Il n'est pas indifférent au lecteur « honorable » (il me parait bon de préciser que de mon temps la méthode globale n'était pas encore en vigueur pour l'apprentissage de la lecture), de souligner que le narrateur du roman :
1* commence par dire :
« Je suis longtemps resté à l'écart de l'Acropole. Elle m'intimidait cette roche sombre. Je préférais errer dans la ville moderne, imparfaite, assourdissante. »
2* Enfonce le clou en précisant :
« Que d'ambiguïtés dans les choses exaltées. Nous les méprisons un peu. »
A mon sens, la clé du roman se trouve essentiellement (existentiellement ?) dans ces cinq phrases. On pourrait presque en terminer la lecture et se contenter d'évaluer sa propre conception de la civilisation, de ce que nous ont apporté nos prédécesseurs et de ce que nous apportons, de ce que nous apporterons, nous, héritiers improbables de ceux qui ont construit l'Acropole et aussi d'une certaine façon, notre mode de pensée.
Leur faisons-nous honneur d'être venus au monde ? Je ne répondrais pas.
Pour cette raison, «
Les noms », traduction littérale de « The names », mérite toute notre attention.
Certes, on peut aussi s'esbaudir sur la fatuité, la vacuité et la vulgarité de ce groupe « d'expats » made in USA, retranchés « sur les bas versants du Lycabette », à la limite de l'obésité, obsédé(e)s à l'idée de se taper un ou une collègue, incollables comme un Baedeker rouge (en fait le Baedeker est bleu je crois) question transport, hôtel, restaurant, sécurité de l'étranger et bonnes affaires.....
Le narrateur, James, sort de cette fausse quiétude, un paradis artificiel financé à coup de somptueux per-diem, et retrouve sa femme et son fils à Kouros. (Vous savez cette île des Cyclades dont
Yves Saint Laurent a piqué le nom pour le donner à un de ses parfums.)
Katryn et Tap, vivent dans un monde minéral, un monde de réalité immédiate, avec Owen, le nouveau compagnon de Katryn, la femme que James a quitté ou par laquelle il s'est fait larguer.
A nouveau il est question de noms, de caractères (au sens typographique) , de langage. Nous nous demandons alors :
3° Une langue qui sert à décrire un horaire de compagnie aérienne, à lire le tarif d'un restaurant, est-elle véritablement la langue de la civilisation ? Je ne répondrais pas non plus !
Tap, le jeune garçon, fils de James, écrit des romans d'aventures, apprends le Grec, s'exprime en langue ob, (en ob, bonne nuit se dit bobnne nobuit), une langue inventée par sa mère et ses soeurs alors qu'elles étaient enfants.
Katryn est devenue archéologue par choix, après sa séparation :
« Elle était saisie de la pure lumière d'une vision de grand saint. Elle allait tamiser de la terre sur une île de la mer Egée. » dit James de façon perfide et peu loyale.
Elle répond plus loin (page 105) :
«Personne ne se limite à creuser.»
Elle trouve-là le moyen de s'opposer à son mari dont elle a dressé par écrit la liste « des 27 perversités » avant de se décider à divorcer.
D'Owen Brademas, le nouveau compagnon de Katryn, James dit :
« Peut-être prenions-nous cette effrayante vie intérieure pour une forme d'honnêteté dévastatrice, quelque chose d'unique et courageux, un état auquel nous avions la chance d'avoir échappé. »
Rendons justice à James, s'il est à l'aise avec ses compagnons de travail, il leur en remontre question tarifs de restos, heures de vols, jogging, dragage de collègues et tutti quanti, mais il cherche à se mettre volontairement en danger, il se place délibérément du côté du doute en revoyant sa femme son fils et Owen.
Il cherche, il cherche mais il ne sait quoi ni quand et comment il va le trouver. Il regarde ce monde et depuis sa place confortable il l'expertise, l'évalue.
Entre Katryn et James les différences sont abyssales (au propre comme au figuré) :
Katryn «fouille la terre», pour ressusciter des civilisations anciennes, James fait «des mises à jour de politiques comme on dit.», croisant des statistiques improbables sur des pays à conquérir ou à faire rentrer dans le giron des USA (nombre de prisonniers, % d'étrangers, salaires des généraux de l'armée, sommes d'argent versées au clergé etc....- page 51)
Katryn fait sortir de terre ce que les civilisations plus récentes ont enfouies, James veut enterrer les derniers vestiges des civilisations et faire entrer leurs descendants dans les délices sucrés et ouatés du rêve américain.
