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Critique de AMR_La_Pirate


C'est avec un immense plaisir que je me replonge dans mes notes de lecture et d'études de Sapho d'Alphonse Daudet, un roman sans doute mal connu et un peu oublié de cet auteur du XIXème siècle qui explore ici la passion amoureuse à travers l'observation d'un « collage », une période de concubinage, entre un jeune homme de bonne famille et une cocotte.
Sapho, lu et étudié il y a quelques années fut pour moi une belle découverte…

Ce roman, publié en 1884, a été sous-titré « Moeurs parisiennes », sorte d'hommage et d'héritage balzacien, avec une dédicace particulière et personnel le: « pour mes fils, quand ils auront vingt ans »… C'est l'histoire d'une passion, au sens tragique.
L'inspiration est autobiographique : Alphonse Daudet a vécu une relation tumultueuse avec une femme plus âgée, Marie Rieu, qui sert de modèle à son personnage éponyme, aventure à laquelle il a dû mettre fin avant son mariage bourgeois. Ce livre se passe dans un milieu bohème tel qu'on le retrouve dans les nouvellesDe Maupassant, celui des artistes commençants, des candidats à la figure artistique (peintre, musicien, poète, littérateur), avec des parties de campagne, des guinguettes… L'ambiance est cependant un peu « has been », constituée de vieilles gloires sur le déclin ; c'est le monde des cocottes et des « vieilles roulures »
L'action se déroule sur cinq années de 1873 à 1878… Une liaison qui aurait dû rester sans lendemain se noue lors du bal masqué. Gaussin est dans la position du naïf face à Sapho, l'initiée qui connaît bien le milieu et sait qui se trouve derrière les masques. C'est Sapho qui choisit le jeune homme et provoque la vie commune et l'installation dans une situation durable qu'au fond de lui le héros réprouve mais dans laquelle il reste malgré tout.
Sous des dehors de brave fille, Sapho a tout de la femme fatale même si ce n'est pas une courtisane au sens strict du terme. J'ai pu relever de nombreuses occurrences du verbe « aimer » dans le récit. Mais l'amour n'est jamais décrit comme un sentiment idéal ; Daudet donne plutôt à lire les effets désastreux d'une passion en soulignant le manque de volonté de Jean Gaussin face à une certaine fatalité de la chair. Sa passion charnelle pour Sapho le prive de sa volonté et le fait passer sous la coupe de cette femme qui lui est inférieure mais qui devient dominante. Lors de la parution du livre, les critiques n'avaient pas apprécié la faiblesse du héros.
Les autres personnages féminins, femme-enfant, courtisane réhabilitée par le mariage… sont également dignes d'intérêt.

L'écriture est très descriptive par moments avec des images d'une grand force évocatrice.
Il y a notamment dans le récit une montée d'escalier symbolique, vécue comme une souffrance à l'image de la passion du Christ ou comme une spirale infernale, particulièrement parlante ; cette thématique de l'escalier est fréquente chez les écrivains naturalistes : on la retrouve chez Zola dans La Curée, Nana ou Pot-Bouille.
Daudet donne également force détails sur l'organisation du ménage, le choix des meubles et de la vaisselle, parle d'argent sans tabou, utilise à fond le pouvoir romanesque des scènes de ménage et des disputes. Naturellement, les scènes érotiques sont données à imaginer sous forme d'ellipses.
Là, c'est une scène de rupture qui me revient à l'esprit, lors d'une promenade en forêt, où Sapho est décrite comme une bête : la description est magnifique, cruelle, mais aussi impressionniste.

La Symbolique des lieux est aussi très importante dans ce livre. Malgré le sous-titre, il y a une réelle opposition, une ambiguïté entre Paris et la Provence, entre des milieux que tout oppose. À ce titre, on peut faire un rapprochement entre la maladie de la vigne, le phylloxera, et la syphilis, péril jamais expressément nommé mais sous-jacent dans le texte, dont a d'ailleurs souffert Daudet. Ces deux pathologies représentent de véritables hantises à l'époque contemporaine de l'écriture ; le lecteur peut faire le rapprochement entre affection des corps et maladie des vignes.
Il est intéressant de regarder de plus près toute la partie suburbaine qui retrace un mouvement que je qualifierai de sociologique, quand, aux beaux jours, les parisiens vont s'aérer dans des lieux agréables que Sapho connaît bien, des endroits au bord de l'eau par exemple… On rejoint ici les pratiques artistiques avec la peinture de plein air même si, dans ce livre, on ne voit jamais vraiment les artistes au travail.

À sa sortie, ce roman a été accueilli comme une thèse, une démonstration, un plaidoyer contre la figure de la maitresse tyrannique et contaminante. Cela me paraît plus complexe, en tous les cas plus ambigu… En effet, le couple modèle du ménage Héttema, un peu trop harmonieux sans doute, interroge aussi sur les valeurs bourgeoises ; de même, j'ai été particulièrement émue par le sort de la jeune maitresse de Déchelette, opposé pour sa part au « collage »…
Ce qui me gêne un peu, c'est le côté moraliste qui affleure, comme si l'auteur mettait dans la bouche de certains de ses personnages des observations qui seraient le reflet de ses propres réflexions. Là, on va au-delà de la posture naturaliste qui doit décrire sans porter de jugement. J'ai pu lire que Daudet avait changé son dénouement, le rendant plus raisonnable, gommant une trop haute idée de morale ; en effet, Jean devient une victime tandis que Sapho se révèle presque maternelle, bienfaitrice.

Un roman intéressant, qui mérite d'être relu.
Alphonse Daudet a un peu souffert, comme les Goncourt par exemple, de l'ombre portée par Balzac et Zola… C'est un peu dommage.
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