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Du temps où il s'appelait encore Harry, le jeune De Luca s'était senti terriblement inspiré lors d'une rédaction sur les animaux. Une incroyable fougue fourmillait dans ses doigts, fournie par une imagination soudaine. Il fut accusé de plagiat et, de ce jour, une fissure dans la confiance envers les autorités s'insinua en lui. Il opposa au maître injuste la rébellion du silence. Il ne se défendit pas, il n'en pensa pas moins.

Ceci constitue le premier fragment des nombreux qui pavent la vie de l'écrivain italien. Bouleversé par la révolte de la jeunesse à partir de mai 1968 (il avait 18 ans), il se reconnut dans les revendications estudiantines et les luttes sociales de l'époque. Particulièrement aux Etats-Unis où les jeunes appelaient à la résistance contre la guerre au Vietnam, où Bob Dylan écrivait des chansons contestataires, où Angela Davis et les Black Panthers manifestaient pour les droits civiques de tous. « Sous cette pression, des réformes avaient lieu et aussi des tentatives opposées, des tentations de coups d'Etat militaires… du reste, l'Italie était la seule démocratie provisoire dans une Méditerranée de fascismes : Espagne, Grèce, Turquie » (p. 17).

Il doit l'amour des livres à ses parents, à son père surtout qui les achetait par kilos, pour qui ils étaient un dérivatif aux tomates et aux fruits qu'il cultivait durant la journée. Harry vivait dans une « chambre de papier », il a attrapé le virus de la lecture d'abord, de l'écriture ensuite. Il achetait les livres sur le trottoir, auprès de marchands ambulants, et il comptait 200 pas pour savoir s'il terminerait le livre ou s'il finirait dans une poubelle. Un jour, il tomba sur « Voyage au bout de la nuit ». Il reconnut immédiatement en Céline une acidité semblable à la sienne, une intensité identique. Il garda le livre.

Il fut ouvrier pendant vingt ans, expérimentant divers métiers dans lesquels, comme les autres, il vendait la « force de son travail ». Maçon, il connut l'épuisement sous le soleil qui casse le dos plus sûrement que les pierres. de Naples, il monta à Turin, ouvrier d'usine chez Fiat où il apprit à rester debout et à se concentrer sur les machines « qui ne pardonnent pas la moindre inattention », usine d'où il est expulsé suite à une grève mémorable. Il vint ensuite à Paris, embauché lors de la destruction du stade de Colombes. Il vécut là une expérience de fraternité incroyable quand, sans ressources et sans logement, alors que le patron refuse de payer les salaires, il occupe les bureaux avec cinq musulmans. Au moment de Noël, ils lui firent la surprise d'un petit repas de fête.

Les pages de résistance sont entrecoupées de tendresse à travers le souvenir de ce père qui, voyant son enfant unique pris dans les remous de la rébellion, s'intéressa de près à ses revendications « pour réduire la distance », ce père qui lui communiqua l'amour de la montagne. Il fait le deuil de son père à travers les livres qu'il écrit et les montagnes qu'il gravit. Par des pages consacrées à sa mère aussi et au plat préféré qu'elle faisait lors de ses retours. Il fait le deuil de sa mère en ne mangeant plus jamais d'aubergines à la parmesane.

Voilà Erri de Luca. Il raconte comment les choses se sont passées, simplement, sans en rajouter, et la sensibilité du lecteur fait le reste car, pour l'auteur un livre n'est pas un produit fini, c'est au lecteur de l'achever en l'associant ou non à son existence. Chacun peut calquer des souvenirs personnels sur les siens, revivre des rappels photographiques de lieux, d'événements, d'anecdotes, d'expressions. Pour lui, l'écriture est une issue à tous ses verrouillages.

Des Trois Mousquetaires que sa mère lui lisait pendant sa poussée de scarlatine jusqu'à la Montagne magique qu'il parcourait dans le bus qui le ramenait de ses longues journées de travail, il a gardé une exigence, que le livre le porte car « s'il se hasarde à me demander de le porter, d'ajouter des misérables grammes aux quintaux de la journée, alors va-t'en au diable, livre, je ne suis pas ton porteur ».