A y regarder de plus près, on dépasse la logique de confrontation apparente dans laquelle Katryn, Owen Brademas et James, sont enfermés. Au fond, ils font oeuvre de civilisation, chacun à leur manière, utilisent des méthodologies comparables, des outils identiques, mais leurs objectifs ne sont pas les mêmes.
«Déchiffrer, découvrir des secrets, relever la géographie du langage........ce que disent les pierres, après tout, c'est bien souvent de la routine.», dit Owen.
«...il semblerait nettement (avoue-t-il encore) que les premiers écrits aient été motivés par le désir de tenir des comptes.»
Cette quête nous renvoie à celle que nous menons innocemment (?) inconsciemment (?) lorsque nous nous déplaçons dans des contrées reculées pour retrouver le dénuement, l'extrême, l'extase, afin de mieux supporter les contraintes de la civilisation connectée et déshumanisée dans laquelle nous vivons.
Les expats de Don de Lillo font de même. Ils ont de ces lubies comme en ont les touristes lâchés à l'étranger, se baigner nus ou habillés selon..., boire à s'en rendre malades, montrer de la sympathie aux autochtones en laissant des pourboires royaux et prononcer des phrases pleine de compassion mais inutiles, le plus souvent en baragouinant la langue du pays avec un sourire niais sous leurs yeux complaisamment admiratifs.
« Je commençais à me voir comme un éternel touriste. Cela avait quelque chose d'agréable. Etre un touriste, c'est échapper aux responsabilités. Les erreurs et les échecs ne vous collent pas à la peau comme il feraient normalement.»
«Ma vie était pleine de surprises routinières.»
4° Et l'Acropole resurgit comme le cauchemar athénien de James, son ami Georges l'interroge (Page 73) :
Qu'est-ce-qu'il y a donc là haut que je doive absolument voir ?
Tu vas bien à Naples pour voir des peinture cochonnes.
Je vais le sauter, dit-il. Rien d'intéressant.
James regarde sa communauté de l'extérieur, ils sont comme des pièces rapportées, usant leur salive à répéter «inlassablement les mêmes histoires, avec les mêmes gestes et les mêmes intonations.». Dick Borden «passait la majeure partie de son temps dans le Golfe.». Dot, son épouse, «toujours prête à organiser des expéditions pour se procurer des produits de marque américaine.»
La première partie du roman décrit la vie de James en Grèce, tiraillée entre :
la communauté des expatriés, (Athènes) sa volonté de s'en extirper (mais au fond c'est cette capacité à comprendre les Grecs qui le rend attractif aux yeux des autres américains)
la famille (Sur l'île de Kouros) dont il s'est séparé et avec laquelle il veut conserver des liens, s'ils ne sont affectifs, au moins de raison,
son envie de découvrir la Grèce, d'apprendre la langue, de réaliser un voyage seul face au pays, sa langue, sa culture, ses traditions.
Il nous livre quelque confidence qui nous montre combien il est différent, spécifique, ailleurs :
Il regrette que son père «n'ait pas connu «cette cave à Athènes où il va quelquefois avec
David Keller.» (page 48)
«Je crois que le plaisir est plus dans l'instant que dans la chose» (page 82)
«A mon avis les Américains ne voient les autres qu'en temps de crise.» (page 84)
Il voit Athènes, qu'il ne veut pas réduire à l'Acropole, grandir et sortir de son histoire ancienne :
«A mesure que la ville s'agrandissait, elle allait engloutir l'amertume de l'histoire qui l'entourait jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien d'autres que des rues grises., des immeubles de six étages avec leur lessive claquant du haut du toit. Puis je me rendis compte que la ville même était une invention des gens de ces endroits perdus, des gens recasés de force, fuyant la guerre et les massacres et se fuyant les uns les autres, affamés, en quête de travail. Ils étaient exilés chez eux, à Athènes qui s'étendait vers la mer et les collines jusque dans la plaine de l'Attique, cherchant sa voie. Une rose des vents de la mémoire.» (Pages 146 et 147)
Lors de son séjour à Kouros, Owen lui a parlé d'étrangers occupant des grottes dans une partie isolée de l'île, avec lesquels il a échangé à propos de ses recherches sur la langue grecque, les inscriptions sur les murs des vestiges et les signes de l'alphabet.
