A l'heure actuelle je ne connais ni le bonheur ni le malheur. La vie passe.
Jusqu'ici, j'ai vécu dans l'enfer. Dans le monde des humains, c'est la seule chose
qui me semble vraie.
La vie passe, rien d'autre.
Cette année, je vais avoir vingt-sept ans. Mes cheveux ont blanchi très sensiblement. De l'avis général je parais plus de quarante ans.
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Pour moi, la vie est sans but.
Je trouve étrange, extraordinaire, que pas une seule fois elle n'ait dit : "Je me sens seule sur terre...". Ces mots auraient certainement éveillé en moi de la compassion, mieux qu'un déluge de lamentations sur la destinée des femmes. Cependant, bien que ces mots de solitude ne soient jamais sortis de ses lèvres, tout son corps était enveloppé des effluves d'un isolement affreux; à son contact mon propre corps s'enveloppait des effluves de la mélancolie plus ou moins cuisante que je portais en moi; toutes ces émanations se mêlaient. Comme "la feuille morte qui descend au fond de l'eau pour se poser sur le rocher", j'étais prêt à m'éloigner, par crainte et par angoisse.
C'est pourquoi je suis devenu bouffon. C 'était mon ultime demande d'affection que j'adressais aux hommes. Tout en les craignant au plus haut point je crois que je n'étais pas résigné à tout supporter d'eux.
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Il y a des gens qu’on appelle des réprouvés, des oiseaux de nuit. Ces mots semblent indiquer parmi les humains des êtres pitoyables, des vaincus, des vicieux. Cependant, depuis que je suis né, je me suis senti porté vers ces êtres ; quand j’en ai rencontré un que le monde montrait du doigt comme tel, je me suis toujours senti de la compassion pour lui.
Les moments les plus pénibles de mon enfance étaient ceux que l'on passait à table. Dans la maison que nous habitions en province vivaient au total une dizaine de personnes. Les petites tables individuelles étaient alignées sur deux rangs. Comme j'étais le plus jeune, ma place était naturellement la dernière. La place où l'on prenait les repas était assez sombre. A l'heure du déjeuner, la famille, composée de dix personnes environ, mangeait en silence. j'en avais froid dans le dos.
(Premier carnet)
Plus je réfléchis, moins je comprends. Moi seul diffère des autres.
C'est vrai plus on regardait ce sourire d'enfant plus on éprouvait un certain sentiment désagréable. Au fond ce n'était pas un sourire. Cet enfant ne souriait nullement : il tenait les deux poings serrés, ce qui en est une preuve car on ne serre pas les poings quand on sourit. C'était un singe. c'était un sourire simiesque. ; sur le visage on ne voyait que de vilaines rides . "L'enfant plein de rides " avait-on envie de l'appeler.
(Préface)
Je ne puis oublier le reflet de fourberie qui se dégageait à ce moment du visage de Hirame, riant le cou enfoncé dans les épaules. Dans ce rire il y avait du mépris sans doute, mais autre chose encore. De même qu'en mer on cherche à sonder certains endroits d'une profondeur inconnue, de même ce sourire cherchait à sonder les profondeurs de la vie d'un homme.
Au moment où je commençais à oublier, l'oiseau sinistre est venu battre des ailes autour de moi et il a donné du bec dans la plaie de la blessure des souvenirs. Subitement la honte du passé, la mémoire de mes fautes ont surgi devant mes yeux.