Quant à la Bible dont il lit chaque jour quelques lignes, il apprit l'hébreu pour être plus en phase avec le texte original et le yiddish parce qu'il ressemble dans ses accents vifs et secs au napolitain qui lui est si cher.

Tous ces épisodes de vie ont été écrits au moment d'un procès pour incitation au sabotage qui opposa Erri de Luca aux dirigeants de la ligne ferroviaire Lyon-Turin. Il a été relaxé mais durant le temps du procès, il était sans cesse interrompu et ne parvenait pas à écrire un roman. Il se décida à transcrire ses souvenirs familiaux, intimes, de luttes sociales, d'événements du monde, comme la guerre en Tchécoslovaquie, comme ces guerres modernes qui tuent toujours davantage de civils, de ses convictions d'égalité et de liberté pour tout individu nonobstant sa race ou sa religion.

Toujours avec autant de simplicité et d'humanité.



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Erri de Luca, emprunte à l'art du lapidaire et du graveur pour faire naître ses trente quatre textes ramassés, denses qui pourtant se déploient à la lecture pour laisser sourdre une émotion profonde. Il évoque sobrement les moments intenses qui ont émaillé sa vie de l'enfance à l'âge adulte.
C'est dans sa peau qu'ils sont inscrits avant de l'être sur le papier. Ainsi en est-il de cette jouissance solaire qui jaillit après une escalade lors de vacances sur l'île d'Ischia :
"Un jour, j'ai pressé ma semence tout seul par pur bonheur de solitude du haut d'un rocher que j'avais escaladé. Fatigué par la nage, raidi par le froid, j'étais monté tout en haut, là où il y avait des épines, des lézards, des crottes de mouettes et où la terre brûlait. Je m'étendis sur l'aspérité du sol et je fus pris par la chaleur du soleil au-dessus de moi et celle du terrain surchauffé.
Ma respiration se fit plus profonde, mon sexe se dressa fier et joyeux et la semence roula dans la poussière à l'aveuglette.
J'ai touché l'immense en peu d'espace, l'épuisement du corps et l'énergie absorbée par un fruit de mer." p 81

Il connaîtra un autre épuisement du corps à l'âge adulte quand il trimera avec d'autres dans les chantiers où la peur et le courage se côtoieront : "Une fois adulte, quand j'ai exercé des métiers manuels, j'ai appris quel genre de charge le soleil ajoute au dos de celui qui travaille dessous, combien il pèse sur l'effort et la durée de son passage du matin au soir. le soleil est un lest sur le corps d'un ouvrier courbé sur la terre et la mer."

De très belles pages sont consacrées bien sûr aux livres liés à l'évocation de ses parents qui tous les deux lisaient avec passion, à Naples, à la cuisine (son plat préféré, les aubergines à la parmesane qu'il s'abstient de manger depuis la mort de sa mère), à l'escalade dans les Dolomites, aux belles rencontres telle cette femme :
"J'ai vu un de mes livres dans les mains d'une femme. Elle était assise dans une voiture du métro, ses doigts serraient les pages pour les maintenir immobiles,ils les tournaient délicatement.
(...) Mes pages ont de la chance dans les mains de la femme assise. J'ai eu aussitôt envie d'en écrire une pour l'ajouter à la fin de son livre.
(...) Prises et retenues, ces pages sont plus à elle maintenant que lorsqu'elles étaient miennes auparavant." p 109-111

Contraste tout au long du recueil, d'un texte à l'autre oscillant entre l'ombre et la lumière, la joie et la peine qui accompagne chaque moment d'une vie. Le plus et le moins est bien le titre qui convient à ce livre où leur auteur préfère nommer les années de plomb marquées par la lutte armée, les années de cuivre, fil conducteur de cette énergie qui permet de transformer et éclairer ce qui est enfoui au fond de soi.