«La conversation est la vie, le langage est ce qu'il y a de plus profond dans l'être.»
« Il existe une étroite chaleur de proximité dans
les noms et les images.»
James voit dans ces gens la quintessence de sa recherche, et de celle d'Owen et Katryn, ils ont tout abandonné pour vivre une vie dénudée de toutes apparences, une vie à l'état «primal», sans aucunes justifications de nature sociale, économique, familiale ou politique.
Ce qui rapproche Katryn, Tap, Owen et James est leur proximité d'une institution, culturelle, scientifique non lucrative pour les premiers, économique, politique et tournée vers le profit pour le second.
les habitants de la grotte (appelons-les comme cela pour l'instant) sont unis par une promiscuité qui leur fait partager le quotidien dans ses aspects les plus triviaux, et le langage qu'ils utilisent pour communiquer.
Qui sont-ils ? James les redoute, mais ils l'attirent. L'accusation de secte lui vient aussitôt à l'esprit, quand il en parle avec Owen. Réaction primaire lorsque l'on ne comprend pas le comportement de ses semblables.
Parleriez-vous de culte, à leur sujet ?
Ils partagent un intérêt ésotérique.
Ou de secte ?
Vous avez peut-être raison. J'ai eu l'impression qu'ils faisaient partie d'un groupe plus vaste, mais j'ignore si leurs idées, ou leurs coutume sont issues d'un corpus philosophique plus ample.
Et ensuite ? demandai-je.
Un premier crime est commis dans l'île, dans des conditions atroces ; et de façon insidieuse, l'existence de ce groupe est reliée à ce crime. (page 113)
Je pense qu'ils sont sur le continent. Dit Owen
Ils ont dit quelque chose sur le Péloponnèse.
Est-ce une chose dont il faudrait avertir la Police ?
Je ne sais pas, qu'en pensez-vous ?
Désormais l'intérêt de James pour ce groupe et pour les crimes que ses membres sont censés avoir commis va constituer sa principale préoccupation.
D'autres que lui éprouvent le même intérêt pour ces gens, Owen Brademas bien sûr, mais aussi un ancien ami commun à lui et Kathryn, Frank Volterra.
Désormais, il ne sera plus seul dans sa quête pour comprendre ces gens, mettre à jour leur identité, comprendre leur philosophie, identifier leur objectif, décoder les motivations des crimes qu'ils commettent, pour autant qu'ils en soient les auteurs.
Cette quête sans aboutissement répondra-t-elle à ses questions, difficile de répondre à cette question. James lui-même revient à Athènes avec plus de questions qu'il n'a de réponses.
Comme dans ses autres romans,
Don de Lillo nous éloigne de l'image onirique des USA, notre rêve d'Européen, et nous plonge dans une réalité plus grise et plus réelle de ce pays. Pour autant il ne s'agit pas d'une littérature pessimiste ou du déclin. Il mesure simplement l'écart existant entre les hommes d'une nation riche et puissante et le reste de l'humanité, puissance contre impuissance, incapacité à lire le malheur des autres contre révolte, propension à renvoyer le reste de l'humanité à sa propre responsabilité contre empathie et compassion.
Cette lutte à l'échelle planétaire se retrouve souvent chez
Don de Lillo dans l'intime de ses personnages.
A lire même si parfois cette lecture s'apparente à une épreuve parce qu'elle nous tend le miroir à peine déformant de notre propre incapacité à trouver un sens à la vie.
Je laisse la conclusion à James :
«Boire et manger, tel était le noyau de presque tous les contacts humains que j'avais en Grèce et dans la région.»
«Ta Onómata »
« Ils font partie des gens que j'ai essayé de connaître deux fois, la seconde fois par la mémoire et le langage. Et à travers eux, moi-même. Ils sont ce que je suis devenu, par des chemins que je ne comprends pas mais qui, à mon avis, aboutiront à une vérité circulaire, une seconde vie aussi bien pour moi que pour eux.»
A lire et à relire à tout prix