Les dieux sauvages, tome 2 : Le verrou du fleuve

Je commence à comprendre qu’en politique, il faut parler le moins possible pour en dire aussi peu qu’il est nécessaire.

Les démons avaient déferlé sur la Rhovelle, et il n’y avait rien que quiconque puisse faire pour la sauver. Au soir, chaque homme, femme et enfant connut le désespoir.

Vous savez, ce n'est pas un miracle qu'il va nous falloir, là, grommela-t-elle. C'est dix.

Mais si je vous disais que j'en ai assez de cette logique ? De jouer un camp contre l'autre, les hommes contre les femmes, les croyants contre les hérétiques, Wer contre Aska - et que je ne vois pas, au bout du compte, où se trouve la vraie liberté pour les gens là-dedans ?

Une vieille amie m'a appris qu'il ne faut pas se méfier de ce qu'on connaît, mais de ce qu'on ignore. Commencer par se renseigner plutôt que foncer tête baissée me paraît donc plutôt sage, à moi.

Le croisé se décomposait. Thormig pinça les lèvres, navré ; les weristes faisaient des combattants redoutables, à l'esprit trempé mais, au niveau de la maturité émotionnelle, ils ne valaient guère mieux que des enfants de huit ans. En même temps, ils n'étaient pas censés éprouver d'autre émotion que la piété et le fureur.

Evidemment, comprit-elle.
Elle ignorait si la fatigue aiguisait son mauvais esprit ou la rendait plus lucide, mais il lui apparut avec une parfaite clarté que les hommes ne pouvaient qu'être ravis de combattre pour Dieu... puisque celui-ci avait justement façonné leur société. Ce ravissement, il le leur avait inculqué. Dès lors, il était facile pour lui de justifier son combat. Les dés étaient pipés dès le départ.
Dès la naissance.

Dans la coursive centrale, elle croisa des soldats de Belnacie hagards, les traits creusés, qui se dirigeaient vers le pont supérieur, curieux de voir la mythique ville-province.
En la remarquant, plus d'un lui adressa le signe de Wer, une révérence mêlée de crainte dans leurs regards. Ils s'écartaient promptement, presque gênés - un sentiment dont, en retour, elle n'arrivait pas à se défaire non plus. Plus que du malaise, leur vénération suscitait en elle en elle une forme de tristesse ; elle restait, au fond, une paria de Belnacie et n'était pas différente d'eux. Mais visiblement, au-delà de la corruptrice et de la mère, les hommes n'avaient d'autre emploi pour les femmes que celui de déesse.

Quand il tirait la rapière large à sa ceinture ou bien ses poignards, c'était pour frapper vite et juste. Kerruÿs n'avait que faire des règles galantes gouvernant les duels entre gens de haute naissance. L'honneur n'avait jamais mis de repas sur sa table ni de vêtements sur son dos. Au contraire, il lui semblait que l'honneur tuait plus sûrement qu'une arme.

Machinalement, son esprit rompu à l'exercice de la narration commençait déjà à explorer plusieurs tournures différentes pour présenter les évènements de ce soir et trouver celle qui servirait mieux le grand dieu Wer. Le contact de ses habits glacés sur sa peau ne fut plus un désagrément mais une inspiration, une sensation à mémoriser pour insuffler un supplément d'authenticité à sa chronique. Quand c'était possible, il préférait écrire sur le moment pour ne pas perdre l'élan des circonstances.