De Dantec, je connaissais le nom, la réputation sulfureuse et les titres de certains de ses ouvrages, mais je n'avais jamais rien lu de lui. C'est chose faite désormais avec Les racines du mal, paru en 1995.
Le roman débute - et se poursuit - comme un thriller particulièrement efficace. L'auteur y adjoint une légère dose d'anticipation, sans tomber totalement dans la science-fiction. Ayant terminé l'écriture en 1994, c'est très intéressant, à rebours, d'observer où le conduisait son imagination en matière de nouvelles technologies notamment, et de leur impact sur la société.
Revenons au début. le roman s'ouvre sur le personnage d'Andreas Schatzmann, jeune homme au psychisme pour le moins instable et enfoncé dans une furie paranoïaque. Il se croit entouré d'aliens venus de Véga ayant pris forme humaine et qui lui dérobe ses organes, le tout mâtiné de résurgences nazie et d'une mère violente et tyrannique quoique morte. Andreas est inspiré en grande partie du tueur en série américain Richard Chase, surnommé par la presse le Vampire de Sacramento.
Les descriptions que rédige l'auteur sur ses délires psychotiques et ses actes sont ahurissantes de crédibilité et souvent à la limite du soutenable.
L'enquête s'emmêle ensuite avec d'autres meurtres qui lui sont attribués alors que le trio de scientifiques chargés d'étudier son cas pensent qu'il s'agit d'un autre tueur. Dans ce trio, le narrateur Arthur Darquandier, dit Dark, est un spécialiste des sciences cognitives et de la conscience neuronique. Il est à la source d'une intelligence artificielle appelée Docteur Schizzo avec laquelle il converse et enquête.
Le roman s'étale sur plusieurs années où Dark s'attelle à d'autres projets avant de se retrouver confronté à de nouvelles preuves de l'existence d'un ou de plusieurs tueurs particulièrement prolifiques et sadiques. Là aussi Dantec nous réserve quelques descriptifs qui ont mis à mal mon estomac.
Dans Les Racines du Mal, il a poussé très loin les limites de la perversion humaine. Il atteint des sommets en matière de noirceur romanesque. Il instaure également un monde où le numérique est omniprésent. A cette ultra technologie il mêle des éléments ésotériques, la Kabbale juive du Zohar et les préceptes chinois du Tao. le tout forme un syncrétisme sur lequel Dantec s'étend parfois copieusement via les réflexions de Darquandier. J'avoue qu'il m'a parfois un peu perdue en route même si certaines de ses interrogations sur la conscience et sur l'évolution possible des rapports entre l'IA et son créateur m'ont beaucoup intéressée.
Dans l'ensemble, Les Racines du Mal est un thriller palpitant et efficace dans sa construction et son suspense. le monde imaginé par Dantec ne donne pas très envie tant il semble déshumanisé et tenu par la violence à tous niveaux. Force est de constater que certaines de ses perspectives se sont réalisées.
Mieux vaut avoir l'estomac bien accroché pour en entreprendre la lecture. Au-delà de ça, il offre un roman intelligent et source de réflexions.
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J'ai abandonné la lecture de ce livre à peu près à la moitié. Lorsque l'enquête rebondit avec une autre équipe d'enquêteurs. On perd la trace du meurtrier puis à nouveau l'enquête est relancée. Je n'ai pas cru à ce revirement qui romps brutalement avec la première partie. Cette première partie est un pur chef-d'oeuvre. Jamais, je n'ai lu les pensées d'un schizophrène, de l'intérieur. C'est ce que nous offre l'auteur pour comprendre le malheureux. Son monde n'est pas le notre. Il a sa propre réalité qui le met en danger de mort. Alors il se bat avec violence contre des êtres imaginaires pour nous mais qui se révèlent extrêmement dangereux pour lui et mettent sa vie en péril. Une vieille dame qui traverse la rue tranquillement devient dans son cerveau malade un envahisseur d'une autre planète qu'il faut éliminer. Tout cela est magnifiquement décrit. On comprend ce personnage. Dommage que la suite soit pour moi comme du « réchauffé », beaucoup moins ancré dans la réalité, peut-être pour les besoins de l'action… Je ne sais pas pourquoi le roman change de cap à ce moment là. Pour redonner du souffle au récit ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que c'est là que j'ai décroché. Dommage. Rien que pour la première partout, il faut lire ce livre.