Et ceci qui pourrait être la conclusion de cette belle suite de textes :
"Je pratique l'escalade et je sais qu'un sommet atteint exauce un désir autant qu'il l'épuise. Tandis qu'il le porte à son comble, il le vide aussi. le profit et la perte coïncident. C'est ce qui arrive aussi avec les livres et avec tant d'autres histoires. Il reste la cendre résiduelle d'une lecture, d'un désir, engrais du suivant." p 164
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Une dernière lecture... juste du pur bonheur !


J'ai encore trop peu lu cet auteur italien, atypique et franchement inclassable. Ce qui me réjouit ....
J'ai lu dernièrement de très beaux textes, d'une qualité littéraire indéniable...
mais si sombres !... que la prose d'Erri de Luca m'a transportée, emportée
dans un ailleurs transformé et positif... Et pourtant, il s'agit d'un ouvrier,
d'un manuel, d'un autodidacte qui parle du travail qui abîme le corps, et
laisse la personne dévastée, démunie... Et de tout cet épuisement, il y a
encore et toujours la Flamme, le combat, l'espoir d'un monde meilleur...
Et l'espoir de ce monde meilleur passe évidemment par la littérature et
la magie de l'écrit !

Il y a des mots littéralement magiques sur l'acte de lecture... j'adhère
totalement au bonheur des mots, à celui d'un homme qui a souffert de
tous les métiers physiques les plus durs, ayant su transcender toutes
les difficultés: sociales, intellectuelles... pour se créer, se frayer son
chemin, avec authenticité...
Il nous parle de son attachement filial à ses parents, à son père, qui lui a légué deux trésors: l'amour de la lecture et la passion de la montagne...

"S'ils avaient été des armes accrochées au mur, je serais devenu un
chasseur, mais c'étaient des livres, empilés jusqu'au plafond. Ils étaient autour de moi et tout contre moi. J'ai été un enfant, puis un jeune garçon à l'intérieur d'une chambre en papier. Mon père les achetait par kilos ,ils étaient son ailleurs, la distance entre lui et les tomates et les fruits au sirop, produits de son travail. Il rentrait le soir, se mettait dans un fauteuil, étendu sous un livre.
Ainsi, il se trouvait en plein air. (p. 70)"

Un ensemble de textes très personnels, qui offre un portrait très affiné d'Erri de Luca...qui nous le rende tellement proche et si attachant dans ses convictions et ses engagements passionnés...

"Les livres ne redoublent pas l'épaisseur des murs, ils l'annulent au contraire. A travers les pages, on voit dehors. "(p. 72)
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Quand j'ai ouvert ce livre, j'ai eu l'impression de pénétrer dans un lieu qui ne m'était pas inconnu, un jardin verdoyant, un espace végétal dans lequel le vent fait murmurer les feuilles en les agitant, dans lequel l'ombre des ramures joue avec les rais du soleil pour chuchoter... Un lieu qui apaise, dans lequel la solitude se fait moins présence. Je me suis assise sur un banc, à l'ombre d'un olivier immobile, et j'ai écouté... A moins, qu'à l'invitation des phrases de l'écrivain, j'ai pu fouler le sable de l'île d'Ischia, chère à son coeur d'enfant, et senti le sel imprégner ma peau tandis que les mouettes criaient les mots des récits à lire...

Parce que lire ces textes d'Erri de Luca, c'est un peu comme une conversation sans questionnement. L'écrivain, par petites touches, comme il le fait parfois, se raconte, raconte les siens et l'Italie... le lecteur devient auditeur silencieux, il s'imprègne de cette vie qui se déroule pour lui, de ces idées débattues, de ces méditations, et surtout de ce regard permanent et curieux de l'Autre.
C'est un monologue tout en simplicité qui n'existe que pour cheminer autour de l'homme-écrivain, pour en dire un peu, pour en suggérer beaucoup...

Si, à certains passages, j'ai eu l'impression fugace d'une relecture, j'ai vite réalisé qu'il n'en était rien car Erri de Luca, toujours merveilleux conteur, relate un même évènement ou épisode de façon autre, un peu comme si le regard provenait d'un autre angle de la scène décrite, un peu comme si le lecteur revêtait l'apparence d'un autre personnage à chaque fois et qu'ainsi son point de vue soit déplacé, l'obligeant à se questionner à nouveau pour des faits similaires racontés d'un livre à l'autre.

