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Critique de Lutvic


« La fin de l'histoire » ; le vécu inexprimable ; l'inexprimable comme trait définitoire de l'humain ; la quête illusoire du sens ; les limites du langage et du communicable, jusqu'à ce que tout critère moral devienne inapproprié dans la description d'une humanité déchue ; la souffrance vécue et la souffrance écrite (et donc dé-naturée), leur concurrence et leurs vains succès publics ; la coagulation du témoignage conditionnée par la durée (« La réalité doit vieillir pour devenir réelle », p. 158)...

Tous les grands sujets ayant irrigué et agité la pensée et les sciences humaines d'après la deuxième guerre mondiale se trouvent énoncés, par des touches délicates, dans le petit livre-reportage paru en 1946 d'un jeune homme âgé de 23 ans.
Comment est-ce possible ?
De tels exploits semblaient aisés pour Stig Dagerman, un Raskolnikoff des lettres suédoises redevable à l'existentialisme, au nihilisme et à l'absurde, se revendiquant comme anarchiste et écrivant comme un humaniste empreint de scepticisme.
Un touche-à-tout précoce, ayant publié pendant cinq ans et ayant vécu seulement 31 (par choix personnel), resté dans les mémoires avec un titre-poème inoubliable : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ».

A sa façon, « Automne allemand », qui se compose de treize brefs reportages so(m)bres et humbles, est un livre visionnaire, précis et novateur. A ce titre, il peut compter parmi les lectures les plus puissantes dont la vie sait nous gâter.
Fruit d'un voyage journalistique entrepris dans l'Allemagne « amère et déchirée » de 1946, le livre de Stig Dagerman étonne et provoque par le ton et l'angle adoptés.
Au plus près de « la boue de la défaite », contemplant sans jugement les eaux stagnantes de l'âme humaine, la misère, le sordide et la famine frappant les Allemands après 12 années d'une relation sado-maso avec leur pouvoir, les soubresauts de l'instinct de survie et les petits arrangements lexicaux avec la politique de dénazification, les pages de Stig Dagerman sont d'une extraordinaire efficacité tant littéraire qu'humaine : les corps apathiques qui se partagent la faim et le froid décrédibilisent le pouvoir de l'écriture et nous plongent dans une vision d'un autre ordre ; « un faux rêve, au cours duquel tout est certes irréel comme dans un rêve mais où le rêveur est aussi, d'un bout à l'autre, conscient de sa faim et de sa pauvreté » (p. 119).
Les saynètes restituées sur le vif de la vie de cette Allemagne telle une jeune fille anémique et véreuse ont le mérite de décrire sans larmes ni pathos une humanité nue, vulnérable, dépouillée de toute certitude.
Le reportage de Stig Dagerman dépasse et transgresse son sujet et gagne une insoupçonnable portée mystique : c'est ainsi qu'on imagine le purgatoire de Dante, ou l'environnement des personnages de Goya, de Bosch et de Munch, prisonniers dans un état d'intervalle, dans un entre-deux figé dans l'attente, épuisant et manquant d'horizon.
Étrangement, par les temps qui courent, lire Stig Dagerman revient à retourner à l'important, à une gravité fertile en questions, voire à une forme de résignation calme...
Je vous souhaite de rencontrer, dans vos vies de lecteurs, les quelques livres qu'il s'est donné le temps d'écrire.

PS : Un grand merci à berni_29 qui, par son billet sur « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », m'a donné envie de lire ce superbe texte de S.D., qui a appelé ensuite les autres...
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