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Critique de berni_29


Ils m'ont fait pénétrer dans cette arrière-salle qui ressemblait à une vieille classe d'école désaffectée et qui puait l'humidité, la moisissure.
Ils étaient quatre. Ils ont allumé un feu dans l'âtre. Ils ont commencé à m'interroger.
- Votre nom ?
- Berni_29.
- C'est pas un nom, ça !
- Je tiens à garder l'anonymat.
- Profession ?
- J'écris des chroniques sur Babelio, mais de manière bénévole.
- C'est pas un métier, ça. Nous savons déjà cela. Nous vous suivons depuis plusieurs mois sur ce réseau, ce fameux groupuscule. Vos 617 critiques ont été examinées au peigne fin, elles sont subversives, même celles qui, soi-disant, s'adressent aux enfants. Celui qui m'interrogeait marqua un silence ridicule comme s'il voulait peser le poids d'une sentence implacable. Je ne voyais pas trop bien où il voulait en venir. Vous étiez en possession de ça quand nous vous avons arrêté. Pouvez-vous nous en parler ?
L'un de ses collègues s'est levé et a jeté sur la table devant moi ce livre La Maison des feuilles, d'un certain Mark Z. Danielewski.
- Vous avez cinq minutes pour nous faire un résumé de l'histoire de ce livre, de ce qu'il contient.
- L'histoire, les histoires c'est-à-dire les trois histoires ou bien ce qu'il recèle véritablement ? Ce n'est pareil. Je me mis à rire, d'un rire qu'ils ont sans doute jugé insolent. L'un d'eux agacé s'est levé de son siège pour me gifler.
- Ne jouez pas sur les mots.
- Mais justement, ce livre joue sur les mots, ou je dirai plus précisément : joue avec les mots. Celui qui m'avait giflé s'est encore levé. Son compère l'a retenu par l'épaule. Laisse tomber, Holloway ! On va plutôt examiner de près ce qu'il y a dans ce foutu bouquin qui semble si intéressant.
Ceci n'est pas pour vous, j'ai lancé goguenard.
Ils ont feint de ne pas m'entendre, ils ont ouvert le livre, ont commencé à balayer les pages, l'un d'eux s'est mis à retourner l'ouvrage dans tous les sens, il ne comprenait pas pourquoi le texte lui apparaissait ainsi avec des typographies différentes, des notes de bas de page qui prenaient parfois brusquement le dessus sur le texte principal, des textes à l'envers qui se lisaient en biais ou de bas en haut formant parfois une échelle qui invitait le lecteur à mettre le pied sur les premiers barreaux des phrases pour atteindre...
Mais c'est quoi ce truc ? Sa voix était devenue étrange, résonnait dans la pièce, c'est comme s'il parlait devant un antre béant qui renvoyait sa voix dans un écho distordu. Je ne sais pas ce qu'il lui a pris, il s'est mis à plonger la main dans l'une des pages qui s'ouvrait comme un gouffre, il a continué à tendre la main qui semblait happée et alors j'ai vu cette main disparaître, puis le bras tout entier, il criait il appelait à l'aide ses comparses, son corps vacillait et s'apprêtait à être avalé par les mots, englouti par la page, ses collègues ont crié. Hé Jed ! Ont tenté de le rattraper. Ils étaient trois à essayer de le retenir par le corps par les jambes, ils étaient de piètres pantins devant mon visage mutique. Alors le livre les a avalés tous les quatre, j'ai attendu de voir le pied du dernier disparaître complètement. Alors je me suis levé, j'ai refermé le roman sur eux comme une porte qu'on claque d'un coup. Je me suis approché de l'âtre ou brillaient encore quelques cendres. J'ai pensé à ces mots : Ash Tree Lane, le lieu où résidait cette maison. Et j'y ai jeté le livre. Il est devenu comme un brasier, il est devenu des cendres comme le reste. Alors je suis reparti. Vers d'autres horizons, d'autres rivages, d'autres livres sans doute mais c'est à peu près la même chose car les livres sont des rivages, des horizons impossibles, des brasiers aussi qui nous embrasent.
Si des tortionnaires n'ont pas réussi à me faire dire ce que j'en pensais, alors...
Plus tard les cendres se sont reformées autour d'un livre qui continuera son histoire, je le sais…