Erri de Luca parle de l'enfance, de l'évolution de ce monde des découvertes vers celui de l'âge adulte souvent bien désespérant.

Il évoque ses parents, son départ en ligne de fuite pour faire de sa vie un engagement au services d'idées plus généreuses pour l'opprimé ou l'exclu, pour ne pas juste embrasser un chemin tout tracé. Il dit leur absence de jugement, leurs pas vers la compréhension, les bras ouverts quand viendra l'heure d'un retour vers eux...

Il se remémore les murs de livres qu'ont été ceux de sa chambre, livres de son père, livres qui en infusant en lui, même malgré lui, de par leur proximité, l'ont nourri, lui, l'homme adulte qui se défait de sa journée de labeur ouvrier en lisant, toujours et encore plus, debout dans le tram ou le bus qui le ramène vers la nuit qui l'attend. Lui pour qui la lecture permet de franchir une frontière, celle du monde de la peine et de la tâche vers celui du repos ou de l'étourdissement de l'homme harassé.

Il fait revivre les compagnons de lutte, ceux rencontrés et côtoyés pour inventer un monde plus juste et meilleur. Met en musique – et quelle musique ! - les actes et les repos en évoquant la personnalité de Bob Dylan, figure d'une génération dont il ne s'est pourtant jamais voulu l'incarnation, lui faisant don de mots chantés pour dire lui aussi, à sa manière, ses aspirations à l'autre bout du monde, loin d'une Italie en pleine effervescence. Bob Dylan, un des pointillés de cette révolte qui embrase les continents dans ces années...

Et il se fait conteur quand lui qui ne croit pas réécrit certains passages des évangiles d'une façon si humainement acceptable, quand il invite ce chien abandonné, image incarnée de tous ces humains sur le chemin d'un espoir qu'il n'atteindront jamais. Ce chien dont la vie est tout sauf vaine… et dont l'imaginaire tisse les moments de désespoir.

Bouleversant est le regard posé sur l'étranger, le différent, celui qui n'a pas la même couleur de peau, celui qui n'a pas la même religion, celui qui tente seulement de vivre sur un territoire où il n'est pas seulement le bienvenu... Bouleversante est cette solidarité, cette fraternité des exilés, entre ceux qui foulent pour le labeur un sol qui n'est pas le leur, acceptant d'être exploités...

Et sur ses actions qu'il minimise, en restant sur la bordure de leur réalité, pour expliquer son désir d'engagement là où la main tendue possède encore une existence et surtout la valeur incommensurable qu'elle devrait toujours représenter. Là où le sourire se fait trésor à partager, monnaie précieuse à dilapider sans compter...


Lire Erri de Luca est pour moi un besoin, une nécessité.
Avec lui, descend sur le lecteur un instant d'humanité, que souffle l'écrivain par sa personne et ses idées. Avec lui, un espoir ténu en l'Homme demeure, celui d'une générosité jamais assouvie qui pourrait être au lieu de cet égocentrisme qui construit les sociétés actuelles. Une réalité rêvée dans laquelle l'effacement et l'humilité seraient l'évidence, chassant ce besoin de briller et cette indifférence à l'Autre qui habitent nos civilisations choyées.

Et s'il ne restait qu'un juste, alors...
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Les nouvelles d'Erri de Luca, c'est un peu comme un rêve. Un beau rêve, rempli de beaux mots, doux et poétiques, de belles images évoquées devant nos yeux. Malheureusement, comme la plupart des rêves plaisants, évanescants, il est difficile de s'en rappeler une fois éveillé. On se rappelle vaguement qu'ils étaient magiques, c'est tout.

C'est exactement ce que j'ai ressenti après avoir lu ce recueil, le plus et le moins. Je peux affirmer hors de tout doute que, sur le coup, j'ai beaucoup apprécié ses histoires mais je serais bien en mal de résumer plus qu'une poignée d'entre elles.

