J'aime me promener régulièrement dans les écrits d'Erri de Luca. Ses livres me charment et me touchent par leur beauté nostalgique, la douce lumière qui en sourd, leur belle humanité, leur engagement sobre et sincère.
«
Trois chevaux » est un livre court, léger par son poids. Néanmoins, il revêt les allures de poids lourd par sa profondeur et sa justesse, nous faisant réfléchir sur la vie et la mort, le temps qui passe et s'enfuit, l'amour et la solitude, la guerre et le sentiment de perte et d'abandon.
Je dois dire que j'ai adoré la signification métaphorique du titre que l'auteur nous explique par ces mots vers la fin du roman.
« Une vie d'homme dure autant que celle de
trois chevaux … »
*
Selon cette mesure, le récit commence au moment où le narrateur en est à sa deuxième vie.
Vivant en Italie, il est jardinier dans une belle villa cernée d'un parc. Au milieu des arbres et de la nature, cet homme d'âge mûr passe ses journées à entretenir le jardin et ses moments libres à lire des livres d'occasion.
Une deuxième vie de paix et de solitude pour oublier la première et les souvenirs douloureux qui s'y rattachent.
Une deuxième vie pour se reconstruire lentement après avoir survécu à la « guerre sale » en Argentine.
« … je dis seulement que je n'ai aucun endroit où aller, ici personne ne me suit et personne ne m'attend dans un autre lieu. »
Lorsqu'il tombe amoureux de Làila, des souvenirs de son passé resurgissent sans qu'il ne puisse les arrêter. Sa vie passée et son présent s'accolent, se mélangent et se fondent. Son passé devient son présent.
« Je ne m'en vais plus, à présent mon verbe c'est rester, et puis il y a une femme à aimer. »
« Elle dit qu'elle ne connaît personne qui parle du passé au temps présent… Moi je connais les vies qui durent un jour. Arriver jusqu'à la nuit, c'est déjà mourir vieux. »
À la fin du roman, la seconde vie du narrateur s'achève avec la mort de son deuxième cheval, mais dans l'absence et le vide qu'elle laisse derrière elle, quelque chose de nouveau va se développer, comme une renaissance, une troisième vie qui débute.
« Si moi aussi je suis un autre, c'est parce que les livres, plus que les années et les voyages, changent les hommes… Je mets le livre dans la poche intérieure de ma veste, je l'appuie contre ma poitrine. Dans l'ancien emplacement de l'arme il y a maintenant le tout autre. »
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L'environnement et la montagne sont très présents dans les romans d'Erri de Luca. Une fois de plus, ce roman montre l'attachement de l'auteur pour la nature. Sous sa plume, chaque mot prend vie et retranscrit la tendresse de l'homme pour cette nature qu'il entend, écoute, comprend et respecte.
« Un arbre a besoin de deux choses : de substance sous terre et de beauté extérieure. Ce sont des créatures concrètes mais poussées par une force d'élégance. La beauté qui leur est nécessaire c'est du vent, de la lumière, des grillons, des fourmis et une visée d'étoiles vers lesquelles pointer la formule des branches. »
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Erri de Luca réussit à combiner une écriture intime, puissante et poétique avec une intrigue à la fois émouvante et tragique. L'histoire est tristement belle, l'homme meurtri mais touchant par sa générosité, sa dignité.
« … je sens des abeilles dans mon sang, un ours dans mon coeur, chaque battement est une patte qui démolit la ruche. »
Combien de fois je me suis arrêtée dans ma lecture, revenant plusieurs pages en arrière, relisant certains passages deux ou trois fois ?
La grâce subtile et sensuelle de sa prose me plaît infiniment car dans cette atmosphère de tendresse et de calme apparent, où les émotions paraissent apaisées, se jouent des drames intérieurs. C'est comme un pot-pourri de sensations douces-amères, d'odeurs suaves, repoussantes ou tenaces.
« Tu fais une caresse sur tous mes os, un baiser dans ma moelle, tu mets la paix dans mon corps. »
« Il y a des créatures destinées les unes aux autres qui n'arrivent jamais à se rencontrer et qui se résignent à aimer une autre personne pour raccommoder l'absence. Elles sont sages. »
Le texte pourrait paraître sombre et triste. Je l'ai trouvé au contraire simple, beau, lucide, lumineux. le ton est juste, plein de sagesse, sans être obséquieux ou moralisateur.
J'ai aimé la façon dont l'homme sans nom fait le tri entre le futile et l'indispensable, ne gardant que l'essentiel d'une vie.
Etre enfin en paix avec soi-même, avec les autres.
« Tu montes à bord cette nuit. Ne te charge pas, juste tes vêtements. Jette le reste, ça ne te servira plus, jamais plus. »
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Pour conclure, «
Trois chevaux » est un livre magnifique qui se médite. C'est un roman qui se lit en prenant son temps, comme on dégusterait un bon vin, sa saveur délicate et son arôme se déployant pour apporter une première impression de douceur et de velouté. Mais dans un second temps, il laisse en bouche des sensations plus riches, des arômes plus complexes, une texture plus dense, et un arrière-goût plus nuancé sur la vie.
Un très beau roman qui raconte la vie avec ses drames et ses instants magiques.
« C'est ce que doivent faire les livres, porter une personne et non pas se faire porter par elle, décharger la journée de son dos, ne pas ajouter leurs propres grammes de papier sur ses vertèbres. »