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Son petit tailleur gris perle, strict et anodin, quoique élégant. Ce sourire infernal qui devait bien atteindre les mille degrés centigrades. Je me suis demandé qu'elle était la force qui me retenait de lui sauter dessus dans la seconde. Sans doute une strate de morale résiduelle, ou pire encore, de timidité, me suis-je dit avec un sourire involontaire.
Il y avait des camps de concentration par ici. Déguisés en cités de transit et autres grands ensembles HLM (dont les initiales signifiaient réellement Horizontaux Logements Mortels, selon la nomenclature secrète des ministères aliens).
« Le monde entier était mort, il était sous le contrôle de ma mère. Je savais qu'elle étendait ses tentacules à partir de sa tombe. Ma maison, mon quartier, toute la ville, la planète, bientôt l'univers entier serait sous sa domination. Je n'avais que le Feu pour ami. Ça a toujours été mon seul ami. Il fallait que je fasse disparaître tout cela par le Feu, et je me comptais dedans évidemment »
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Je vais vous dire à quoi sert un bureaucrate, à l'ère de la communication instantanée, à l'âge de la vitesse-lumière. Il sert à bloquer l'information.
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Le monde de la fin du XXe siècle est une colossale expérience darwiniste, où les conditions de survie sont dictées par une poignée de règles fondamentales. L'une d'entre elles tient en ces quelques mots : Vous-devez-payer-votre-loyer-tous-les-mois.
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Quel que soit le truc que vous inventiez, il vaut mieux se faire une raison quand on est un scientifique : il y a toujours, quelque part, un militaire prêt à transformer votre zinzin en machine de destruction massive. Nous n'étions pas les premiers à être confrontés à la dure thermodynamique du pouvoir humain et de l'histoire. En 1940-45, les savants européens et américains réunis autour du projet Manhattan en avaient déjà prouvé les effets inconfortables, quand ils furent mis devant le fait accompli : la Bombe serait bientôt produite. C'était devenu techniquement faisable, donc ce serait fait (aucune invention de l'humanité n'échappe à cette règle). On avait le choix entre une Bombe nazie et une Bombe américaine. Ils eurent ensuite le choix entre la Bombe du monde libre et la Bombe de l'empire communiste.
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— Oublie un peu tes raisonnements rationnels, Dark... Tu as affaire à des humains. Complexité, chaos.
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Il faut bien comprendre que les « véritables » scientifiques sont avant tout des êtres doués d'imagination. C'est-à-dire capables de faire « rupture » avec l'ordre informationnel qui les entoure. Il faut de l'imagination pour entrevoir les structures cachées qui sous-tendent l'univers, au-delà de ce que nous donnent à voir nos sens et nos instruments.
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Nous étions en train de discuter, Svetlana et moi, des travaux de Colin Wilson, datant du début des années soixante-dix, il avait mis dès cette époque le doigt sur un certain nombre de points essentiels, comme par exemple la nécessité de disposer de pas mal de temps libre, pour tuer de manière répétitive pendant des années. L'apparition des meurtriers en série est en effet inséparable de la naissance de la civilisation des « loisirs ». Et ce, pour une raison bien simple : il faut du temps pour tuer. Et surtout il ne faut rien avoir de mieux à faire. La civilisation des « loisirs » masque un sous-développement flagrant de l'esprit humain, et elle ne produit en fait qu'un mécanisme banal, parfaitement ennuyeux et dépersonnalisant, décortiqué depuis longtemps par les situationnistes, par exemple. Ces derniers ont expérimenté d'emblée la seule solution radicale, donc possible : celle de transformer l'espace urbain en terrain de jeu. En fait, les tueurs en série opèrent d'une façon similaire, quoique sous des modalités quelque peu différentes, je le reconnais. Les situationnistes étaient des artistes et des êtres relativement épanouis, même s'ils étaient en rupture avec l'ordre du monde. Tous les artistes sont des démiurges ambivalents ; ils sont en rupture et en harmonie, de façon