Pourtant, les sujets sont intéressants pour la plupart – ou, du moins, ce sont des sujets qui m'intéressent habituellement. Des souvenirs d'enfance (aussi fascinants mais éloignés que puisse l'être la Naples du milieu du 20e siècle), la religion à travers des épisodes de la Bible, l'alpinisme, etc.

Dans un même ordre d'idées, la plume de De Luca est sensible, magnifique. Simple également. Et je n'écris pas cela négativement, je trouve que c'est une qualité. L'auteur va droit à l'essentiel, pas de fioritures superflues ni d'érudition prétentieuse. Aussi, j'ai mentionné plus haut et dans mes critiques d'autres de ses nouvelles la poésie inhérente.

Alors pourquoi alors ne font-ils pas autant effet ? Peut-être que ses histoires sont trop brèves, que je manque de temps pour me sentir suffisamment investi, interpelé ? Est-ce que la légèreté que j'aime finit par laisser une impression de superficialité ? Les idées, les images, les beaux mots que j'ai appréciés, ils glissent entre les doigts pour ne laisser qu'une sensation agréable mais fugace…
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C'est difficile. Je ne me souviens pas avoir écrit ce livre. Non, je m'exprime mal. Je me souviens ne pas avoir écrit ce livre. Voilà la terrible vérité que j'affronterai. En écrivant cette phrase, en fait, je l'affronte déjà, avec courage. Et voilà aussi pourquoi j'ai tant aimé ces extraits de vie concentrés d'Erri de Luca. Mieux encore que l'espresso, du ristretto : c'est cela le plus et le moins.

Cet amour de la liberté, comme lui je l'ai et jusqu'à l'isolement. Mais j'ai vite su que ce livre n'était pas le mien. Je l'ai longuement et souvent caressé. Besoin viscéral, ce papier tendre au toucher et ces mots si familiers mais comment bien rassemblés. "Mon père, homme doux, [...] de ces livres, [...] j'ai reçu l'usage de l'effleurement." p.169 Je suis ému qu'il m'ouvre ainsi son album photo, simplement, pour moi, qu'il ne connaît même pas. Elles sont touchantes. J'ai souri, j'ai tremblé, j'ai coeuré. Il ne cache rien. Même pas celles où il est à nu. Non ce ne sont pas mes souvenirs, ses instantanés sont bien les siens.

Mon père à moi, m'a rapporté d'une bibliothèque, où il avait un accès privilégié, des livres de la collection de la pléiade en papier vélin. Je me souviens : quelle douceur. Et quel plaisir de tourner ces pages fragiles, délicatement. Ainsi j'ai découvert Guy de Maupassant. J'avais quinze ans ! Je n'ai jamais tenu de cahier, et depuis longtemps je ne regarde plus mes photos...

Puis tout soudain, au détour d'un autre chapitre, je me retrouve dans la cuisine de ma grand-mère. Il fait déjà noir, les lampes sont allumées, et sur le poêle au charbon que l'on voit rougeoyer mijotte depuis le matin un lapin aux pruneaux. A sept ans j'en captais toutes les odeurs. J'ai les bras écartés et tiens dans mes mains un fil de laine dévidé. Rouge bordeau, le fil et puis gris souris. Ma grand-mère accumule les pelotes. Je ris. Elle tricotais énormément ; le crochet aussi. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai cru comprendre qu'elle échappait ainsi à la conversation : "Tu vas me faire rater une maille !";) Pour la cuisine, elle mettait beaucoup de beurre et encore plus d'amour. Ah la puissance d'évocation de l'écriture d'Erri de Luca. Je ne peux vous promettre que la même magie opèrera sur vous, la myriade de citations m'enclin à l'optimisme et à vous le souhaiter.

