité qui protégeait les amoureux des livres des malheurs de la vie terrestre.
Un père ne peut offrir que deux choses à sa fille : le respect d'elle-même et de bons souvenirs.
Mike..., soupirai-je. Il n'y a qu'une catégorie de personnes pires que celles qui veulent percer dans le cinéma: les documentaristes. Ils possèdent des collections de National Geographic qui remontent au XIXe siècle. Nombre d'entre eux ont des ancêtres morts en cherchant la source du Nil. Ils sont tatoués et portent des écharpes en cachemire. Autrement dit: ce sont des cons, mais des cons libéraux, et pour cette raison ils se sentent absous de tous les péchés. Et le comble: leurs familles sont pleines aux as et subventionnent leurs safaris aux quatre coins du monde.
Parce que la chose la plus importante que nous puissions faire pour nos parents, c'est de les aider à nous laisser de beaux souvenirs.
Je lisais beaucoup de livres, que diable. Il ne pouvait rien m’arriver de mal. Je croyais que là-haut, au ciel, il existait une divinité qui protégeait les amoureux des livres des malheurs de la vie terrestre.
Parce que la folie ne naît pas de rien. Elle sédimente. Couche après couche. Il faut du temps. Des années. [...] La folie stratifie et ensuite la haine la griffe jusqu'à faire naître une soif de sang. Un processus lent et froid.
N'importe quel psychologue aurait compris ce que je faisais, en réalité. Je voulais souffrir. Je devais souffrir. Pourquoi ? Parce que j'avais commis la pire des fautes.
J'avais survécu.
Je méritais une punition.
Ce n'est que par la suite que j'ai compris qu'en réalité je ne me punissais pas seulement moi-même. Je faisais aussi du mal à Annelise, qui avait vieilli de plusieurs années en quelques jours, qui pleurait tandis que je déambulais dans la maison, hébété. Pire encore, je faisais du mal à Clara. Elle était devenue taciturne, elle passait des heures dans sa chambre, plongée dans ses albums et dans ses pensées. Elle mangeait peu et avait des cernes qu'aucun enfant n'aurait dû présenter.
[La photographie] a été prise en 1950. Je ne me souviens pas de la date exacte. Mais eux, je m'en souviens. Je me souviens de leurs rires. C'est ce qui se ternit le moins, en vieillissant. On oublie les anniversaires, y compris ceux de mariage. On oublie les visages. Heureusement on oublie aussi la douleur, la souffrance. Mais les rires de cette période où on n'est plus un enfant mais pas encore un homme... ça, ça reste.