La Maison des feuilles est une oeuvre semblable à une matriochka.
On pourrait croire qu'il y a trois histoires dans ce livre : celle de Johnny un apprenti tatoueur qui découvre par hasard une thèse écrite par un vieil homme, un certain Zampanò. Cette thèse porte sur un film documentaire qui est la colonne vertébrale du récit, The Navidson Record.
Les pensées de Johnny figurent en bas de page, et très vite ses pensées débordent sur la thèse de Zampanò, jusqu'à devenir un récit parallèle intercalé qui nous fait souvent perdre le fil de là où nous en étions.
Et puis très vite nous sommes happés par le documentaire qui raconte la vie d'un couple presque ordinaire, Karen Green et Will Navidson et leurs deux enfants Chad et Daisy qui emménagent dans une vieille demeure datant de 1720, en Virginie. Un jour Will découvre par hasard une porte derrière un placard et cette porte donne sur un couloir étrange. C'est le début d'un vertige…
Tandis que commence une expédition pour explorer les antres de cette maison, nous voyons surgir les dessins des enfants Chad et Daisy qui montrent leur peur, ils sont peut-être les seuls êtres vivants de ce livre à être bien réels. Ils se terrent, sont oubliés dans les marges de ce livre.
« La marge, c'est ce qui fait tenir les pages ensemble. », disait Jean-Luc Godard.
Mais il y a une quatrième histoire, la nôtre, lorsque nous sommes en train de lire ce livre. Car ce livre n'est pas comme les autres.
Ce livre ressemble à une énigme par sa forme vertigineuse, ses mises en page, sa typographie changeante, évolutive… Il nous tient, nous prend à la gorge, il nous intrigue, nous séduit, nous résiste… Ce texte dans sa forme devient brusquement aussi vaste que ce que recèle ce couloir sans fin, sans fond. Il est façonné de mises en abymes effroyables qui ouvrent la boîte de Pandore et font entrer dans les pages des figures mythique comme le Minotaure, la baleine de Jonas…
Si l'on avance page après page, on sera perdu... Il faut lâcher prise, accepter d'être perdu, de trébucher…
Le texte se met physiquement à se transformer en ce qu'il raconte.
Je me suis demandé si cette lecture n'était pas un voyage dans les pures ténèbres de l'imaginaire et de la forme, au-delà de ce qui pourrait ne ressembler qu'à un livre. Au bout de quelques pages, j'ai reposé La Maison des feuilles sur ma table de chevet et je savais déjà que ce livre se livrait comme une clef vers un couloir dément qui me conduirait tout droit dans les méandres de ma propre psyché.
J'ai pris peur…
Oui, tout comme cette maison, ce livre est plus vaste à l'intérieur qu'à l'extérieur…
Oui, ce livre est un vrai labyrinthe ou chaque lecteur tentera de trouver sa sortie dans cette complexité qui vient porter le récit.
Mais il y a sans doute autant de façons de lire ce livre qu'il n'y a de lecteurs. Je vous en livre ici quelques-unes :
FAÇON BLAIR WITCH PROJET
- Ça va ?
- …
- Mais tu es où ?
- Là-bas, j'arrive…
- Merde, mais c'est qui alors, c'est qui là à côté de moi, tu es où ? Viens vite ! Putain mais c'est qui là si ce n'est pas toi, là….
FAÇON EDMOND ROSTAND
Descriptif : « C'est un antre ! … c'est une grotte ! … c'est un gouffre ! …
Que dis-je, c'est un gouffre ? … C'est un labyrinthe ! »
FAÇON LA DISPARITION PAR UN CERTAIN G.P.
Voilà un bouquin ahurissant ! Un roman ? Oui.
Quant à sa construction pour finir : imagination ? fiction ? Non, illusion !
Mais soyons clair, tout disparait à la fin, tout disparaît, la maison, nous tous, tout !
La maison fut un amas qui brûla, soudain…
FAÇON MAXIME LE FORESTIER
♫ C'est une maison des feuilles
Accrochée à nos psychés ♪
On y vient à pied, on ne frappe pas ♫
Ce qui vivent là furent avalés♪
FAÇON UN CERTAIN LECTEUR DE BABELIO SPÉCIALISTE DE TOLSTOÏ
Verba sub acumen stili subeant necesse est…
FAÇON CONSULTATION CHEZ LE PSY
- Vous me dites que lorsque vous avez quitté ce livre, vous avez eu l'impression d'être propulsé hors de l'utérus de votre mère.
- C'est cela Docteur.
- Était-ce une sensation douce ou violente ?
- Je ne sais pas Docteur, c'était la première fois.
- Et comment vous vous sentiez dedans.
- Bien, très bien même. Je n'ai qu'une envie, c'est d'y retourner.
FAÇON MISSION IMPOSSIBLE
Votre mission, Berni, si vous l'acceptez, sera de rédiger une critique de ce livre qui puisse être comprise de tous les lecteurs.
Il va de soi que si vous échouiez dans votre mission, vous ne seriez pas couvert par la communauté de Babelio.
Ce livre s'auto-détruira dans les cinq secondes. ♫ Ttt ttt ttt ttt ttt ttt ttt ttt ttt !!! ♫

Il s'agit dans ce livre non pas de célébrer un texte mais son cheminement labyrinthique, ses vertiges, ses limbes, ses fractales.
Au fur et à mesure que j'avançais dans les méandres de ce livre, j'ai eu peur de découvrir le dénouement rationnel qui viendrait sceller définitivement l'histoire comme une porte qui se referme sur le vide abyssal. Au fond, je n'avais qu'une seule peur, c'était de quitter cette lecture, car j'étais habité par ce livre…
La maison des feuilles n'est peut-être rien d'autre qu'une histoire d'amour mal comprise.
« Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu ne pourrais pas t'égarer ! »
Nahman de Braslaw

Dans cette lecture commune, je remercie mes compagnons de route, Sandrine (HundredDreams), Doriane (Yaena), Nicola (NicolaK), Paul (El_Camaleon_Barbudo) et Jean-Michel (Michemuche). Sans eux, je me serais perdu à jamais dans les limbes de ce livre.
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