Ce livre, qui n'est pas le mien, me porte à un douloureux questionnement. Et par la douleur, que je connais bien, je signifie exactement ce que lui dit pour la peur "Je sais que la peur rend impitoyable envers soi-même" p.137 Car ce n'est pas mon livre. Nous n'avons pas pris les mêmes "tickets sans retour". Moi, la voie du milieu dite de la sagesse. Lui, la voie des extrêmes, celle qui consiste à empoigner la vie des deux mains et faire corps avec elle comme il empoigne la roche dans l'escalade en montagne. Et toute cette matière, toute cette vie est l'essence de ce livre et en fait toute sa force. Magnifique cadeau qui je sais ne me tuera point et me rendra plus fort.

Ce livre fait grand bien et si je parais fort nostalgique c'est que fin de l'année dernière une personne m'a emmené découvrir de nouveaux sommets. Elle avait mal au dos, fatiguée, vidée. Je lui tendais la main, je voulais l'assurer la croyant fragile. Aujourd'hui je me rends compte que c'est moi qui l'étais. Je n'avais pas réalisé qu'à vouloir prolonger cet instant éphémère, elle finit en avril par le percevoir comme une entrave à sa liberté. Probablement elle me le signalait et je n'entendais pas. Ma main se tendait dans le vide, inutile. Lumineuse ascension, déprimante descente. Je sais que ces brefs mais intenses instants magiques tout comme les instants durs associés rien ne pourra vraiment me les effacer. Vient maintenant le prix de la liberté.

Je me souviens aussi lors d'un vol vers les Etats-Unis, il y a bien longtemps, ouvrir le magazine de la compagnie et tomber des nues devant cette phrase "La vie est plus belle quand on l'écrit soi-même !" signée Sophie Marceau. J'y repense souvent, à la phrase évidemment.^^ La version d'Erri de Lucas est plus explicite dans son exigence : "IL EST DANGEREUX DE SE PENCHER AU-DEHORS, dit l'écriteau des temps modernes. Il est nécessaire de le faire." p.162

Je ne sais si vous lisez à ma manière mais je peux témoigner : la force de ce livre est que "Je me sentais loin et je me trompais. Les images de son album me concernent toutes. [...] et j'avale les manques dont je suis composé." p.69
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Erri de Luca, un pur bonheur à lire, il y a comme ça des auteurs qui font écho dans nos vies de lecteur. Chaque livre édité, on sait qu'on s'y plongera avec délectation. Pour ma part, je ne me jette pas dessus comme une groupie, mais j'attends son heure. Je me le réserve pour un moment de douceur, un peu une liqueur après un repas copieux. Il est bon de digérer déjà toutes les lectures, et siroter avec lenteur les mots de cet auteur.
Dans ce recueil, l'auteur se dévoile, un peu, beaucoup, passionnément... Sa vie en filigrane, ses combats, ses luttes, douleurs et bonheurs, livraient en plusieurs textes.
Une petite aparté à la fin avec des "poèmes". le tout gorgée de soleil, de l'Italie avec son histoire qu'on connait, mais aussi de sa magie et de sa beauté.
Juste un moment de régal de cheminer dans les pas d'Erri de Luca. Touchant, passionnant.
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L'équilibre d'un être repose sur les énergies qui le composent et celles qu'il repousse.
Le plus, le moins. Il se tient droit Erri de Luca en équilibre sur tous les chemins du Monde.
Debout, toujours, en marche vers les sommets.
Le plus c'est la force d' Amour, le moins c'est la puissance du désastre.
Le plus, c'est l'éveil d'une conscience, c'est un non face à l'injustice,
le oui c'est le livre, la poésie, le regard d'un père, le geste d'un frère, la main de l'étranger.
Le moins, c'est la barbarie, la violence, l'ignorance, la guerre, tous les racismes,
le plus c'est les années de cuivre, les parfums de Naples,
le moins celles les années de plomb, l'odeur des cadavres,
le moins c'est l'exploitation, des hommes par d'autres hommes,
le plus c'est la première lettre, le premier pas, le premier combat, le premier baiser, la première révolte, la compréhension, l'étude,
le moins c'est un tapis de bombes, la terre qui tremble, le massacre des innocents,
le plus c'est par delà, au-delà c'est l'ailleurs, c'est un lever de soleil, un ange, le dernier chien.
les moins ce sont les murs, les serrures,la barrières, les prisons, les frontières, le poids des fardeaux.
L'équilibre, fragile, sur une arrête coupante, instable, entre le Nord et le Sud, entre l'orient et l'occident.
Les plus c'est l'enfance, la foi, l'élan, l'indignation, la colère, la solidarité, la fidélité, la pensée, la lumière de l'esprit,
les moins ce sont des naufrages, les yeux de celles et de ceux qui ont faim,
le plus c'est le partage, le don, l'écoute et la parole,
le moins c'est le saccage, la propriété, le mépris, le silence et l'offense.
Le plus c'est la dignité, la présence, c'est l'écrit, la mémoire, la peur et le courage,
le moins c'est l'oubli, les cendres, l'arrogance, l'inconséquence.
Le plus, le moins. Deux énergies, qui sculptent en permanence sa matière d'être.
Mouvant jamais changeant. Pure et noble matière.
- Traduit de l'italien par Danièle Valin