synchrone, c'est-à-dire « paradoxale ». C'est de la confrontation entre ces deux aspects de leur personnalité que naît leur prise de conscience. Mais pour d'autres individus, plus instables, la dépersonnalisation agit de manière différente : face à la perte de l'ego qui en résulte, la seule façon de continuer d'« exister », c'est-à-dire de « sentir » que l'on existe, ne peut résulter que d'une combinaison de violence et de rituel : la magie. Le raccourci symbolique, qui redonne consistance et intensité à la vie. La plupart des meurtriers en série ont en effet un QI se situant dans les strates supérieures du tableau. Ils font partie de ces cinq pour cent de la population considérés par les psychologues behavioristes comme « dominants », voire « sur-dominants ». Les meurtriers en série ont souvent un goût prononcé, voire des prédispositions réelles pour des activités nécessitant intelligence, créativité, et audace. Mais lorsque la vie tout entière n'est plus qu'un vaste « espace de loisirs », sans but ni direction, neutre et sans affect, « média froid » où les séries télé s'enchaînent aux jeux stupides, au déluge publicitaire et à l'ennui, le nombre des solutions se restreint au fur et à mesure que s'empilent les frustrations. Face à la dépersonnalisation de la civilisation des « loisirs », le tueur en série invente son propre Jeu, son territoire symbolique personnel, dont il est le maître absolu. Le jeu est en effet une activité où l'identification est forte, c'est un « média chaud », pour reprendre la classification de Mac Luhan. La « vie » y est bien plus intense que dans la vie. Le jeu est magie pure. Le sexe lui-même ne devient plus que le vecteur « magique » par lequel exercer la soif de domination, de créativité et de pouvoir, frustrée à tous les stades de l'évolution personnelle, stratifiée par Marslow selon sa « théorie des besoins » : nourriture/sécurité-territoire/sexe/reconnaissance de soi/ activités métaphysiques ou créatrices.
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Elle a chuchoté mon nom, dans un souffle qui attendait depuis des siècles, cette vérité me frappa de plein fouet. Sa main s'est enroulée autour de mon bras et je me suis retrouvé soudé à elle. L'amour ressemble à s'y méprendre au mécanisme des bombes atomiques, deux morceaux de matière fissile rassemblés brusquement pour atteindre la masse critique. Réaction en chaîne. Haute énergie.
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—Vous vous souvenez d'Henry Lee Lucas et de son pote Ottis Toole, et la petite amie du premier, qui était la nièce du second ?...
— Oui, oui, ai-je marmonné, ils font partie des cas que j'ai consignés avec Gombrowicz, à l'époque...
— Vous vous rappelez comment leur histoire s'est terminée ? J'ai fait travailler mes méninges.
— Oui... Henry a supprimé Lorraine « Becky » Powell, sa petite amie, lors d'une dérive tueuse en couple. Ensuite, j'crois qu'lui et Ottis se sont fait chopper... — C'est ça... Vous savez, on constate souvent la même chose avec les tueurs en série qui opèrent en groupe... Leur sens de la solidarité est extrêmement réduit. Le groupe n'est qu'un objet, comme le reste, comme leurs victimes, la bagnole, la télé, les canettes de bière, ou pour ceux qui nous occupent un PC portable. S'il ne fonctionne plus, ou s'il est devenu inutile, il doit disparaître...
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La neuromatrice allait-elle nous échapper pour de bon ? Et n'était-ce pas la logique même de la création, et en particulier de la première forme d'intelligence artificielle digne de ce nom ? Allait-elle nous supplanter définitivement, nous rejetant sans peine dans les musées d'anthropologie ? Homo sapiens sapiens, primate évolué ayant disparu au début du troisième millénaire de son « ère chrétienne », éliminé par la plus aboutie de ses productions...
Feu rapide, consume-moi, voici la flamme secrète
Sauve-moi des chambres à gaz et des exterminateurs de bébés
Feu rapide, montre-moi comment brûler
Sans que jamais la vie ne s'éteigne
Sans que jamais le Mal ne m'atteigne.
L’apparition des meurtriers en série est en effet inséparable de la naissance de la civilisation des « loisirs ». Et ce, pour une raison bien simple : il faut du temps pour tuer. Et surtout il ne faut rien avoir de mieux à faire.
Vidéo de Maurice G. Dantec