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Critique de GabyH


Dans « Travail, les raisons de la colère », Vincent de Gaulejac, directeur du Laboratoire de changement social de l'Université Paris 7-Diderot, développe une analyse aussi méticuleuse que fournie sur le monde du travail actuel et ses dérives. Il utilise pour cela l'approche de la sociologie clinique.
Au fondement de cette école sociologique se trouve l'idée selon laquelle les phénomènes sociaux ne peuvent être réellement compris que si l'on ajoute à l'analyse objective une dimension subjective, c'est-à-dire la façon dont ces phénomènes sont vécus par les personnes concernées.
Le jeu de mots du titre, qui rappelle « Les raisins de la colère » de Steinbeck, est très évocateur : il s'agit pour l'auteur de montrer à quel point l'économique a pris le pas sur le politique et engendre ainsi malaise et oppression.

Le phénomène des suicides au travail, notamment dans des grandes entreprises françaises, constitue le point de départ de cette enquête sociologique. A partir de ces suicides, l'auteur s'interroge sur une contradiction apparente : alors que les conditions objectives de travail se sont améliorées (diminution du temps de travail, congés payés…), on observe une détérioration de la santé psychique des travailleurs, dont le suicide est l'expression la plus violente.

Pourquoi, dans le monde du travail, à l'heure actuelle, n'arrive-t-on pas à transformer cette force destructrice à l'oeuvre en une énergie créatrice ? Cette question guide la construction de l'ouvrage, articulée en trois parties. Etant donnée l'approche retenue, celle de la sociologie clinique, la première partie présente le diagnostic fait par l'auteur du mal-être au travail.
Cette première partie souligne les mutations qu'a connues le monde du travail au cours du XXème siècle ainsi que la centralité du travail dans nos sociétés modernes. Il montre également la difficulté à nommer le mal-être au travail, entre harcèlement, violence, souffrance psychique et, plus récemment, risques psycho-sociaux. Cette dernière notion est très critiquée car elle tend à nier la réalité du mal-être au travail en ne la faisant passer que pour une potentialité. Cette partie s'achève sur l'étude de deux cas tristement célèbres, France Télécom et Renault, pour mettre en évidence la dénégation du phénomène par le top management.

L'irruption de l'idéologie managériale des ressources humaines, à l'oeuvre depuis les années 1980, dans le secteur public constitue l'objet de la seconde partie de l'ouvrage, destinée à mieux comprendre le new public management fondé sur la notion de capital humain, forgée par les économistes ultralibéraux.
Cette partie montre avec quelle brutalité a été mise en oeuvre la révision générale des politiques publiques dans tous les secteurs de la fonction publique. L'auteur s'appuie ici sur de nombreux exemples qui peuvent tous nous toucher : l'Education Nationale, la Protection de l'Enfance, l'Hôpital, la Police, Pôle Emploi… Il montre aussi la difficulté d'un tel changement dans le secteur public dont les employés avaient auparavant l'habitude de traiter les citoyens comme des usagers et non comme des clients comme ils sont aujourd'hui sommés de le faire.
A partir de ces exemples, Vincent de Gaulejac met en évidence deux maux : la prescriptophrénie (« maladie qui consiste à vouloir tout prescrire, décrire, standardiser, classer, ordonner » p.171) et la quantophrénie (« maladie de la mesure » p.171). Il montre que ces maux découlent d'une vision positiviste, utilitariste du travail et des hommes, qui sont désormais évalués non pas selon les critères de l'art qu'il exerce mais à partir d'indicateurs chiffrés, dont parés d'une objectivité apparente mais superficielle, calculés a priori.

Enfin, la dernière partie expose une approche plus globale des évolutions, dans laquelle il insiste sur le processus de taylorisation du secteur tertiaire, sur le passage d'un mode de management par le stress dans les années 1980 à un management par le chaos actuellement, sur l'évolution de la recherche de profitabilité et non plus seulement de rentabilité, sur la montée de l'individualisation de l'évaluation dont le résultat est l'anéantissement des formes collectives de contestation.
Tout cela aboutit à la mise en place de systèmes paradoxants qui envoient continuellement des injonctions contradictoires aux travailleurs et une pression psychique toujours plus aigüe pour les employés. En cela, la simultanéité de la révolution managériale et l'irruption des nouvelles technologies de l'information et de la communication dans l'entreprise, dont le but est de renforcer le contrôle de gestion, érige l'idéal comme une norme que tous les travailleurs devraient attendre, générant ainsi des pathologies psychiques, et ce d'autant plus que les grandes organisations hypermodernes demandent à chaque travailleur de faire siens les objectifs de l'entreprise. En retour, les échecs sont également individualisés donc plus lourds à porter pour chacun.

A mes yeux ce livre est très intéressant pour prendre du recul sur ce que nous vivons tous au quotidien dans notre activité professionnelle, à des degrés divers : nous sommes tous concernés par la question du travail car elle est centrale dans l'organisation de nos sociétés. le regard critique de la sociologie clinique permet de comprendre les mécanismes à l'oeuvre. Il permet aussi de rappeler que les ressources humaines sont une idéologie, dont les fondements sont donc contestables, et non pas une vérité comme l'approche positiviste actuelle du management tend ou cherche à le faire croire. En effet, il apparaît très clairement à la lecture de cet ouvrage que le passage de la dénomination de « personnel » à « ressources humaines » n'a été qu'un tour de passe-passe idéologique visant à transformer l'humain en ressource, c'est-à-dire à le « chosifier ». Contre cette évolution, l'auteur plaide la nécessité de la colère, l'expression du mécontentement et des souffrances au travail car si elles ne s'expriment pas, alors nous retournons la violence contre nous-mêmes, sous la forme d'un mal-être, de dépressions, de suicides…
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