Astrid Shriqui Garain
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La Feuille Volante n° 1113
Le plus et le moins – Erri de Luca - Gallimard.
Traduit de l'italien par Danièle Valin.

Ce sont quarante courts textes que l'écrivain italien choisit d'offrir à la lecture. Ils évoquent des épisodes de sa vie, de son parcours assez atypique d'homme, d'ouvrier et d'écrivain. Cette empreinte autobiographique est rare dans l'oeuvre De Luca, plus nettement marquée par le récit romancé. Né à Naples dans une famille modeste, il devient ouvrier maçon, conducteur de camions, travaille sur les chantiers, dans la mine puis en usine ce qui le mène, comme beaucoup d'Italiens, vers Turin et vers la France. Il nous confie ce que fut son éveil à l'écriture, dès l'école primaire et cette « révélation , comme « un champ ouvert, une issue ». Cet épisode de son enfance marque cependant une étape décisive dans sa vie ; face à l'attitude dubitative du maître d'école devant son récit pourtant personnel, le petit garçon qu'il était alors choisit d'entrer en résistance contre le pouvoir dominateur de cet instituteur. La résistance au pouvoir, notamment par l'écriture, sera un des piliers de sa vie et on se souvient qu'en 2013 il appela à la révolte contre un projet ferroviaire franco-italien, acceptant par avance l'incarcération au nom de la liberté d'expression et du devoir d'opposition à un projet qu'il jugeait inutile et dangereux [il fut relaxé]. Il s'insurge contre les bombardements qui tuent des civils, que ce soit en Espagne, pendant la guerre civile à Guernica, à Naples pendant la deuxième guerre mondiale où la voix des femmes en garde la mémoire ou à Belgrade à la fin du XX°siècle. Plus tard, cet autodidacte authentique se singularisera en préférant la lecture dont le goût lui a été légué par son père, et grâce à son de son errance au gré du travail, il engrangera des souvenirs personnels qui nourriront son oeuvre. L'écriture accompagnera ses pas et fera de lui le témoin de ses expériences personnelles, familiales et professionnelles, des visions fugitives d'une maison qu'on détruit dans son quartier napolitain ou des figures plus marquante d'un ouvrier ou la vision fugitive d'un chien . A titre personnel, il marque son attachement à la nature au travail , avec toujours, dans son sac de modeste salarié, un livre. Il dit en effet, tout le bien qu'il pense de la lecture, celle de l'oeuvre des autres qui l'a ouvert à la littérature et a suscité et entretenu sa propre création, évoque Louis-Ferdinand Céline, parle de la Bible qu'il lit en hébreu, des chansons de Bob Dylan, des montages que maintenant il escalade, de tout ce qui a construit sa vie pêle-mêle, sa famille, son enfance napolitaine, la mer Méditerranée, ses combats pour l'égalité, la liberté et la fraternité entre les hommes, pour la dignité des ouvriers et du travail ingrat et dangereux qui réunit des étrangers sans distinction de race ni de religion. Il fait aussi l'éloge des bistrots qui, en Italie comme en France sont le lieu géométrique des plaintes, des larmes et de cette volonté toujours avortée de refaire le monde, accoudé à un comptoir. Il y a dans ses apprentissages des présences féminines, mais elles me paraissent sobres, timides, éphémères quand tant d'autres écrivains font étalage de leurs succès, d'autant plus volontiers qu'ils les puisent souvent dans leur imagination et dans leurs fantasmes beaucoup plus que dans leurs expériences. L'écriture est heureusement là pour pallier pas mal d'échecs !Il est difficile à De Luca qui fut un travailleur manuel de passer sous silence sa révolte contre toutes les injustices, les exclusions, les hiérarchies, sa satisfaction de voir une jeunesse américaine s'être dressée contre la guerre du Vietnam au nom de la liberté, l'égalité, la fraternité dont il puise les sources autant dans les chansons de Dylan que dans les romans de Kerouac.
Comme toujours son écriture est poétique (je n'oublierai pas non plus la traductrice). Il parle de lui, comme tous les écrivains mais le fait à travers les histoires des autres qu'il s'approprie. Dans ce recueil de textes qui ne sont pas des nouvelles mais des évocations de son parcours personnel, j'ai choisi de voir un univers douloureux comme le sont généralement les livres. Il me semble fait de solitude, de regrets, de remords et d'une certaine nostalgie née de la fuite du temps ;
© Hervé GAUTIER – Février 2017. [http://hervegautier.e-monsite.com ]
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Faire de l'écriture un corps de délit qui dérange leur discipline

Des textes à connotation autobiographiques. Une langue simple et colorée, poétique et ouverte. Les mots du plus et du moins…

Dès le premier texte, le pantalon long, le refus d'un certain ordre adulte et froid. le dégout, la langue autorisée et le dialecte parlé, « La langue embaumée faisait partie d'une soumission générale au pouvoir adulte », l'écriture comme « champ ouvert, une issue », les mots pour déverrouiller ce qui entoure, les accusations de copie pour « une insolite libération de langage et un abus d'imagination », l'accusation et la rébellion par le silence, « Ce ne fut pas une gifle en pleine figure, plutôt un coup au creux de l'estomac, lancé à froid. L'accusation provoqua en moi la rébellion du silence ».

La révolte contre les corps constitués, leur besoin d'espaces étroits et leur refus des champs ouverts. Une noix de résistance formée dans son corps…

Le titre de cette note est empruntée à ce premier texte.

Sans volonté d'exhaustivité, juste quelques incursions dans cet ensemble à lire.

« J'ai fait l'expérience de la liberté, qui n'est pas une liste de droits dont profiter, mais un danger »

Les souvenirs d'une maison, d'une ville, les années de cuivre, l'insomnie d'une génération, le silence des personnes âgées, « Leur silence n'est pas une absence de bruit, mais les deux lèvres d'une blessure ouverte », un coiffeur et la transmission des histoires passées, le temps de travail, le livre comme un verre à tenir jusqu'au bout du voyage, des locataires et la susceptibilité d'être évacué·es, la vérité impudente, les images de l'album, les manques dont chacun·e est composé·e, les livres et les murs, « Les livres ne redoublent pas l'épaisseur des murs, ils l'annulent au contraire. A travers les pages, on voit dehors ».

Le terrorisme de l'histoire moderne, Guernica, le son de la sirène d'alarme à la fin du XXème siècle, « Alors, le deuil reste gravé dans les voix des femmes qui ont répété la rengaine de la sirène d'alarme », les syllabes au sec, les corps protégés du soleil, les mains vides, « Elles ont vides parce qu'elles ont été comblées à ras bord », un crachat sur les pieds des hiérarchies, Bob Dylan, « la voix de quelqu'un qui s'était mis en route en fermant dans son dos la porte de chez lui », l'infinie liberté là dehors, le prénom et allégement d'identité, l'ombre collée à soi, des mots devenus les siens, les bistrots et les lieux opportuns, le rythme des pas dans une ville, le ciel et le champ de bataille de cerfs-volants, la peur, les naufragé·es sur la terre ferme, Naples, les cendres résiduelles de la lecture, les empreintes, « Et maintenant »…
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